CA Paris, Pôle 5 ch. 5, 11 juin 2015, n° 14-22133
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Comatra (SARL)
Défendeur :
Onival (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Perrin
Conseillers :
Mme Lucat, M. Birolleau
Avocats :
Mes Lallement, Vogel, Buret, Hatte
Faits et procédure
La société Comatra a pour activité la location de véhicules industriels avec chauffeurs pour le transport routier de marchandises.
La société Onival est spécialisée dans la fabrication et la vente de matelas, notamment sous la marque " Dunlopillo ".
A partir de 1979, la société Comatra a effectué des transports pour le compte de la société Dunlopillo puis, à partir du 1er janvier 2012, pour le compte de la société Onival, dont la société Dunlopillo est la maison mère.
Les produits de la société Dunlopillo fabriqués à Mantes-la-Jolie étaient ensuite transportés dans le site de stockage de Limay, la société Comatra étant plus particulièrement chargée de l'expédition des produits à partir de ce dépôt vers les clients situés en Ile-de-France.
Le 26 août 2012, le site de production de Mantes-la-Jolie a été le siège d'un incendie mettant fin à la production et obligeant la société Onival à une réorganisation de sa production et de ses conditions de stockage, continuant cependant à confier la réalisation de prestations à la société Comatra.
Fin 2013, la société Onival a décidé de sa réorganisation définitive avec un abandon du site de production sinistré et a alors annoncé à la société Comatra, oralement d'abord, puis par écrit le 2 décembre 2013 puis le 20 décembre 2013, ne plus pouvoir maintenir telles quelles ses activités directes avec elle.
C'est dans ces conditions que la société Comatra a fait assigner le 16 mai 2014, la société Onival devant le Tribunal de commerce de Paris sur le fondement d'une rupture brutale des relations commerciales.
Par jugement rendu le 22 septembre 2014, assorti de l'exécution provisoire, le Tribunal de commerce de Paris a :
- Condamné la société Onival à payer à la société Comatra la somme de 51 884,93 euros TTC avec intérêts à taux légal à compter du 16 mai 2014, date de l'assignation, au titre des factures impayées,
- Condamné la société Onival à payer à la société Comatra la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 CPC,
- Débouté les parties de leurs demandes plus amples ou contraires.
Vu l'appel interjeté par la société Comatra le 4 novembre 2014 contre cette décision.
Vu les dernières conclusions signifiées par la société Onival le 9 avril 2015, par lesquelles il est demandé à la cour de :
- constater que la cessation des relations entre la société Onival et la société Comatra n'a pas été brutale au sens de l'article L. 442-6 du Code de commerce et qu'elle était prévisible,
- dire, conformément à la jurisprudence de la Cour d'appel de Paris du 17 avril 2013, que la société Comatra a bénéficié implicitement d'un préavis de 16 mois au cours duquel elle a pu anticiper la cessation de son contrat.
En conséquence,
A titre principal,
- confirmer le jugement de première instance en toutes ses dispositions.
A titre subsidiaire,
- dire que la durée de préavis du 30 mois revendiquée par la société Comatra ne se justifie pas,
- dire que le calcul ne perte de marge invoquée par la société Comatra n'est pas justifié,
- débouter la société Comatra de sa demande d'indemnisation.
En tout état de cause,
- condamner la société Comatra à payer à la société Onival la somme de 15 000 euros au titre de l'article 700 CPC.
L'intimée soutient que la rupture n'a pas été brutale au sens de l'article L. 442-6 du Code de commerce, dans la mesure où la rupture était prévisible depuis l'incendie du mois d'août 2012 et où la poursuite des prestations pendant 16 mois a permis à la société Comatra de l'anticiper et de se réorganiser en conséquence.
En outre, elle soutient que c'est la société Comatra qui a rompu les relations contractuelles car elle a refusé catégoriquement toute proposition de poursuite des prestations.
