CA Paris, Pôle 5 ch. 11, 12 juin 2015, n° 13-00396
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Belleville Production (SAS)
Défendeur :
Paris Première (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Touzery-Champion
Conseillers :
Mme Prigent, M. Richard
Avocats :
Mes Fisselier, Teboul, Ingold, Illouz
La société Belleville Productions est une société de production de films et de programmes audiovisuels pour la télévision, filiale de la société Morgane Groupe. La société Paris Première est la société éditrice de la chaîne de télévision Paris Première, chaîne généraliste axée sur l'actualité culturelle dont la ligne éditoriale se veut innovante et impertinente.
Le 30 mars et 22 avril 2005, ces deux sociétés ont passé deux contrats de co-production de 23 programmes pour le premier et de 9 programmes pour le second, portant sur l'émission "Ça balance à Paris", d'une fréquence hebdomadaire, pour la saison 2004/2005, traitant de l'actualité culturelle française.
Pour la saison 2005/2006 la société Paris Première a confié la production de cette émission à la société Morgane Production, actionnaire à concurrence de 25 % de la société Belleville. Pour l'ensemble des saisons suivantes jusqu'à la saison 2009/2010, l'émission a ensuite été de nouveau coproduite par la société Paris Première et la société Belleville dont la société Morgane productions avait entre-temps acquis la quasi-totalité des actions.
Selon courrier du 19 avril 2010, la société Paris Première a informé la société Belleville Production qu'elle lançait un appel d'offres afin de voir si l'émission pouvait conserver une place dans la grille des programmes pour la saison 2010/2011 et lui a demandé de lui faire parvenir avant le 30 avril une nouvelle proposition sur les points suivants : l'animateur, les chroniqueurs, un nouveau rythme d'émission et l'insertion ou non de sujets.
Suivant une correspondance du 12 juillet 2010, la société Paris Première a fait savoir à la société Belleville que sa proposition n'était pas choisie pour la production de l'émission pour l'année 2010/2011.
Contestant son éviction au profit d'un autre producteur ainsi que la réalité de l'appel d'offres et reprochant à la société Paris Première une exécution de mauvaise foi du contrat de co-production ainsi que la rupture brutale de relations commerciales établies depuis 7 ans, la société Belleville Production l'a fait assigner par acte du 25 mai 2011, devant le Tribunal de commerce de Paris en indemnisation de son préjudice.
Par jugement du 3 décembre 2012, la juridiction consulaire parisienne a :
- débouté la société Belleville Productions de ses demandes,
- condamné la société Belleville à payer à la société Paris Première la somme de 10 000 en vert de l'article 700 du Code de procédure civile.
Selon écritures signifiées le 26 mars 2015, la société Belleville, appelante :
- demande l'infirmation du jugement querellé,
- estime que la société Paris Première a rompu brutalement la relation commerciale établie et existante avec elle sur le fondement de l'article L. 442-6 I 5e du Code de commerce, reproche à la société Paris Première d'avoir manqué à son obligation de loyauté dans l'exécution du contrat de co-production du 5 novembre 2009, d'avoir commis une faute par son action parasitaire, de n'avoir pas satisfait à son devoir de collaboration impliquant une loyauté renforcée de cette dernière,
- en conséquence réclame la condamnation de la société Paris Première à lui verser à titre de dommages-intérêts la somme de 869 456,90 en réparation de son préjudice économique, la somme de 100 000 pour son préjudice d'image, la somme de 20 000 en vertu de l'article 700 du Code de procédure civile.
Suivant conclusions signifiées le 16 février 2015, la société Paris Première, intimée, sollicite:
- la confirmation du jugement en toutes ses dispositions,
- le rejet des prétentions de la société Belleville,
- la condamnation de cette dernière à lui verser la somme de 20 000 par application de l'article 700 du Code de procédure civile.
Il convient de se référer pour un plus ample exposé des faits et des motifs des parties à leurs écritures.
