CA Paris, Pôle 5 ch. 5, 21 mai 2015, n° 14-01155
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Newmat (SAS)
Défendeur :
Normalu (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Perrin
Conseillers :
MM. Birolleau, Douvreleur
Avocats :
Mes Fisselier, Thienot, Henry, Jacquand
La société Normalu fabrique et commercialise des plafonds tendus, qu'elle commercialise sous la marque " Barrisol ".
La société Newmat a également pour activité la fabrication et la commercialisation de plafonds tendus. Elle est titulaire d'un brevet d'invention (n° 98 15151), qui lui a été délivré le 2 février 2001, relatif à une " " pièce profilée pour l'accrochage d'un plafond tendu ". En avril 2011, elle a assigné la société Normalu et M. Haguenier devant le TGI de Paris pour contrefaçon de ce brevet et concurrence déloyale.
Par jugement du 5 octobre 2004, le tribunal de grande instance de Paris, après avoir rejeté la demande d'annulation du brevet formée par les défendeurs, a jugé que ceux-ci avaient commis des actes de contrefaçon et de concurrence déloyale ; il les a, en conséquence, condamnés à verser à la société Newmat une indemnité provisionnelle de 15 000 euro, a désigné un expert et, enfin, a ordonné que le dispositif de son jugement serait publié " dans trois journaux ou périodiques au choix de la société Newmat et aux frais in solidum de la société Normalu et de M. Haguenier, à concurrence de 3 500 euro HT par insertion ".
La Cour d'appel de Paris a, par arrêt du 30 juin 2006, partiellement infirmé ce jugement, en annulant le brevet argué de contrefaçon, et l'a confirmé en ce qu'il avait condamné la société Normalu et M. Haguenier pour concurrence déloyale. La Cour de cassation a, par arrêt du 26 février 2008, cassé cet arrêt.
Sur renvoi, la Cour d'appel de Paris a, par arrêt du 5 octobre 2008, confirmé le jugement du tribunal, sauf en ce qu'il avait ordonné une mesure d'expertise, et a réouvert les débats pour que les parties concluent sur l'opportunité d'une mesure de médiation portant sur le quantum du préjudice. La société Normalu et M. Haguenier ont formé contre cet arrêt un pourvoi en cassation, qui a été rejeté par arrêt du 21 juin 2011.
La médiation ayant échoué, la Cour d'appel de Paris a statué sur le quantum du préjudice par arrêt du 11 janvier 2012, en condamnant in solidum la société Normalu et M. Haguenier à payer à la société Newmat les sommes de 358 867,41 euro et 30 000 euro, au titre du préjudice commercial et du préjudice moral. La société Normalu a formé contre cet arrêt un pourvoi, que la Cour de cassation a déclaré non admis par arrêt du 3 avril 2013.
La société Newmat a alors mis en ligne sur son site internet, du 25 avril 2012 au début du mois de juillet 2012, un document intitulé " Note d'information juridique Newmat contre Normalu Barrisol - Condamnation pour contrefaçon de brevet portant sur une pièce profilée pour l'accrochage d'un plafond tendu " et contenant le dispositif du jugement de 2004.
La société Normalu a considéré que, ce faisant, la société Newmat s'était livrée à des actes de dénigrement à son égard et, par acte du 9 juillet 2012, l'a assignée devant le tribunal de commerce de Paris.
Par jugement rendu le 20 décembre 2013, assorti de l'exécution provisoire, le tribunal de commerce de Paris a : - dit que la société Newmat a commis des actes de dénigrement à l'encontre de la société Normalu qui engagent sa responsabilité ; - condamné la société Newmat à verser à la société Normalu la somme de 50 000 ; - condamné la société Newmat à verser à la société Normalu la somme de 7 000 au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.
Vu l'appel interjeté par la société Newmat le 16 janvier 2014 contre cette décision.
