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Décisions

CA Versailles, premier président, 7 mai 2015, n° 3139-14

VERSAILLES

Ordonnance

PARTIES

Demandeur :

Novartis Groupe France (Sté), Sanovartis Pharma (SAS), Roche (SAS)

Défendeur :

Autorité de la concurrence

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Sommer

CA Versailles n° 3139-14

7 mai 2015

Par ordonnance avant-dire droit du 19 février 2015, à laquelle il convient de se reporter pour plus ample exposé des prétentions et des moyens de parties, cette juridiction a ordonné la jonction des procédures inscrites sous les numéros RG 14-03139, RG 14-03353 et RG 14-05663, a constaté le désistement de la société Roche de son recours formé à l'encontre du déroulement des opérations de visite et de saisies, enregistré sous le numéro RG 14-05664 et a fait injonction à l'Autorité de la concurrence de produire et de communiquer en temps utile aux parties la lettre adressée le 10 mars 2014 à M. le député X.

L'autorité a produit et communiqué cette lettre.

A l'audience, les parties se réfèrent oralement à leurs écritures antérieures.

Les sociétés Novartis soutiennent en outre que la lettre adressée par la rapporteure générale de l'Autorité de la concurrence le 10 mars 2014 confirme que celle-ci ne disposait pas, à cette date, d'éléments suffisants pour obtenir l'autorisation judiciaire nécessaire à cette mesure sollicitée 16 jours plus tard. Elles considèrent, se recommandant à cet effet d'avis exprimés au sein des instances de l'Union européenne ainsi que des décisions prises depuis lors par les pouvoirs publics français qui ont adopté des mesures législatives et réglementaires destinées à permettre l'utilisation d'une spécialité pharmaceutique en dehors de son AMM d'origine, sous réserve d'une recommandation établie par l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé, que la question soulevée par le député X doit trouver une solution par la voie réglementaire et ne relève pas du droit de la concurrence.

La société Roche insiste sur l'insuffisance du contrôle opéré par le juge des libertés et de la détention et souligne que l'ensemble des éléments étaient dans le dossier de l'Autorité depuis 2013.

L'Autorité de la concurrence fait oralement observer que la preuve de l'absence d'immixtion du président de l'Autorité dans la procédure est établie puisque la réponse à M. le député X a été faite par la rapporteure générale. Elle précise que les informations données par l'AGCM italienne étaient intéressantes, et ne concernaient pas que l'Italie et s'inscrivait dans le cadre de processus d'échanges d'informations prévus par la législation européenne. Si le débat est pour l'avenir en partie réglementaire, cela n'exclut pas qu'il soit parallèlement traité sous l'angle du droit de la concurrence.

Le représentant du Ministère public s'associe à la position exprimée par l'Autorité de la concurrence. Il souligne que la lettre adressée à M. le député X n'est pas la saisine du juge des libertés et de la détention et rappelle que des enquêtes de cette nature sont soumises à des exigences de discrétion.

MOTIFS DE LA DECISION

I - Sur l'appel formé contre l'ordonnance du 1er avril 2014

Il ressort d'abord de l'examen de la lettre adressée le 10 mars 2014 par l'Autorité de la concurrence à M. le député X qu'elle a été signée par la rapporteure générale et non par le président de l'Autorité. Il s'ensuit que le moyen tiré d'une ingérence et d'une prétendue méconnaissance du principe de séparation des autorités de poursuite et de jugement au sein de l'Autorité, dont le signataire de la lettre rappelle d'ailleurs l'existence, n'est pas fondé.