MOTIFS DE LA DÉCISION
La société Belleville Production se plaint, en premier lieu, de la rupture brutale par la société Paris première des relations commerciales établies entre elles ; elle estime contrairement à ce qu'ont retenu les premiers juges que l'article L. 442-6-I-5 du Code de commerce s'applique aux rapports entre un télédiffuseur et un producteur indépendant dans la mesure où seul le caractère commercial de la relation importe. Elle conteste le caractère précaire de leurs relations car seule l'ancienneté de la relation et le caractère suivi et régulier des prestations seraient de nature à caractériser la stabilité des relations. Elle soutient que les relations ont été continues depuis 2004, que le fait que la production ait été confiée à la société Morgane Production pour l'année 2005/2006 n'était justifié que par le seul fait que Michel Field, actionnaire majoritaire de la société Belleville à l'époque, s'était engagé à travailler exclusivement avec la chaîne LCI, ce qui rendait impossible le maintien de la production par la société Belleville (dont 25 % était détenu par Morgane Production) pour cette année-là. Elle revendique le fait que l'émission diffusée à l'issue de l'appel d'offres est exactement la même, hormis l'identité de l'animateur. Elle considère que la notification de la résiliation du contrat devait intervenir contractuellement avant le 30 juin 2010 qu'elle ne lui a été adressée que le 12 juillet 2010 et que cette notification d'appel d'offres ne peut être assimilée à une résiliation. Elle fait valoir que la rupture est intervenue sans préavis et qu'en tout état de cause un délai de préavis de 2 mois pour mettre fin à une relation commerciale de 6 années consécutives est insuffisant.
En application des dispositions de l'article L. 442-6, I du Code de commerce :
"Engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait par tout producteur, commerçant industriel ou personne immatriculée au registre des métiers (...) de rompre brutalement, même partiellement une relation commerciale établie sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée en référence aux usages du commerce par des accords interprofessionnels" ;
L'ensemble des contrats signés par les sociétés Paris Première et Belleville Production prévoient tous une durée déterminée correspondant à une saison audiovisuelle, de 10 mois soit de septembre à juin, que leur article 4 stipule en outre que "les parties en leur qualité de professionnels avertis de l'audiovisuel reconnaissent le principe de saisonnalité des grilles de programmes d'un service de télévision, l'acquisition des droits de l'exploitation des programmes étant strictement liée à l'évolution de la grille de programmes. Les Parties reconnaissent ce principe de saisonnalité et les usages professionnels en vigueur dans le secteur de l'audiovisuel. Par conséquent, le contrat est conclu en considération de la grille des programmes de Paris Première. Il ne saurait en aucun cas être renouvelé par tacite reconduction. Les Parties reconnaissent que la non-reconduction du contrat à l'occasion d'une nouvelle saison audiovisuelle ne peut en aucun cas donner lieu à compensation quelconque, quelle que soit l'ancienneté des relations ayant existé entre elles".
Il ressort de l'analyse de cette clause que les parties ont entendu signer un contrat d'une durée déterminée de 10 mois, non renouvelable, que chacun des contrats successivement conclus excluait donc expressément toute reconduction tacite.
Cette disposition met également en exergue la précarité de la collaboration inhérente à toute production audiovisuelle. En effet, dès lors que l'économie d'une chaîne de télévision dépend essentiellement des recettes générées par l'audience de sa programmation, il est nécessaire que l'éditeur de la chaîne puisse bénéficier de la liberté d'apporter des changements aux émissions composant sa grille ou même de les supprimer en cas de chute de leur audience, de sorte que les relations entre producteur et diffuseur ne peuvent s'inscrire que dans le cadre de contrats portant sur une saison audiovisuelle, comme le soutient à juste titre la société Paris Première.
Ce principe de saisonnalité n'est pas attaché, contrairement à ce que prétend la société Belleville Production, à l'arrêt définitif de l'émission ; en effet l'article 4 porte sur la durée des contrats et non celle de l'émission dont s'agit. Cette société ne saurait donc sérieusement affirmer que tant que l'émission était à l'antenne, maintenue par le télédiffuseur dans sa grille de programmes, elle pouvait s'attendre à en être le producteur, ce qui est au contraire à la lettre même des contrats et à son esprit.