A titre très subsidiaire, elle affirme que les montants réclamés par la société Comatra sont très excessifs au regard de la durée des relations commerciales et du montant de la marge brute qui doit être retenu pour le calcul de ce préjudice.
Vu les dernières conclusions signifiées par la société Comatra le 16 avril 2015, par lesquelles il est demandé à la cour de :
- confirmer le jugement en ce qu'il a condamné la société Onival à payer à la société Comatra la somme de 51 884,93 au titre des factures de novembre à décembre 2013 et la somme de 5 000 au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.
- infirmer le jugement pour le surplus et dire et juger que la société Onival a rompu brutalement les relations commerciales établies depuis 34 ans, et condamner la société Comatra à lui verser :
* la somme de 486 424,83 euro au titre du préjudice subi du fait de la rupture brutale correspondant à 30 mois de marge avec intérêts à compter du 16 mai 2014, date de l'assignation,
* la somme de 16 187,13 euro au titre des indemnités de licenciement versées à M. Maurice,
* la somme de 3 3137,51 euro au titre des indemnités de licenciement versées à M. Liebert,
- condamner la société Onival à lui verser la somme de 25 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.
LA COUR renvoie, pour un plus ample exposé des faits et prétentions des parties, à la décision déférée et aux écritures susvisées, par application des dispositions de l'article 455 du Code de procédure civile.
MOTIFS
Sur la rupture des relations commerciales
Considérant que la société Onival soutient que la rupture n'a pas été brutale au sens de l'article L. 442-6 du Code de commerce et qu'elle n'a présenté aucun caractère imprévisible quand bien même l'incendie ait détruit l'intégralité du site de production et ait mis un terme à celle-ci ;
Considérant que la société Comatra fait valoir qu'elle a continué à travailler pendant 16 mois avec la société Onival et qu'il ne lui appartenait pas d'anticiper les conséquences du sinistre quant à ses relations avec la société Onival d'autant que celles-ci se sont poursuivies pendant plusieurs mois après l'incendie ;
Considérant que les parties ne contestent pas cette poursuite d'activité quand bien même la société Onival fait valoir que le volume des prestations qui lui ont été confiées a baissé à la suite de l'incendie de sorte que la relation serait devenue précaire ;
Considérant que la société Onival conteste cette baisse ; que, quand bien même elle aurait été effective, elle ne pouvait avoir pour conséquence de transformer une relation établie en une relation précaire, la baisse pouvant être ponctuelle et liée au sinistre ; que de plus la société Comatra qui travaillait sur le site de Limay où étaient entreposés les matelas alors que c'est le site de production de Mantes-la-Jolie qui a brûlé, la société Onival ayant alors déplacé sa production à Bar-sur-Aube, ne pouvait connaître les intentions de celle-ci et anticiper ses décisions à propos du site sinistré, dont elle pouvait penser qu'il pourrait être reconstruit ; que la décision de ne pas le reconstruire a été prise par la société Onival en octobre 2013 soit plus d'un an après le sinistre ; qu'en raison même de la poursuite des relations au cours de cette période, la société Comatra pouvait légitimement croire que celle-ci ne serait pas affectée durablement par le sinistre subi par la société Onival, dans la mesure où elle ignorait que le site ne pouvait pas être reconstruit et que, quand bien même elle l'aurait su, elle ne pouvait pas pour autant anticiper qu'aucune solution de remplacement dans des conditions similaires et donc acceptables ne lui serait proposée ;
Considérant que ces circonstances n'étaient pas de nature à exonérer la société Onival des obligations qui étaient les siennes en cas de rupture d'une relation établie à savoir notifier cette rupture par un écrit et accorder un délai de préavis raisonnable à son partenaire ;
Considérant qu'il n'est pas contesté que la société Onival a annoncé oralement cette rupture lors d'une réunion qui s'est tenue le 30 octobre 2013, puis qu'elle l'a confirmée par courrier le 20 décembre 2013 ;
Considérant que la société Onival fait valoir qu'elle a proposé des solutions de remplacement à la société Comatra qui les a refusées de sorte que la rupture des relations commerciales lui est imputable ;
Considérant qu'à la suite de la réunion du 20 décembre 2013, la société Comatra a adressé trois courriers successifs à la société Onival afin qu'il soit recherché une solution de substitution ; que dans son courrier du 20 décembre la société Onival indique " Tenant compte de cette situation, nous souhaitons continuer les relations avec votre société selon les deux démarches ci-après :
Nous vous avons fait part de la possibilité d'assurer des livraisons à partir de notre plate forme tenue par la société SN TEM IDF (77) pour les expéditions. Suite aux différents échanges émails et téléphoniques que vous avez eus avec cette société et son dirigeant M. Marc Mercier, nous vous confirmons leur accord pour faire appel à vos services pour la distribution de nos produits sur Paris et sa région.