La lecture de cette lettre, qui constitue une réponse que se doit de faire une Autorité administrative indépendante à un parlementaire qui l'interroge, révèle pour le reste une attitude prudente et la discrétion nécessaire à la conduite d'une enquête de concurrence. La lettre se borne à informer le parlementaire de l'absence de plaintes déposées, à lui rappeler que l'article L. 450-4 du Code de commerce impose à l'Autorité de la concurrence des contraintes très fortes pour obtenir l'autorisation du juge et à lui faire connaître enfin que " quels que soient, à ce jour, les éléments à la disposition des services d'instruction de l'Autorité, il était nécessaire d'attendre la décision de l'AGCM avant d'engager toute action. "

La lettre ajoute : " nul doute que l'adoption de la décision de l'AGCM dans le sens que vous connaissez sera de nature à faciliter l'action des services d'instruction de l'Autorité ".

Si l'Autorité de la concurrence n'a pas souhaité communiquer davantage sur ses intentions, il apparaît aujourd'hui que la position prise par l'AGCM, dont elle disposait en effet le 10 mars 2014, s'est révélée déterminante pour saisir quelques jours plus tard le juge des libertés et de la détention de sa demande d'autorisation.

La lettre produite n'apporte en revanche pas d'éléments utiles concernant les éléments dont disposait l'Autorité de la concurrence avant d'obtenir les informations provenant d'Italie.

Il convient donc de s'attacher aux termes de la requête présentée au juge des libertés et de la détention et aux pièces produites au soutien de cette requête.

En requérant du juge une autorisation de mettre en œuvre les mesures prévue par l'article L. 450-4 du Code de commerce, l'Autorité de la concurrence n'est pas tenue de rapporter la preuve d'une pratique anticoncurrentielle. Elle doit seulement établir l'existence de présomptions de pratiques prohibées.

Ainsi qu'il a été dit dans l'ordonnance avant-dire droit du 19 février 2015, la requête présentée par l'Autorité de la concurrence au juge des libertés et de la détention fait état d'un faisceau d'indices tendant à démontrer que les entreprises Roche et Novartis se seraient coordonnées pour préserver la position quasi monopolistique de Novartis sur le marché français du traitement anti-angiogénique de la DMLA exsudative en favorisant la vente de son médicament Lucentis pour lequel Roche perçoit des revenus, de telles pratiques étant susceptibles de limiter, de fausser voire d'anéantir le jeu de la concurrence, effective ou potentielle, dans le secteur concerné et d'affecter sensiblement le commerce entre Etats membres.

Il est rappelé que les éléments et documents fournis au juge par l'Autorité peuvent être regroupés autour des informations et indications suivantes :

- une série de documents émanant d'autorités de santé à destination des spécialistes et praticiens et des articles de presse portant sur le traitement de la DMLA par les produits Lucentis et Avastin

- la réponse faite le 26 mai 2011 par la présidente de Roche France au directeur général de l'Afssaps qui l'interrogeait sur les intentions concernant l'usage de la spécialité Avastin dans le traitement de la DLMA

- l'existence de liens de capitaux et contractuels entre les sociétés Roche et Novartis, le médicament Lucentis a été découvert par Genentech du groupe Roche et ses droits en Europe ont été donnés en licence à la société Novartis qui détient une participation dans le capital de la société Roche.

- les conclusions de la procédure conduite devant l'Autorité de la concurrence italienne (l'Autorita Garante della Concorrenza e del Mercato - AGCM) ayant abouti à une condamnation des sociétés Novartis et Roche en mars 2014

- les échanges d'informations entre les dirigeants des filiales italiennes des sociétés Novartis et Roche

- la demande faite par la société Roche à l'Agence européenne du médicament (l'AME) tendant à voir préciser que l'utilisation intra-vitréenne de l'Avastin emporterait des effets secondaires sérieux.

Etayée par les dix-huit pièces produites, la requête présente un faisceau d'indices qui, pris isolément, ne suffiraient pas à démontrer l'existence de présomptions de pratiques anti-concurrentielles. Pris en revanche dans leur globalité, ces éléments sont cependant de nature à convaincre le juge de la pertinence de la demande.

