CA Paris, Pôle 5 ch. 5, 7 mai 2015, n° 14-01334
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Transports Tible (SARL)
Défendeur :
Docks des Matériaux de l'Ouest (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Perrin
Conseillers :
MM. Birolleau, Douvreleur
Avocats :
Mes Meynard, Marchix, Bouzidi-Fabre, de la Taste
Faits et procédure
La société Dock des Matériaux de l'Ouest (DMO), spécialisée dans le commerce de gros de matériaux de construction, activité qu'elle exerce sous l'enseigne " Point P ", a fait appel aux services de la société de transport Transports Tible.
Se prévalant de ce que DMO avait, en mars 2011, fermé son agence de fabrication de parpaings, situé au Guildo pour la transférer à Saint Sève, situé à 200 kilomètres de Saint Malo, et mis un terme, en juillet 2011, aux transports des fournitures de Lafarge à Saint Pierre La Cour, puis aux transports provenant de Le Tulle au Val Saint Père la société Transports Tible a, par acte du 12 mai 2012, assigné DMO devant le Tribunal de commerce de Rennes aux fins notamment de condamnation de cette dernière pour rupture brutale de la relation commerciale établie.
Par jugement rendu le 24 septembre 2013, le Tribunal de commerce de Rennes a :
- condamné la société DMO au paiement d'une somme 14 040,99 euro au titre de frais liés à des retards de paiements ;
- débouté DMO de ses demandes ;
- débouté la société Transports Tible du surplus de ses demandes ;
- condamné DMO aux dépens ;
- ordonné l'exécution provisoire.
La société Transports Tible a interjeté appel de ce jugement.
Par ses conclusions signifiées le 4 avril 2014, elle demande à la cour de :
- infirmer partiellement le jugement rendu par le Tribunal de commerce de Rennes ;
Statuant à nouveau,
- à titre principal, dire que DMO a rompu brutalement, sans préavis, la relation commerciale établie avec la société établie ;
- dire que cette faute a causé un préjudice direct et certain à Transports Tible ;
- dire que les préjudices causés à Transports Tible doivent être évalués à la somme de 155 817 euro HT ;
- condamner DMO à verser à Transports Tible la somme de 155 817 euro HT ;
- dire que DMO a encore manqué à ses obligations contractuelles en modifiant unilatéralement les termes du contrat la liant à Transports Tible ;
- condamner DMO à verser à la somme de 23 062,32 euro HT pour le préjudice né de la modification unilatérale des tarifs des transports des produits Weber et Socramat ;
- condamner DMO à payer à Transports Tible la somme de 49 728,52 euro au titre de l'indice du prix du carburant que la société DMO aurait dû reverser à la société Tible entre 2009 et 2011, en application de ses obligations contractuelles ;
- condamner DMO à payer à Transports Tible la somme de 6 141,09 euro au titre des sommes dues en application de l'indexation du carburant ;
- dire que DMO a manqué à ses obligations contractuelles en payant avec retard les factures de Transports Tible ;
- condamner en conséquence DMO à indemniser Transports Tible à hauteur de 14 779,99 euro, correspondant aux frais liés à ces retards systématiques de paiement ;
- à titre subsidiaire, si le tribunal retenait comme critère la marge sur coût variable réalisée par Transports Tible, condamner DMO à payer à Transports Tible la somme de 109 071 euro à titre d'indemnisation de la brutalité de la rupture ;
- en toute hypothèse, condamner DMO à payer à Transports Tible la somme de 4 000 euro sur le fondement des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens.
Elle fait valoir que Transports Tible et DMO sont, depuis 1988, dans une relation commerciale établie, même si aucun accord-cadre n'a été signé entre les parties, que, contrairement à ce qu'affirme la société DMO, ces marchés n'étaient pas soumis à un appel d'offres régulier, les mêmes transports étant confiés annuellement à la société Tible, selon un contrat négocié oralement entre les parties en début d'année.
Elle souligne qu'elle s'inscrit, depuis plus de 20 ans, dans une relation de totale dépendance de DMO, ses salariés portant une tenue vestimentaire à l'effigie de l'enseigne de DMO, ses camions roulant avec cette même enseigne et étant stationnés dans les locaux de la société DMO, et DMO étant impliquée dans la gestion des Transports Tible, de sorte qu'il est difficile à la société Transports Tible de diversifier son activité.