En sa qualité de producteur, elle est censée connaître les usages de la profession et ne pouvait raisonnablement s'attendre au maintien d'une relation pérenne, chaque année remise en cause à l'occasion d'une réunion prévue contractuellement.
Justement au cours de la réunion annuelle de débriefing du 3 juillet 2009 (pièce 11 de l'appelante) de nombreux points à améliorer ont été évoqués tant dans la forme que dans le fond, "un logique sentiment d'usure" a été mis en évidence ; les participants ont clairement fait mention d'un "format à rebooster", "d'une émission corsetée", "du fait qu'il faut retrouver de la conviction, du plaisir, de l'enthousiasme", donner "du rythme au format, créer la surprise".
Par courrier du 19 avril 2010 la société Paris Première, constatant le vieillissement de ce programme, qui ne réalisait pas les audiences espérées et ne satisfaisait plus l'ensemble des attentes du public, a invité la société Belleville Production à participer à son appel d'offres destiné à pouvoir faire évoluer le programme en vue de lui conserver une place dans la grille des programmes pour la saison 2010/2011, manifestant ainsi clairement son intention de ne pas poursuivre les relations contractuelles dans les conditions antérieures.
Ces deux derniers événements (3 juillet 2009 et 19 avril 2010) ne laissaient pas davantage augurer à l'appelante que la relation commerciale avait vocation à durer.
En outre, ayant la propriété du format et du titre, la société Paris Première était libre de choisir un autre producteur pour la diffusion de l'émission sans que la société Belleville, copropriétaire avec la société Paris Première, uniquement des émissions produites, n'ait un droit légitime sur l'émission en elle-même et les diffusions à venir.
Enfin, les investissements que la société Belleville Production a pu réaliser ou la manière dont elle a fait évoluer l'émission "Ça balance à Paris" ne constituent pas des critères objectifs ou des motifs propres à caractériser l'existence d'une relation stable.
Dans ces conditions, la société Belleville Production ne justifie pas qu'elle pouvait légitimement s'attendre à la stabilité des relations commerciales avec la société Paris Première. C'est donc à bon droit que les premiers juges ont retenu que la relation entre les parties revêtait un caractère précaire, exclusif de l'application de l'article L. 442-6-I-5 du Code de commerce ; leur décision mérite confirmation de ce chef.
De manière superfétatoire, il peut encore être relevé que la rupture des relations commerciales entre les parties n'a pas été brutale. En effet, depuis la notification de l'appel d'offres le 19 avril 2010, la société Belleville Production a bénéficié d'un préavis de 4 mois et demi, jusqu'à la reprise de la saison audiovisuelle au mois de septembre 2010, qui constitue un préavis raisonnable eu égard à la nature de la prestation fournie, au fait que pour ce type de relations, le préavis peut être d'une durée équivalent à la période séparant la fin d'une saison audiovisuelle et la reprise de la saison suivante.
En second lieu, la société Belleville Production fait grief à la société Paris Première sur le fondement de l'article 1134 du Code civil d'avoir méconnu son obligation de loyauté dans l'exécution du contrat eu égard au caractère fictif de l'appel d'offres et alors même que les parties avaient toujours collaboré activement pendant les 6 dernières années.
La société Paris Première conteste avoir manqué à son obligation de loyauté dès lors que le contrat précisait qu'il ne pouvait être tacitement reconduit, qu'elle n'avait alors légalement aucun motif à fournir à la société Belleville, étant propriétaire du format et du titre de l'émission, qu'enfin elle a réellement réalisé cet appel d'offres, en raison d'une importante chute d'audience.
Il est constant que la société Paris Première était libre d'organiser ou non un appel d'offres pour mettre en concurrence diverses sociétés de production en vue d'organiser l'évolution de l'émission "Ça balance à Paris", et ce, sans obligation de forme spécifique ou de publicité particulière, cet appel d'offres ne relevant d'aucun secteur réglementé, de sorte qu'il ne pesait sur elle aucune obligation de transparence sur la forme de soumission des projets des concurrents ou sur le mécanisme de choix des candidats ayant soumissionné ou sur la composition de la commission d'appel d'offres, comme voudrait le faire accroire l'appelante.