Vu les dernières conclusions signifiées par la société Newmat le 16 février 2015 par lesquelles il est demandé à la Cour de :
Vu les dispositions des articles L. 615-7-1 du Code de la propriété intellectuelle, 451 du Code procédure civile et 1382 du Code civil,
A titre principal : - infirmer le jugement rendu en première instance en faveur de la société Normalu en toutes ses dispositions ; - débouter la société Normalu de toutes ses demandes ;
Subsidiairement : - ramener le montant des dommages et intérêts à un montant raisonnable ;
En tout état de cause : - condamner la société Normalu à payer à la société Newmat la somme de 20 000 au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.
La société Newmat rappelle que le caractère public des décisions de justice est consacré par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme comme par le Code de procédure civile et que la jurisprudence a reconnu que, sauf exception, ces décisions pouvaient être librement publiées et diffusées, y compris sur internet, sous la seule réserve de l'abus ou du dénigrement. Elle souligne que l'exercice de ce droit ne doit pas être confondu avec les mesures de publication judiciaire qui constituent, au demeurant, une sanction complémentaire. Elle en conclut que le fait que, comme en l'espèce, un tribunal autorise une partie à mettre en œuvre une mesure de publication judiciaire, n'épuise pas le droit de cette même partie à faire connaître la décision selon d'autres modalités. Elle précise qu'au demeurant, l'arrêt de la Cour d'appel de Paris du 11 janvier 2012 est librement accessible sur internet, par exemple via la newsletter d'un cabinet de conseil en propriété intellectuelle dont elle fournit l'URL.
La société Newmat soutient qu'en l'espèce, elle n'a commis aucun abus dans l'exercice de son droit de diffuser une décision de justice qui lui était favorable. Elle rappelle qu'elle n'a mis en ligne sur son site internet le document litigieux que le 25 avril 2012, soit qu'après que le jugement ait acquis in caractère définitif, et que cette mise en ligne a pris fin au début du mois de juillet 2012.
Elle précise que ce document ne contenait que le dispositif du jugement, lequel n'était assorti d'aucun commentaire et ne comportait même pas l'indication du montant des dommages et intérêts alloués par la Cour d'appel de Paris. Elle fait valoir qu'on ne saurait lui reprocher d'avoir accolé à la dénomination sociale " Normalu " la mention " Barrisol ", puisque celle-ci est le nom commercial de la société Normalu, qui communique elle-même dans la presse et sur internet sous la dénomination " Normalu Barrisol " ou " Groupe Barrisol Normalu ".
Subsidiairement, la société Newmat fait valoir, d'une part, que l'indemnité de 50 000 euro est excessive au regard de la jurisprudence rendue dans les cas de dénigrement ' auquel elle conteste s'être livrée ' et, d'autre part, que la société Normalu ne démontre aucun préjudice.
Vu les dernières conclusions signifiées par la société Normalu le 25 février 2015 par lesquelles il est demandé à la Cour de : - déclarer la société Newmat irrecevable et en tout cas mal fondée en son appel ; l'en débouter ; - confirmer le jugement en toutes ses dispositions ;
Y ajoutant, - condamner la société Newmat à payer à la société Normalu la somme de 10 000 au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.
La société Normalu soutient que l'article 451 du Code de procédure civile qu'invoque l'appelant, s'il pose le principe de la publicité des décisions de justice, n'organise pas les modalités de publication, par une partie à un litige, de la décision rendue. Elle rappelle les termes de l'article 615-7-1 du Code de propriété intellectuelle, qui prévoit qu'en cas de condamnation civile pour contrefaçon, la juridiction peut, notamment, ordonner la publication de sa décision " selon les modalités qu'elle précise " ; elle en conclut que lorsqu'une juridiction a fait usage de ces dispositions, la partie qui triomphe ne peut publier le jugement selon d'autres modalités.