Elle soutient que les ruptures partielles imputées à Point P au titre des contrats Guildo, Lafarge et Le Tulle ont eu lieu en mars 2011 pour l'une d'entre elles et en juillet 2011 pour les deux autres, que ces ruptures ont été dépourvues de préavis écrit - alors qu'un préavis de 18 mois aurait dû être appliqué - et de la moindre justification. Elle précise que les modifications imposées par DMO ont un impact réel sur les résultats de Tible, en termes de baisse de marge brute et de niveau des capitaux propres (négatifs au 30 septembre 2010 et au 30 septembre 2011), et qu'elle est donc fondée à solliciter :
- pour le transport des produits Guildo, une indemnisation à hauteur de 88 329 euro HT ;
- pour le transport des produits Lafarge, une indemnisation à hauteur de 56 223 HT ;
- pour le transport des produits Le Tulle, une indemnisation à hauteur de 11 265 euro HT.
Elle fait par ailleurs grief à DMO d'avoir modifié unilatéralement ses prix ; ainsi :
- pour les contrats Socramat : de 275,65 euro HT au 1er janvier 2007, DMO a baissé le prix forfaitaire à 223,50 euro HT au 1er janvier 2008 ;
- pour les contrats Weber : alors que durant l'année 2008, DMO rémunérait Tible pour quatre points de déchargement au prix de 17,30 euro HT/tonne et de 18,20 euro HT/tonne au 1er janvier 2009, elle a réduit au 1er avril 2009, soit en cours d'année, le prix à 13,48 euro HT/ tonne.
Elle soutient enfin que les retards systématiques de paiement de DMO la contraignent, depuis 2010, à avoir recours à une société d'affacturage pour satisfaire ses besoins de trésorerie, et que les frais qu'elle a supportés à ce titre s'élèvent à la somme de 14 779,99 euro.
La société DMO, appelante à titre incident, par ses conclusions signifiées le 2 juin 2014, demande à la cour de :
Vu l'article L. 442-6, I 5° du Code de commerce,
Vu les articles 1134 et 1147 du Code civil,
- confirmer le jugement du Tribunal de commerce de Rennes en ce qu'il a débouté la société Transport Tible de ses demandes indemnitaires au titre de la rupture des relations commerciales établies, d'une modification unilatérale de prix et au titre de l'indice du prix et de l'indexation du prix du carburant ;
- infirmer le jugement en ce qu'il a condamné la société DMO au paiement à la société Transports Tible de la somme de 14 779,99 euro au titre de frais liés aux retards de paiement de factures ;
En conséquence :
- débouter la société Transports Tible de toutes ses demandes ;
- la condamner au paiement de la somme de 5 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ainsi qu'aux dépens.
Elle expose :
- que Tible n'avait pas de relations commerciales établies avec DMO au sens de l'article L. 442-6 5° du Code de commerce, qu'il n'existait aucun contrat écrit ou accord-cadre entre les parties portant sur des relations à durée indéterminée, que la relation était seulement annuelle, les parties négociant chaque année les tarifs susceptibles d'être appliqués, que Tible avait accepté implicitement le principe d'une négociation annuelle pouvant potentiellement échouer, ce qui donnait à la relation un caractère précaire ;
- que la durée de la relation commerciale entretenue par les parties est, non de 20 ans comme le prétend à tort la société de transport, mais de 4 ans, depuis 2008, date à laquelle Tible a été immatriculée.
Elle indique que la baisse de chiffre d'affaires invoquée par Tible comme faisant suite à la perte des prestations Guildo, Lafarge et Le Tulle est insuffisante pour constituer une rupture partielle de relation commerciale.
Elle conteste par ailleurs toute modification unilatérale des prix, les tarifs étant négociés annuellement entre les parties, et donc acceptés par le transporteur, et les facturations émanant de Tible.
Sur la demande relative au prix du carburant, elle fait valoir que Tible est totalement défaillante dans l'administration de la preuve qui lui incombe de la réalité et du bien fondé de ses demandes, alors que la société de transport avait seule la maîtrise de la facturation et qu'il lui incombait d'intégrer dans ses factures l'indexation du carburant.