En effet, les deux laboratoires Roche et Novartis, qui détiennent ensemble une position dominante et qui ont des liens capitalistiques non contestés, de nature à créer une convergence d'intérêts, sont soupçonnés d'une coordination ayant pour objet ou pour effet de préserver la position quasi monopolostique de Novartis sur le marché français du traitement anti-angiogénique de la DMLA exsudative en favorisant les ventes de son médicament Lucentis et pour lequel Roche perçoit des revenus.

Le coût respectif des deux médicaments (d'environ 900 euro pour le Lucentis et 40 euro pour la dose d'Avastin), alors que ces deux spécialités comprennent des principes actifs communs, la position prise par Mme Y, présidente de la filiale française de Roche, en réponse à une interrogation du directeur de l'Afssaps, faisant valoir que Roche n'envisageait pas de développer Avastin dans le traitement de la DMLA pour des raisons de nocuité par rapport au Lucentis, les échanges d'information entre responsables des filiales italiennes des deux laboratoires, dont l'un est devenu président de Novartis France, qui laissaient penser qu'il existerait des rapprochements analogues sur le marché français et une volonté de recherche de " cohérence " entre les deux sociétés, les propos tenus par le directeur général du groupe Roche lors d'une conférence tenue à Paris, l'intervention des laboratoires Roche auprès de l'Agence européenne du médicament signalant des effets secondaires sérieux de l'utilisation intra-vitréenne de l'Avastin, ajoutés à la décision italienne de condamnation des filiales italiennes le 27 février 2014, sur le fondement de l'article 101 du TFUE, qu'il était important d'attendre, ainsi qu'au communiqué diffusé par cette autorité mettant en évidence une connivence et une collusion illicite entre les deux sociétés pharmaceutiques, étaient de nature à justifier la mesure d'investigation autorisée par le juge des libertés et de la détention.

Il est constant par ailleurs que les dispositions de l'article 450-4 du Code de commerce ne contreviennent pas aux exigences de l'article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales.

C'est donc après une analyse concrète des éléments de preuve qui lui étaient soumis que le juge des libertés et de la détention, par des motifs qui sont réputés établis par lui et qu'il y a lieu d'approuver, a autorisé les mesures litigieuses.

Ces mesures étaient au cas d'espèce utiles et proportionnées.

Il est au surplus de jurisprudence constante que la procédure de l'article L. 450-4 du Code de commerce ne présente pas un caractère subsidiaire par rapport aux autres procédures pouvant être utilisées.

L'ordonnance sera dès lors confirmée en toutes ses dispositions.

II - Sur le recours formé contre le déroulement des opérations de visite et de saisies

Il est reproché au juge des libertés et de la détention de ne pas avoir contrôlé effectivement le déroulement des opérations, dans la mesure où la société Novartis Pharma se serait trouvée dans l'impossibilité d'accéder au juge sans l'intermédiation d'un tiers alors qu'elle présentait une contestation fondée.

L'incident soulevé au cours des opérations de visite est décrit en page 6 du procès-verbal du 8 avril 2014.

Il en ressort que le conseil de la société Novartis Pharma a fait valoir qu'il ne lui avait pas été donné accès aux écrans des ordinateurs d'investigation et aux modalités de recherche utilisées par les rapporteurs dans le cadre de l'analyse des supports informatiques. Contacté, à la demande de cet avocat, par un officier de police judiciaire, le juge des libertés et de la détention a indiqué que les remarques faites ne donnaient pas lieu à suspension de l'opération en cours et que le conseil de la société avait la possibilité de rédiger des observations jointes au procès-verbal, ce qui a été fait.

Aucun texte ne prescrit que les parties concernées ou leur conseil puissent accéder personnellement au juge, le contrôle juridictionnel s'étant exercé au cas d'espèce par le truchement de l'officier de police judiciaire qui a aussitôt rendu compte au juge, comme cela est son rôle, de l'incident soulevé pendant le cours des opérations.

Sur le fond de l'incident, il est acquis que les enquêteurs de l'Autorité de la concurrence ne sont pas tenus de communiquer avec précision les critères de sélection des données saisies, ni de révéler les modalités techniques des saisies, les moteurs de recherche et les mots-clés utilisés.