Aussi reproche-t-elle à la société Newmat de ne pas avoir procédé aux insertions dans la presse que le tribunal avait ordonnées et qu'elle avait elle-même sollicitées, et d'y avoir substitué une mise en ligne, sur son site internet, du dispositif du jugement. Elle ajoute que la société Newmat a, également, envoyé une lettre électronique à ses clients pour les inviter à consulter le document mis en ligne et a inséré un lien vers celui-ci sur son compte twitter. Elle reproche en outre a la société Newmat d'avoir introduit dans le dispositif qu'elle a mis en ligne la mention de la marque " Barrisol " qu'elle a accolée à la dénomination sociale " Normalu ".
La société Normalu, enfin, fait valoir que son préjudice est parfaitement établi et qu'elle a, notamment, procédé à une campagne de publicité radiophonique pour compenser les effets de la mise en ligne qu'elle reproche à la société Newmat.
La Cour renvoie, pour un plus ample exposé des faits et prétentions des parties, à la décision déférée et aux écritures susvisées, en application des dispositions de l'article 455 du Code de procédure civile.
MOTIFS
Sur la demande de la société Normalu
Considérant que le jugement du 5 octobre 2004 qui a condamné la société Normalu et M. Haguenier pour contrefaçon et concurrence déloyale est assorti d'une mesure particulière consistant dans " la publication du dispositif de la présente décision dans trois journaux ou périodiques au choix de la société Newmat et aux frais in solidum de la société Normalu et de Monsieur Haguenier, à concurrence de 3 000 euro HT par insertion " (jugement du tribunal de grande instance de Paris en date du 5 octobre 2004 ' pièce intimé n° 3) ;
Considérant que la société Normalu soutient que la société Newmat ne pouvait, dès lors, procéder à d'autres publications ou diffusions du jugement que celles prévues par le tribunal et qu'elle a donc commis une faute en mettant en ligne le dispositif de ce jugement sur son site internet ; Mais considérant que le jugement déféré ayant été rendu publiquement, il était loisible à la société Newmat d'en faire connaître l'existence et la teneur par tout moyen de son choix, sauf à répondre de l'abus qu'elle aurait fait de cette liberté ; que la mesure particulière ordonnée par le tribunal, consistant dans trois insertions dans la presse, n'avait nullement pour effet de limiter à cette seule modalité la publicité susceptible d'être donnée à la décision ;
Considérant qu'il en résulte que la mise en ligne par la société Newmat du dispositif du jugement, pas plus que l'insertion de liens y renvoyant dans sa newsletter et dans son compte twitter ne sont elles-mêmes fautives ; qu'il convient donc de déterminer si, comme le prétend la société Normalu, cette publicité s'est faite dans des conditions caractérisant une concurrence déloyale, notamment par dénigrement ;
Considérant que le document, dont la mise en ligne dans la rubrique Actualités de son site internet est reprochée à la société Newmat, était ainsi rédigée (procès-verbal de constat du 26 avril 2012 ' pièce intimé n° 7) :
" NOTE D'INFORMATION JURIDIQUE
NEWMAT CONTRE NORMALU BARRISOL
Pour toutes informations complémentaires, contactez Newmat
CONDAMNATION
POUR CONTREFACON DE BREVET
portant sur une " Pièce profilée pour l'accrochage d'un plafond tendu "
Par jugement du 5 octobre 2004, confirmé par un arrêt de la Cour d'appel de Paris du 19 mai 2010, devenu définitif, le Tribunal de Grande Instance de Paris, 3ème chambre, 3ème section, a, dans une instance opposant la société Newmat à la société Normalu (Barrisol plafonds tendus) et à Monsieur T. H. : - dit qu'en fabriquant ou faisant fabriquer, en détenant ou utilisant et en mettant dans le commerce les produits décrits aux procès-verbaux de saisie des 27 mars et 2 avril 2002, la société Normalu (Barrisol) et Monsieur T.H. ont commis des actes de contrefaçon des revendications 1 à 6 du brevet FR 9815151 ; - dit que la société Normalu (Barrisol) et Monsieur T. H. ont commis des actes de concurrence déloyale distincts de ceux fondant la contrefaçon à l'encontre de la société Newmat ; - interdit à la société Normalu (Barrisol) et à Monsieur T. H. La