La société intimée produit aux débats trois offres émanant de trois sociétés différentes (pièces 8, 9 et 10 de l'appelante), justifiant ainsi de la réalité de cette mise en concurrence, contrairement aux simples allégations de l'appelante.
Le bref délai accordé à la société Belleville Production pour répondre à cet appel d'offres s'explique par le fait qu'elle avait un avantage par rapport aux concurrents puisqu'elle connaissait déjà les attentes de la société Paris Première ; elle a au demeurant répondu dans le délai imparti de 10 jours.
La circonstance que la société Paris première n'a pas mis en œuvre la clause de rencontre des parties au plus tard le 30 juin 2010 ainsi qu'il était prévu dans le dernier contrat de production pour la saison 2009/2010 ne saurait lui être imputée à faute, dès lors que le contrat ne pouvait être reconduit tacitement et qu'elle avait informé sa cocontractante du lancement d'une procédure d'offres dès le 19 avril 2010.
Le choix par la société Paris Première de M. Naulleau pour présenter et animer le nouveau programme de l'émission litigieuse ne peut lui être reproché, d'autant que ce dernier atteste le 10 juin 2012 qu'il "n'avait pas promis à la société Belleville Production de quitter la société 3ième Oeil pour elle pour la présentation de la même émission dans le cadre de l'appel d'offres de Paris Première".
Ce choix entraînant à l'évidence une nouvelle ligne éditoriale pour l'émission, correspond au voeu de renouveau de la société intimée ; il suffit à justifier le choix de la nouvelle société de production 3ième Oeil, sans qu'il y ait lieu d'établir un comparatif entre les deux versions mises au point par l'ancien et le nouveau producteur.
Il ressort de l'ensemble de ces éléments que l'appelante, sur laquelle pèse la charge de la preuve, ne démontre pas un quelconque manquement de la société Paris Première à son obligation de loyauté ; elle n'établit pas l'existence d'un stratagème pour procéder à son éviction ou de vices affectant la procédure d'appel d'offres.
En troisième lieu, sur le fondement de l'article 1382 du Code civil, la société Belleville Production reproche également à la société Paris Première d'avoir commis une faute par son action parasitaire.
En application des dispositions de l'article 563 du Code de procédure civile l'appelante est en droit de d'invoquer un moyen nouveau, de sorte que cette demande est recevable, contrairement à ce que soutient l'intimée.
Mais il ne peut être fait grief à la société Paris Belleville d'agissements parasitaires pour avoir poursuivi avec un autre producteur la même émission, alors qu'elle est seule propriétaire du format et du titre de l'émission "Ça balance à Paris". Par ailleurs, il est acquis que le changement de producteur a permis l'arrivée d'un nouveau présentateur et donc d'une nouvelle ligne éditoriale.
Enfin, la société Belleville Production ne précise nullement quels ont été les financements dont aurait profité la société Paris Première sans bourse délié ou en quoi a consisté son investissement intellectuel qui procurerait un avantage concurrentiel à cette dernière, de sorte qu'elle n'apporte pas la preuve du préjudice allégué.
Dans ces conditions elle ne peut être que déboutée de toutes ses prétentions.
L'équité commande d'allouer à la société Paris Première une indemnité de 15 000 sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile.
Par ces motifs Statuant par arrêt contradictoire, Confirme le jugement rendu le 3 décembre 2012 en toutes ses dispositions, hormis sur l'article 700 du Code de procédure civile. Statuant à nouveau de ce seul chef, Condamne la société Belleville Production à verser à la société Paris Première la somme globale de 15 000 en vertu de l'article 700 du Code de procédure civile, Y ajoutant, Dit recevable la demande de la société Belleville Production fondée sur l'article 1382 du Code civil, Mais la rejette, Condamne la société Belleville Production aux dépens d'appel.