CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 13 mai 2015, n° 13-01095
PARIS
Arrêt
Infirmation partielle
PARTIES
Demandeur :
Bricodeal Solutions (SAS)
Défendeur :
Raco France (SAS), Ricomaster Entreprise Corporation (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Cocchiello
Conseillers :
Mmes Luc, Nicoletis
Avocats :
Mes Belfayol Broquet, Lefort, Grappotte-Benetreau, Lief
Vu le jugement du 18 février 2011, assorti de l'exécution provisoire, par lequel le Tribunal de commerce de Bordeaux a condamné la société Ricomaster Entreprise Corporation à payer à la société Bricodeal Solutions la somme de 10 000 euro à titre de dommages et intérêts pour défaut de préavis dans la rupture des relations commerciales établies, et celle de 1 500 euro sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile ;
Vu l'appel interjeté par la société Bricodeal Solutions et ses dernières conclusions signifiées le 6 mars 2015, par lesquelles il est demandé à la cour d'infirmer partiellement le jugement entrepris, et, statuant à nouveau : sur la base d'un préavis raisonnable de 12 mois, condamner la société Ricomaster à régler à la société Bricodeal, la somme de 406 720 euro au titre du préjudice subi du fait de la perte de marge pendant le préavis, celle de 234 061 euro au titre du préjudice subi par Bricodeal du fait de la recherche de solutions de substitution, soit la somme globale de 640.781 euro à titre de dommages-intérêts du fait de la rupture brutale des relations commerciales, constater que les sociétés Ricomaster et Raco France ont eu un comportement fautif du fait du débauchage des anciens salariés de Bricodeal, et du détournement par Raco France d'une partie de la clientèle de Bricodeal, constater que ces comportements des sociétés Ricomaster et Raco France sont constitutifs d'actes de concurrence déloyale, en conséquence, condamner solidairement la société Ricomaster et la société Raco France à régler à la société Bricodeal, la somme de 200 000 euro au titre du préjudice subi du fait des actes graves de débauchage du personnel et de démarchage de la clientèle de Bricodeal, celle de 235 892 euro à titre de dommages intérêts du fait des stocks de produits invendus, soit la somme globale de 435 892 euro à titre de dommages-intérêts du fait des actes de concurrence déloyale subis, condamner solidairement la société Ricomaster et la société Raco France à régler à la société Bricodeal, la somme de 5 154 euro à titre de dommages intérêts du fait des pénalités de retard appliquées à Bricodeal en raison des retards de livraisons et des écarts de quantités constatés entre janvier et septembre 2009, en tout état de cause, condamner solidairement la société Ricomaster et la société Raco à payer à la société Bricodeal la somme de 30.000 euro au titre de l'article 700 du Code procédure civile ;
Vu les dernières conclusions signifiées par les sociétés Raco France et Ricomaster le 2 mars 2015 par lesquelles il est demandé à la cour de confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a mis hors de cause la société Raco France, réformer le jugement entrepris en ce qu'il a retenu la responsabilité de la société Ricomaster sur le fondement de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce et en ce qu'il a condamné cette société à payer en réparation à la société Bricodeal une somme de 10 000 euro à titre de dommages et intérêts, statuant à nouveau, débouter la société Bricodeal de l'ensemble de ses demandes fondées sur le caractère prétendument brutal de la rupture des relations commerciales entre les parties, et sur de prétendus actes de concurrence déloyale, subsidiairement, dans l'éventualité dans laquelle la cour retiendrait totalement ou partiellement la responsabilité de l'une ou l'autre des sociétés Raco ou Ricomaster : dire et juger irrecevable l'utilisation, à titre d'éléments de preuve, par la société Bricodeal de ses comptes annuels non publiés au Registre du commerce et des sociétés, dire et juger dénuées de caractère probant les attestations établies par un commissaire aux comptes autre que celui de la société Bricodeal, dire et juger irrecevables les prétentions non justifiées par la référence à des pièces versées aux débats, dire et juger irrecevables les prétentions non justifiées par des pièces en français ou traduites en français, sur le fondement de l'article 2 alinéa 1 de la Constitution du 4 octobre 1958, dans cette même éventualité, à titre infiniment subsidiaire, dire et juger que le préjudice subi par la société Bricodeal est limité au préjudice strictement lié à l'insuffisance de préavis avant rupture des relations commerciales, et ne peut s'étendre à l'ensemble du préjudice prétendument subi par la société Bricodeal du fait de la rupture elle-même, en conséquence, constatant l'absence ou l'insuffisance de preuve du préjudice strictement lié à l'insuffisance alléguée de préavis avant rupture des relations commerciales, limiter la réparation du préjudice invoqué par la société Bricodeal à l'euro symbolique, et, enfin, condamner la société Bricodeal à payer aux sociétés concluantes une indemnité de 20 000 euro sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile ;
SUR CE,
Considérant qu'il résulte de l'instruction les faits suivants :
La société Bricodeal Solutions (ci-après société Bricodeal) a pour activité le commerce de droguerie en gros et la vente d'articles de bricolage et de jardinage en France. La société Ricomaster Entreprise Corporation (ci-après société Ricomaster) est une société taïwanaise de négoce de gros qui exporte du matériel de bricolage et de jardinage sous marque propre " Raco Expert ".