MOTIFS
Sur la rupture brutale de la relation commerciale
Considérant que l'article L. 442-6 I, 5° du Code de commerce dispose qu' " engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers, de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte, notamment, de la durée de la relation commerciale " ;
Considérant que Tible invoque, comme constitutive d'une rupture partielle de relation commerciale par DMO, la perte, en mars 2011, des prestations de transport assurées pour les produits Guildo, et en juillet 2011, pour les produits Lafarge et pour les produits Le Tulle ;
Considérant qu'existe entre les parties une relation commerciale établie depuis au moins 2008, date à laquelle la société Transports Tible a été immatriculée, le fait que les tarifs à appliquer aient été négociés annuellement étant sans effet sur la régularité du courant d'affaires entre Tible et DMO ;
Considérant que la rupture partielle des relations commerciales n'est caractérisée que par la perte effective et significative de chiffre d'affaires ; qu'en l'espèce, le chiffre d'affaires réalisé par Tible avec DMO est passé de 869 000 euro au 30 septembre 2011 (2010 - 2011) à 808 000 euro au 30 septembre 2012 (2011 - 2012), soit une baisse de seulement 7 % ; qu'une telle variation n'excède pas la marge de manœuvre qui doit être laissée à tout agent économique d'adapter son activité de production ou de distribution à l'évolution du marché ; qu'il n'est pas, dans ces conditions, établi que le courant général d'affaires ait été substantiellement réduit par suite des modifications intervenues ; qu'aucune rupture brutale n'étant dès lors caractérisée, le jugement sera confirmé en ce qu'il a débouté Tible de sa demande de ce chef ;
Sur la modification unilatérale des prix par DMO
Considérant que, si Tible prétend que DMO aurait imposé une modification à la baisse du prix de la prestation de transport pour les contrats Socramat et Weber, elle n'en rapporte nullement la preuve ; que le jugement sera confirmé en ce qu'il a débouté Tible de sa demande sur ce point ;
Sur les pieds de facture et le prix du carburant
Considérant que, s'il est établi que les parties ont convenu de la mise en place d'un indice gasoil - accord aux termes duquel, si celui-ci variait de deux points à la hausse, DMO devait indemniser Tible de la différence, et qu'à l'inverse, si celui-ci baissait de deux points, Tible devait restituer la différence à DMO au titre de 2008 (pièce n° 36 communiquée par Tible) et de 2009 (pièce n° 37 communiquée par Tible), Tible ne justifie du mode de calcul ni des sommes de 11 791,91 euro pour 2009, de 1 366,09 euro pour 2010 et de 18 529, 82 euro pour 2011 dont elle réclame le paiement au titre des pieds de facture, ni de celle de 6 149,09 euro au titre de l'indexation du carburant ; qu'en l'absence de justification de ses demandes, le jugement entrepris sera confirmé en ce qu'il l'en a déboutée ;
Sur les retards de paiement
Considérant que DMO reconnaît qu'au titre de la période comprise entre les 31 mai et 26 juillet 2009, un montant total de factures de 34 784,39 euro n'avait pas été réglé par DMO (pièce n° 5-1 communiquée DMO) ; que toutefois il est établi que DMO a payé à Tible la somme de 25 000 euro par chèque en date du 31 juillet 2009 (pièce n° 5-2 communiquée DMO) ; que, si Tible justifie que, le 21 août 2009, sa banque a appelé son attention sur son dépassement de l'autorisation de découvert qui lui était accordée, elle n'établit ni l'état de sa trésorerie lorsqu'elle a eu recours à une société d'affacturage, ni le volume des factures impayées, ou payées avec retard, par DMO à cette date ; que n'est pas, dans ces circonstances, démontré le lien du recours à l'affacturage avec les impayés de DMO ; qu'il ne peut, par ailleurs, être contesté que l'intérêt de Tible du recours à l'affacturage, qui a garanti le paiement de l'ensemble des factures émises, ne s'est pas limité aux créances de DMO, mais a également concerné les factures des autres partenaires du transporteur ; qu'en l'absence d'élément probant au soutien de sa demande de ce chef, la Cour l'en déboutera et réformera sur ce point la décision déférée ;
Considérant que l'équité commande de condamner Tible à payer à DMO la somme de 3 000 euro en application de l'article 700 du Code de procédure civile ; que la cour condamnera Tible, qui succombe, aux entiers dépens et réformera en ce sens le jugement entrepris ;
Par ces motifs : LA COUR statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort, Confirme le jugement entrepris, sauf sur la condamnation prononcée au titre des retards de paiement et sur les dépens de première instance, Statuant à nouveau de ces chefs, Déboute la SARL Transports Tible de sa demande présentée au titre des retards de paiement, Condamne la SARL Transports Tible à payer à la SAS Dock des Matériaux de l'Ouest la somme de 3 000 euro en application de l'article 700 du Code de procédure civile, Condamne la SARL Transports Tible aux entiers dépens qui seront recouvrés conformément à l'article 699 du Code de procédure civile.