En complément de cette première démarche nous vous proposons :
- d'effectuer deux transports par jour au départ de Limay en semi remorque (90 à 100m3 selon type de remorque) pour livraison de la société Logbard à Bar-sur-Aube et/ou
- de recharger ces deux véhicules au départ de Bar-sur-Aube pour la distribution de nos clients sur Paris et sa région, clients que vous livrez aujourd'hui au départ de Limay. Le nombre de clients par semi pouvant varier entre deux et six par semi " ;
Considérant que s'agissant du premier point de la proposition, celle-ci n'engage pas la société Onival mais un tiers avec lequel elle est en relation d'affaires de sorte qu'elle ne pouvait en aucun cas constituer un engagement de la société Onival vis-à-vis de la société Comatra ; qu'il résulte d'ailleurs de son courrier que la société Onival a pris contact avec la société SN TEM IDF et qu'elle a précisé par courrier du 23 décembre que " cette proposition n'en était en réalité pas une ; en effet si dans un premier temps la société SN TEM IDFN nous avait indiqué qu'éventuellement elle pourrait ponctuellement faire appel aux services de la société Comatra (après accord sur le prix) dans le cadre de la reprise de son activité pour la société Onival, cette dernière nous a finalement annoncé que, compte tenu du volume d'activité transféré, il ne saurait plus être question de sous-traiter quoique que ce soit à la société Comatra " ; qu'en conséquence cette offre présentée par la société Onival ne constituait pas une offre de substitution sérieuse ;
Considérant que sur le second point de la proposition, la société Comatra fait valoir qu'elle reposait sur la mise à disposition de la société Onival de semi remorques, véhicules dont elle ne disposait pas ce qui l'obligeait à réaliser de nouveaux investissements ; que si la société Onival fait valoir que la société Comatra appartient à un groupe dont certains sociétés exercent une activité semi remorque, elle ne conteste pas qu'il s'agissait de moyens nouveaux différents des véhicules utilisés par la société Comatra ; que cette dernière lui a d'ailleurs écrit en réponse " Indépendamment du fait que le volume d'activité est très peu précis, il s'agit d'une modification substantielle des conditions d'activité à la fois en termes de type d'activité, de moyens de transport et d'amplitudes temps de conduite" ;
Considérant de plus que le site de Bar-sur-Aube se situe à près de trois heures du siège de la société Comatra alors que celui de Limay était à moins d'une heure ce qui impliquait pour la société Comatra une réorganisation complète des temps de travail de ses chauffeurs qui jusque là effectuaient des tournées journalières de livraison, revenant tous les soirs sur le site de la société Comatra à Villeneuve-La-Garenne pour déposer leurs camions qu'ils reprenaient chaque matin pour charger les marchandises à Limay ;
Considérant que dans ces conditions l'activité de substitution proposée par la société Onival entraînait une modification substantielle des relations existant entre les deux sociétés et que la société Comatra était fondée à refuser cette solution ;
Considérant qu'il résulte de ces éléments que la société Onival est donc l'auteur de la rupture de la relation commerciale établie la liant à la société Comatra et que cette rupture présente un caractère brutal dans la mesure où elle a été notifiée le 20 décembre 2013 sans qu'il soit octroyé un préavis raisonnable à la société Comatra ;
Sur la demande indemnitaire de la société Comatra
Considérant que la société Comatra soutient que la relation commerciale a eu une durée de 34 ans ce que conteste la société Onival qui fait valoir que celle-ci a commencé en 2012 ;