poursuite des actes précités sous astreinte de 1 500 euro par infraction constatée et ce, dès la signature de la présente décision ; - condamné in solidum la société Normalu (Barrisol) et Monsieur T. H. à payer à la société Newmat une indemnité provisionnelle de 15 000 euro à valoir sur l'indemnisation de son préjudice ; - ordonné une mesure d'expertise pour fixer le préjudice ; - ordonné la publication du dispositif de la présente décision dans trois journaux ou périodiques au choix de la société Newmat et aux frais in solidum de la société Normalu (Barrisol) et de Monsieur T. H. à concurrence de 3 500 euro HT par insertion ; - condamné in solidum la société Normalu (Barrisol) et Monsieur H. T. à payer à la société Newmat la somme de 7 500 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile " ;
Considérant que ce texte est neutre dans sa présentation et qu'il ne comporte aucun commentaire ; qu'il résulte de sa comparaison avec le dispositif du jugement en cause (pièce intimé n° 3) qu'il en reproduit exactement les termes, à deux exceptions près ;
Considérant, en premier lieu, que ce texte ne reprend pas la partie du dispositif relative à la désignation nominative de l'expert, au contenu de sa mission qui lui a été dévolue ni au délai qui lui a été imparti pour déposer son rapport ; qu'on ne saurait cependant déduire de cette constatation que le texte du dispositif aurait été tronqué de sorte que le lecteur aurait été trompé sur la portée exacte de la décision ou sur ses motifs ;
Considérant, en second lieu, qu'alors que le dispositif du jugement désigne la partie condamnée comme était la " société Normalu ", le texte mis en ligne la désigne comme étant la " société Normalu (Barrisol) " ; que la société Newmat justifie cet ajout en indiquant qu'il était nécessaire à la bonne information du lecteur, dans la mesure où la société Normalu se présente elle-même, dans certains de ses documents de communication, sous la dénomination " Groupe Barrisol Normalu " ou " Normalu Barrisol " ;
Mais considérant que la dénomination " Barrisol " est la marque sous laquelle la société Normalu commercialise ses produits ; que la société Normalu fait valoir, à juste titre, que compte tenu de la forte notoriété de sa marque, la mention en cause a nécessairement augmenté l'impact de la publicité donnée au jugement, au-delà des limites résultant des termes mêmes de ce jugement ; qu'il y a lieu dès lors de considérer que la société Newmat s'est ainsi rendue fautive d'une concurrence déloyale au préjudice de la société Normalu ;
Considérant qu'en ce qui concerne son préjudice, la société Normalu fait valoir qu'elle a engagé en mai 2012 une campagne radiophonique destinée à compenser les effets de la mise en ligne à laquelle avait procédé la société Newmat ; que cependant, elle n'apporte aucun élément qui permettrait de considérer que cette opération publicitaire est liée à l'ajout de la mention " Barrisol " dans le dispositif du jugement mis en ligne par la société Newmat que dès lors, au vu des éléments du dossier et des circonstances de l'espèce, la Cour fixera à 5 000 euro le montant de l'indemnité due en réparation du préjudice subi par la société Normalu ; que le jugement sera donc infirmé ;
Sur les frais irrépétibles
Considérant qu'au regard de l'ensemble de ce qui précède, il serait inéquitable de laisser à la charge de la société Normalu la totalité des frais irrépétibles engagés pour faire valoir ses droits et la société Newmat sera condamnée à lui verser la somme de 5 000 euro en application de l'article 700 du Code de procédure civile ;
PAR CES MOTIFS
LA COUR, statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort, INFIRME le jugement entrepris ; Statuant à nouveau, CONDAMNE la société Newmat à payer à la société Normalu la somme de 5 000 euro à titre de dommages et intérêts ; CONDAMNE la société Newmat à payer à la société Normalu la somme de 5 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ; REJETTE les demandes autres, plus amples ou contraires des parties ; CONDAMNE la société Newmat au paiement des dépens d'appel qui seront recouvrés conformément à l'article 699 du Code de procédure civile.