Depuis 2000, Bricodeal assurait la distribution, à titre exclusif, en France, des produits de la marque Raco Expert. Le 5 mars 2009, la société Ricomaster a décidé de créer sa propre filiale de distribution en France, la société Raco France.
La société Bricodeal et la société Ricomaster étaient en relations d'affaires depuis plusieurs années quand les relations se sont arrêtées, lors de la création de la société Raco France.
Par exploits des 22 décembre 2009 et 8 janvier 2010, la société Bricodeal a assigné les sociétés Raco France et Ricomaster pour rupture brutale des relations contractuelles établies.
Sur la rupture brutale des relations commerciales
Considérant que la société appelante estime que les relations commerciales étaient bien établies, et, ce, depuis 8 années ; que la rupture de ces dernières est intervenue le 20 novembre 2008 avec la création de la filiale Raco France, sans aucun préavis au bénéfice de l'appelante ; qu'elle ajoute que la société Ricomaster ne peut valablement soutenir que cette rupture des relations commerciales serait intervenue en raison du comportement de l'appelante ; qu'en effet, le refus de vente allégué par la société Ricomaster n'est pas une condition d'application de l'article L. 442-6 du Code de commerce ; que, de plus, la société Ricomaster n'a pas exécuté de bonne foi les dernières commandes passées par Bricodeal ; que l'argument de la société Ricomaster selon laquelle ses produits auraient été remplacés par d'autres dans les magasins Bricodeal serait faux et viserait exclusivement à justifier a posteriori la rupture et l'éviction de la société Bricodeal de son réseau de distribution ;
Considérant que les intimées ne contestent pas le caractère établi des relations commerciales mais bien le caractère brutal de leur rupture ; qu'elles soutiennent que la société Bricodeal n'établit aucun refus de vente de la part de la société Ricomaster pouvant permettre de caractériser une rupture brutale des relations commerciales ; que, lors de la création de la filiale Raco France, l'appelante avait parfaitement accepté le fait de passer dorénavant ses achats par la filiale, sans pour autant croire en une rupture des relations commerciales ; que dans le cas où la rupture brutale serait caractérisée, celle-ci résulterait du comportement de l'appelante qui a souhaité remplacer les produits Raco par des produits de sa propre marque ; que la rupture des relations commerciales ne saurait être imputée à la société Ricomaster, la hausse des tarifs s'expliquant par la hausse du coût du pétrole et des matières premières, la hausse des quantités minimales de livraison n'étant pas démontrée et enfin les retards de livraison étant imputables à des volumes de commandes trop faibles de la société Bricodeal ; que, de plus, la demande de préavis revendiqué par la société Bricodeal ne pourrait être satisfaite, étant donné le caractère " à durée déterminée " du contrat liant les parties ;
Considérant qu'il résulte des dispositions de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce qu' " Engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers : De rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels. Lorsque la relation commerciale porte sur la fourniture de produits sous marque de distributeur, la durée minimale de préavis est double de celle qui serait applicable si le produit n'était pas fourni sous marque de distributeur (...). Les dispositions qui précèdent ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure " ;
Considérant que si les parties s'accordent sur la durée de leurs relations commerciales, de sept années, sur l'exclusivité de distribution des produits de la marque Raco dont jouissait la société Bricodeal, sur le territoire français, et sur la fin des commandes, début décembre 2008, elles divergent sur l'appréciation de la brutalité de la rupture et sur son imputation ;
Considérant que, suivant communiqué du 20 novembre 2008, la société Ricomaster a annoncé à la société Bricodeal la création, à la fin de la même année, de sa filiale française Raco France ; qu'il était précisé que cette filiale serait désormais le seul représentant agréé de la marque Raco pour le marché français et serait responsable de la vente, de la commercialisation, des services après-vente et de toutes les autres activités autorisées sur le territoire français ; qu'il était indiqué au distributeur : " à l'avenir nous vous invitons à contacter directement la succursale de Raco France pour toute demande de produits Raco " ; que la société Raco France était ainsi clairement désignée comme le distributeur exclusif des produits de la marque Raco en France, substituant ainsi la société Bricodeal dans cette qualité ;
Considérant que c'est la société qui rompt les relations commerciales qui doit manifester à son partenaire son intention de ne pas les poursuivre dans les conditions antérieures ; que cette manifestation fait courir le délai de préavis ;
Considérant que si la société Bricodeal avait encore la faculté de s'approvisionner auprès de la société Raco France, la décision de la société Ricomaster de modifier son organisation et de confier à sa propre filiale la distribution exclusive de ses produits en France constitue une rupture, au moins partielle, des relations commerciales entre elle-même et son distributeur ; qu'en effet, il résulte de cette nouvelle organisation que la société Bricodeal devait désormais passer par un intermédiaire supplémentaire, la société Raco France, au lieu d'acheter directement les produits à la société Ricomaster ; que la société Ricomaster ne dément pas que les prix nouvellement proposés à Bricodeal étaient en moyenne de 31 à 41 % plus chers et que les conditions commerciales s'étaient durcies ; que la société Ricomaster n'apporte aucune justification plausible de ces modifications de prix et des conditions commerciales, qui ne peuvent dès lors s'expliquer que par la volonté de distribuer directement les produits en cause ; qu'elle ne démontre pas que la modification de son réseau de distribution serait imputable à la société Bricodeal qui aurait cherché à vendre des produits équivalents sous marque de distributeur ; que si tout fournisseur est libre d'organiser son réseau de distribution comme il l'entend, et de vendre directement ses produits sans passer par un réseau de distributeurs exclusifs, c'est sous réserve de la régularité de la cessation des relations commerciales entretenues avec ces distributeurs ; qu'en définitive, si un fournisseur est libre de modifier l'organisation de son réseau de distribution, sans que ses distributeurs bénéficient d'un droit acquis au maintien de leur situation, et si cette modification peut être de nature à bouleverser l'économie du contrat et à entraîner la rupture des relations commerciales, cette rupture ne doit pas être exclusive d'un délai de prévenance pour leur permettre de se reconvertir ;
Considérant que la durée du préavis a pour finalité de permettre aux entreprises victimes de remédier à la désorganisation résultant de la rupture ; qu'elle s'apprécie au regard de critères qui dépendent de la nature et de l'ancienneté de la relation commerciale, de la notoriété des produits pris en considération, du degré de dépendance à l'égard du fournisseur, de la faculté de trouver des partenaires équivalents, et d'amortir les investissements engagés légitimement pour satisfaire les besoins spécifiques du cocontractant auteur de la rupture ;
Considérant que si la société appelante sollicite l'allocation d'un préavis de douze mois, la société Ricomaster relève qu'aucun préavis n'était justifié ; que compte tenu de la durée des relations commerciales entre les parties, de 7 années, de l'absence de démonstration de dépendance de Bricodeal à l'égard de Ricomaster, Bricodeal distribuant d'autres produits que ceux de la marque Raco, et aucun investissement non récupérable n'étant allégué par Bricodeal, un préavis de six mois aurait dû être octroyé à la société Bricodeal, à compter de la note d'information du 20 novembre 2008 ; que le jugement entrepris sera donc confirmé sur ce point ;
Sur les dommages-intérêts
Considérant que si la société Bricodeal Solutions demande à la cour de condamner la société Ricomaster à lui régler la somme de 406 720 euro au titre du préjudice subi du fait de la perte de marge pendant le préavis, et celle de 234 061 euro au titre du préjudice subi par Bricodeal du fait de la recherche de solutions de substitution, soit la somme globale de 640 781 euro à titre de dommages-intérêts du fait de la rupture brutale des relations commerciales, les sociétés intimées soutiennent que la société Bricodeal ne fournit aucun élément permettant d'identifier la part de perte de marge imputable à l'insuffisance alléguée de préavis ; que, de plus, elle ne rapporterait pas la preuve que les frais engagés pour remplacer les produits Raco par la marque de la société Bricodeal seraient le fruit de la prétendue brutalité de la rupture des relations contractuelles ;
Considérant que l'indemnité allouée à l'effet de réparer le préjudice résultant d'une brutalité dans l'intervention d'une rupture correspond à la perte de marge brute sur le chiffre d'affaires qui aurait dû être perçue si le préavis nécessaire avait été consenti ;
Considérant que la société Bricodeal a reçu des livraisons en 2009, s'échelonnant de janvier à juin 2009, correspondant à des commandes effectuées entre septembre et décembre 2008 ; que le montant cumulé de ces livraisons dépasse 1,5 million d'euro ; que la marge opérée sur ces ventes effectuées durant l'exécution du préavis, doit être déduite de l'indemnité de rupture brutale ; qu'en appliquant un taux de marge de 42 %, la marge opérée sur ces achats dépasse l'indemnité sollicitée par la société Bricodeal ; que sa demande sera donc rejetée et le jugement sera infirmé ce qu'il a condamné la société Ricomaster à payer à la société Bricodeal la somme de 10 000 euro à titre de dommages et intérêts pour défaut de préavis dans la rupture des relations commerciales établies ;
Considérant que si la société appelante demande l'allocation de l'indemnité correspondant aux frais de recherche de solutions de substitution, il convient de rappeler que la durée du préavis doit permettre au distributeur de se reconvertir sans qu'il puisse demander, à titre distinct, le remboursement de tous ses coûts de reconversion qui résultent, non pas de la brutalité de la rupture, mais de la rupture elle-même ; qu'il n'y a donc pas lieu à indemniser la société appelante par l'allocation d'une indemnité spécifique ;
Sur les pratiques de concurrence déloyale
Considérant que la société appelante prétend que la société Ricomaster aurait commis des actes de concurrence déloyale, notamment en débauchant ses salariés et, plus particulièrement ceux de son équipe commerciale, et en détournant sa clientèle ;
Considérant que le contrat de travail de l'ensemble des salariés de Bricodeal avait été rompu plusieurs mois avant la création de la société Raco France et à l'époque de la constitution de cette société, ces salariés se trouvaient libres de tout engagement à l'égard de la société Bricodeal ; qu'aucune manœuvre déloyale n'a été mise en 'œuvre par la société Raco France pour déboucher ces salariés ; que s'agissant du démarchage ou du détournement de clientèle, aucune manœuvre déloyale n'est imputable à Monsieur Garcia, gérant de la société Raco France, et ancien salarié de la société Bricodeal, auprès des clients dont il était en charge chez Bricodeal ; qu'il y a donc lieu de rejeter la demande de la société Bricodeal et de confirmer le jugement entrepris sur ce point ;
Considérant qu'il n'y a pas lieu à indemnisation de la société appelante au titre des stocks d'invendus au 31 décembre 2010, les sociétés intimées n'étant pour rien dans la constitution de ce stock et aucune obligation de reprise des stocks ne pesant sur Ricomaster ;
Considérant que la société Bricodeal demande aussi le remboursement des pénalités qui lui ont été facturées par son client, Brico dépôt, pour des non-conformités logistiques sur des produits Raco, soit la somme de 5154 euro ; que cependant aucune facture n'est versée aux débats de nature à étayer ces allégations ; que cette demande sera rejetée ;
Par ces motifs : Confirme le jugement entrepris, sauf en ce qu'il a condamné la société Ricomaster Entreprise Corporation à payer à la société Bricodeal Solutions la somme de 10 000 euro à titre de dommages et intérêts, - l'infirme sur ce point, - et statuant à nouveau, - déboute la société Bricodeal Solutions de ses demandes de dommages intérêts pour défaut de préavis, - condamne la société Bricodeal Solutions aux dépens de l'instance d'appel, qui seront recouvrés selon les dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile, - condamne la société Bricodeal Solutions à payer aux sociétés Raco France et Ricomaster Entreprise Corporation la somme de 10 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.