A cet égard, la lecture des observations consignées par le conseil de la société, annexées au procès-verbal, montrent que l'incident portait bien sur la possibilité d'observer les opérations conduites sur les ordinateurs dans le bureau du président de Novartis France et sur la vérification de la méthode utilisée par les enquêteurs.

La critique formulée contre le règlement de cet incident, qui a été traité dans le respect des exigences légales, n'est pas fondée.

Pour le reste, la visite pratiquée l'a été dans 23 bureaux alors que le site en comprend plusieurs centaines et les investigations ont seulement porté sur les ordinateurs de 13 salariés et sur des fichiers récupérés sur le réseau.

Un inventaire des messageries a été effectué sur place, gravé sur CDR et annexé au procès-verbal (pages 10 à 65).

En outre, il ressort du procès-verbal que les enquêteurs ont procédé à une copie des documents saisis et qu'une copie intégrale des documents saisis a été remise à l'occupant des lieux, afin de permettre à celui-ci de vérifier les fichiers appréhendés et d'exercer un recours (page 8 et 66 du procès-verbal).

Seuls 10 % des 60 000 fichiers ayant fait l'objet d'investigations ont par ailleurs été retenus.

Les enquêteurs ont ainsi fait montre d'un discernement suffisant et de proportionnalité dans la recherche de documents en relation avec les agissements reprochés.

Le grief tiré de ce qu'il aurait été procédé à une saisie massive et indifférenciée de documents ne peut dès lors être accueilli.

En revanche, les sociétés Novartis produisent deux inventaires de documents appréhendés (pièces 7 et 8), dont le premier dénombre plus de 160 correspondances échangées entre un avocat et son client, et, de ce fait relevant de la protection du secret qui s'attache à ces échanges, telle qu'instituée par l'article 66-5 de la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971, et le second environ 900 messages électroniques personnels des salariés sans relation avec les investigations conduites et l'autorisation accordée.

Les sociétés Novartis fournissent des éléments propres à établir que ces fichiers contiennent des données confidentielles couvertes par le secret des correspondances échangées avec un avocat ou de caractère privé, sans rapport avec les soupçons d'actes prohibés.

Elles nous saisissent ainsi d'allégations motivées selon lesquelles les correspondances et messages litigieux ne pouvaient être appréhendés.

Il importe peu que la saisie de ces documents n'ait été qu'accidentelle et il est regrettable que les enquêteurs n'aient pas mis en œuvre, s'agissant au moins des correspondances échangées avec les avocats, des règles d'exclusion ou de sélection a priori des documents protégés.

L'examen du nom de ces documents ainsi que de leur objet ne montre pas que ceux-ci échapperaient à la protection légale ou aux règles régissant le respect de la vie privée.

L'Autorité de la concurrence de son côté n'a pas procédé à une réfutation exhaustive du caractère confidentiel ou privé des documents litigieux.

L'annulation de ces saisies illicites sera par conséquent prononcée dans les termes du dispositif de la présente ordonnance et la restitution des correspondances et messages litigieux et l'interdiction d'en faire usage ordonnées.

Aucune considération ne commande de faire application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile.

Par ces motifs Statuant contradictoirement et en dernier ressort, Confirmons en toutes ses dispositions l'ordonnance du 1er avril 2014, Annulons la saisie des correspondances et messages inventoriés par les sociétés Novartis Groupe France et Novartis Pharma en annexe 7 et 8 de ses écritures, Ordonnons la restitution de ces correspondances et messages et interdisons à l'Autorité de la concurrence de les utiliser en original ou en copie, Rejetons pour le surplus le recours formé contre des opérations de visite et de saisie formé par les sociétés Novartis Groupe France et Novartis Pharma, Disons n'y avoir lieu à application de l'article 700 du Code de procédure civile, Rejetons toutes autres demandes, Disons que la charge des dépens sera supportée par les sociétés Roche, Novartis Groupe France et Novartis Pharma.