Considérant que la société Comatra produit des factures et extraits de compte clients depuis 1979 établissant la réalité de ses relations commerciales depuis cette date ;
Considérant que la société Comatra expose que son activité pour la société Onival représentait 36 % de son chiffre d'affaires et qu'au cours des années 2011, 2012 et 2013, elle a réalisé sur la base des cinq camions affectés régulièrement une marge moyenne de 37,33 % ;
Considérant qu'au regard de ces éléments, la cour fixe à un an la durée du préavis raisonnable dont aurait dû bénéficier la société Comatra ;
Considérant que la société Onival critique la marge de 37,33 % dont se prévaut la société Comatra, produisant une estimation faite par le Comité National Routier ; que toutefois celle-ci est faite sur la base de camions d'une capacité de chargement de 11 tonnes parcourant 80 000 kilomètres par an alors que, sur cinq camions en cause, seuls trois ont cette capacité et qu'ils ne parcouraient que 40 000 kms et que les approvisionnements à la pompe étaient rares puisqu'elle avait sa propre cuve ; que l'estimation produite par la société Onival constitue une estimation dont il n'est pas démontré qu'elle soit transférable au cas d'espèce ;
Considérant qu'à l'appui de sa demande la société Comatra produit des états détaillés de ses chiffres d'affaires avec la société Onival, de ses coûts fixes et variables pour justifier de son calcul ; que la société Onival qui connaît parfaitement ces chiffres puisqu'il s'agit d'une prestation de mise à disposition de véhicules avec chauffeur donnant lieu à une facturation au kilomètre, ne formule aucune critique sur ces chiffres ; qu'en conséquence la cour retiendra un taux de marge de 37,33 % ; que la société Comatra ayant réalisé un chiffre d'affaires moyen de 1 467 635 au cours des trois dernières années, la cour chiffrera l'indemnité de préavis à la somme de 194 569,93 .
Considérant que la société Comatra demande à la cour de condamner la société Onival à lui payer le montant des indemnités de licenciement qu'elle a versées à deux de ses salariés ;
Considérant que le préavis raisonnable est celui qui aurait été nécessaire pour permettre à la société victime de la rupture de se réorganiser ; que, si sa fixation doit en conséquence être faite à effectif constant, il n'en demeure pas moins que celle-ci étant libre de fixer les modalités de sa réorganisation, peut, à sa guise garder son personnel et rechercher de nouveaux marchés, soit se séparer d'une partie de celui-ci ; que dès lors le coût des licenciements ne constitue pas un préjudice distinct de celui réparé par l'octroi du préavis de rupture ;
Sur l'article 700 du Code de procédure civile
Considérant que la société Comatra a dû engager des frais non compris dans les dépens qu'il serait inéquitable de laisser en totalité à sa charge, qu'il y a lieu de faire application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile dans la mesure qui sera précisée au dispositif.
Par ces motifs Et, adoptant ceux non contraires des Premiers Juges, LA COUR, statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort, Infirme le jugement déféré. Dit et juge que la société Onival a rompu brutalement les relations commerciales établies depuis 34 ans avec la société Comatra. Fixe à 12 mois la durée du préavis qui aurait dû être accordé à la société Comatra. Condamne la société Onival à payer à la société Comatra la somme de 194 569,93 au titre de ce préavis. Condamne la société Onival à payer à la société Comatra la somme de 8 000 au titre de l'article 700 du Code de procédure civile. Rejette toute autre demande plus ample ou contraire. Condamne la société Onival aux dépens qui seront recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile.