CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 2 septembre 2015, n° 13-06562
PARIS
Arrêt
Infirmation partielle
PARTIES
Demandeur :
Rosenstein Chausseur Inc. (Sté)
Défendeur :
Christian Louboutin (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Cocchiello
Conseillers :
Mmes Luc, Nicoletis
Avocats :
Me Fromantin, Bensimhon, Regnier, Lafarge
Vu le jugement du 21 février 2013, par lequel le Tribunal de commerce de Paris a condamné la société Rosenstein Chausseur Inc. à payer à la société Christian Louboutin la somme de 19 394,02 euro et celle de 10 000 euro sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile ;
Vu l'appel interjeté par la société Rosenstein Chausseur Inc. le 3 avril 2013 et ses dernières conclusions signifiées le 4 novembre 2013, dans lesquelles il est demandé à la cour d'infirmer le jugement entrepris, ordonner la restitution de l'acompte de 34 654,22 euro, qui se trouve en dépôt dans les comptes de la société Christian Louboutin, condamner la société Christian Louboutin à verser à la société Rosenstein Chausseur Inc., pour la rupture brutale des relations commerciales, les sommes suivantes, au titre de l'indemnisation de ses préjudices : 59 526 euro pour le coût de restructuration de la boutique de Montréal, 18 208 euro pour les frais de représentation et de voyages d'affaires nécessités par la recherche d'autres fournisseurs, 340 873 euro au titre de la perte de marge commerciale brute, 340 873 euro au titre du préjudice économique, 507 720 euro en réparation du dommage tenant à l'investissement initial et la réinjection dans la société, imposés par les contraintes de commandes minima de la société Christian Louboutin, lesdites sommes étant assorties des intérêts au taux légal à compter de la mise en demeure du 21 avril 2011 et lesdits intérêts capitalisés, condamner la société Christian Louboutin à payer à la société Rosenstein Chausseur Inc. la somme de 250 000 euro au titre de la réparation du préjudice subi en raison de la rupture abusive et celle de 25 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ; sur les demandes reconventionnelles de la société Christian Louboutin, la débouter de sa demande de paiement de la somme de 9 394,02 euro, au titre du solde de la collection automne-hiver 2010-2011 et de 33 282 euro, au titre de la collection printemps-été 2011, celle-ci ayant été annulée et de 1 983,8 euro au titre du stockage des articles commandés pour la collection printemps-été 2011, ordonner la restitution de l'excédent de 34 654,22 euro, en dépôt dans les comptes de la société Christian Louboutin (incluant l'acompte de 40 %, soit 14 954 euro, au titre de la collection printemps-été 2011, annulée et non livrée) ;
Vu les dernières conclusions signifiées le 22 avril 2015 par la société Christian Louboutin, dans lesquelles il est demandé à la cour de confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a débouté la société Rosenstein Chausseur de l'ensemble de ses demandes et l'a condamnée à verser à la société Christian Louboutin la somme de 10 000 euro au titre des frais irrépétibles, déclarer la société Christian Louboutin recevable et bien fondée en son appel incident, en conséquence, réformer le jugement entrepris en ce qu'il a limité les condamnations de la société Rosenstein Chausseur Inc. au titre des factures dont elle est redevable à la somme totale de 19 394,02 euro, et, statuant à nouveau, condamner la société Rosenstein Chausseur Inc. à verser à la société Christian Louboutin la somme globale de 42 676,02 euro (soit 9 394,02 euro + 33 282,00 euro), la somme correspondant au coût du stockage chez TWS à Milan de 218 des articles commandés par la société Rosenstein Chausseur Inc. pour la collection printemps-été 2011, s'élevant à ce jour à 1983,8 euro, à parfaire selon la durée de la procédure, et, enfin, celle de 15 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ;
SUR CE,
Considérant qu'il résulte de l'instruction les faits suivants :
La société Louboutin est spécialisée dans le commerce de chaussures de luxe de la marque Louboutin.
Depuis 2004, la société Rosenstein Chausseur Inc., société de droit canadien, dont le siège social est au Québec, distribue des sacs et des souliers de la marque Christian Louboutin à Montréal. Aucun contrat n'a été signé entre les parties.
Le 20 octobre 2010, la société Christian Louboutin a reproché à la société Rosenstein Chausseur Inc. le paiement tardif de factures et l'a informée de la cessation de leurs relations commerciales, après livraison des pièces de la saison printemps-été 2012, soit à la fin de mai 2012 au plus tard.
En fait, la société Christian Louboutin a cessé toute livraison après celle de la saison automne- hiver 2010-2011, et n'a pas exécuté le préavis, la société Rosenstein Chausseur Inc. étant encore redevable du solde des factures correspondant aux pièces de la saison automne-hiver 2010-2011.
Le 21 avril 2011, la société Rosenstein Chausseur Inc. a mis la société Christian Louboutin en demeure de lui payer diverses sommes au titre de l'indemnisation de ses préjudices et de lui restituer l'acompte de 34 654,22 euro, versé en septembre 2010 sur les commandes à venir pour la saison printemps-été 2011.
La société Christian Louboutin a mis, à son tour, le 25 mai 2011, la société Rosenstein Chausseur Inc. en demeure de lui payer la somme de 42 676,02 euro, correspondant au solde de la saison automne-hiver 2010-2011 (9 394 euro) et aux commandes de la saison printemps-été 2011 (solde de 33 282 euro restant dû sur la facture de 48 236 euro).
Par acte du 15 juin 2011, la société Rosenstein Chausseur Inc. a fait assigner la société Christian Louboutin devant le Tribunal de commerce de Paris en rupture brutale des relations commerciales.
Le tribunal a débouté la société Rosenstein Chausseur Inc. de ses demandes pour rupture brutale, estimant que le défaut de paiement des factures par celle-ci avait habilité la société Louboutin à interrompre les relations commerciales sans préavis et à refuser de livrer les pièces de la collection printemps-été 2011. Il a en retour, condamné la société Rosenstein Chausseur Inc. à s'acquitter des sommes restant dûes à la société Louboutin.
Sur la rupture des relations commerciales
Considérant que l'appelante soutient que la société Christian Louboutin aurait rompu unilatéralement et abusivement sa relation commerciale avec la société Rosenstein Chausseur Inc. ; que la société Rosenstein Chausseur Inc. était le distributeur de la marque Louboutin au Canada puisque la société Christian Louboutin n'était pas distribuée au Canada avant la création de la société Rosenstein Chausseur Inc. et l'ouverture de sa boutique, à l'exception de deux corners dans des grands magasins multimarques ; que la société Rosenstein Chausseur Inc. est devenue le distributeur exclusif de la société Christian Louboutin au Canada pendant 9 ans ; que la relation commerciale entre les deux sociétés était une relation commerciale établie pendant 9 années ; que le motif de rupture invoqué par la société Christian Louboutin serait fondé sur des allégations fausses, et en toute hypothèse, le non-paiement d'une somme de 9 394,02 euro ne saurait constituer une faute d'une gravité telle qu'elle justifierait la rupture sans préavis des relations commerciales ; que la société Rosenstein Chausseur Inc. dépendait économiquement de la société Christian Louboutin ;
Considérant que l'intimée soutient que la collaboration entre les sociétés Christian Louboutin et Rosenstein Chausseur Inc. remonte à l'automne 2004, postérieurement donc à la création de la société canadienne par Monsieur et Madame Rosenstein et qu'il n'a jamais existé de relations exclusives ou quasi exclusives entre les deux sociétés ; que la société Christian Louboutin n'est pas intervenue dans l'agencement de la boutique de la société Rosenstein Chausseur Inc. ; qu'elle ajoute que la rupture des relations commerciales n'a revêtu aucun caractère brutal, puisqu'elle est intervenue au cours du préavis en raison des manquements particulièrement graves de la société Rosenstein Chausseur Inc. à ses obligations contractuelles et que c'est exclusivement l'attitude de la société Rosenstein Chausseur Inc. qui a interdit la poursuite des relations commerciales pendant toute la durée du préavis notifié ;
qu'elle soutient que c'est exclusivement le défaut de paiement des factures par la société Rosenstein Chausseur Inc. pendant la durée du préavis qui l'a contrainte à suspendre les livraisons ; que si la société Rosenstein Chausseur Inc. a bien passé des commandes pour la collection printemps-été 2011 à l'automne 2010, elle avait, à cette époque, laissé s'accumuler un arriéré, y compris pour la saison automne-hiver 2010-2011, auquel se sont ajoutées les commandes passées pour la saison printemps- été 2011 ; qu'ainsi, elle n'est en aucun cas responsable d'une "suspension arbitraire des livraisons" et les allégations de la société Rosenstein Chausseur Inc. relatives tout d'abord à une " augmentation forcée des achats " mais aussi à une obligation de verser un acompte de 40 % du montant des commandes dans les 48 heures de la prise de commande, obligations qui auraient provoqué les difficultés financières de la société Rosenstein Chausseur, seraient parfaitement imaginaires, tout comme les prétendues conditions désavantageuses qui lui auraient été imposées par la société Christian Louboutin, par rapport aux autres clients ;
Considérant qu'il résulte des dispositions de l'article L. 442-6-I-5° du Code de commerce qu' " Engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers : De rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels. (...). Les dispositions qui précèdent ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure " ;
Considérant que la société Louboutin ne conteste pas avoir interrompu, en octobre 2010, les relations commerciales qui la liaient à la société Rosenstein ; qu'elle a, en effet, refusé de livrer à la société Rosenstein les pièces commandées de la saison printemps-été 2011, au motif que la société Rosenstein restait lui devoir la somme de 9 394,02 euro ; que dès le 2 août 2010, la société Louboutin avait alerté la société Rosenstein, lors d'une réunion à New York, sur les retards de paiement affectant leurs relations, ainsi qu'il ressort d'un courrier adressé par Monsieur Pereira de la société Rosenstein à Monsieur Louboutin, le 16 août 2010 ; que l'argument avancé était que les paiements de 100 % des marchandises ainsi que les dépôts de 40 % en avance étaient parfois effectués avec des retards ; que par courrier du 20 octobre 2010, la société Louboutin écrivait à Monsieur Pereira que le fournisseur avait constaté depuis 2009 des retards de paiement de près d'un mois pour les factures et de plusieurs mois pour les avoirs ; qu'il était souligné que le fournisseur devait relancer le distributeur en moyenne quatre fois pour les paiements, qui au surplus étaient effectués en plusieurs fois ; que la société Louboutin avait constaté que la situation s'était aggravée à partir de la saison automne-hiver 2010-2011 ; que dans ce courrier était annoncée la fin de la collaboration entre les deux sociétés, à la fin du mois de mai 2012 au plus tard, un préavis d'une durée de plus de 19 mois étant ainsi accordé à la société Rosenstein ;
Considérant que le préavis n'a pu être exécuté ; qu'en effet, dès le 25 novembre 2010, la société Rosenstein était mise en demeure de régler au plus vite le solde de la commande de l'automne-hiver 2010-2011, afin que puisse être expédiée la commande de la pré-collection printemps-été 2011; que le solde des impayés progressait jusqu'au 31 décembre 2010 pour atteindre la somme de 18 845,02 euro et la commande était toujours bloquée ; que la société Rosenstein ne répondant pas aux messages électroniques de la société Louboutin la sommant de régler les sommes dues afin de pouvoir être livrée, la société Louboutin lui a adressé le 7 janvier 2011, en recommandé, une lettre prenant acte de l'annulation des commandes pour la saison printemps-été 2011 ; que, par courrier du 7 février 2011, la société Louboutin mettait en demeure la société Rosenstein de régler les impayés concernant la collection automne-hiver 2010-2011 (9 394 euro) et les acomptes de la saison printemps-été 2011 (9 461 euro) ; qu'il était mentionné qu'à défaut de ces paiements, la société Louboutin constaterait la rupture des relations commerciales avant le terme du préavis ;
Considérant qu'il résulte de ces éléments que la société Rosenstein n'a pas respecté les conditions générales de vente et de pré-paiement de la société Louboutin, qui rappelaient que les expéditions d'articles ne pourraient avoir lieu qu'après paiement des acomptes (40 % à la commande, paiement sous sept jours, 30 % avant la première livraison et 30 % avant la dernière livraison) ; que ces conditions de paiement étaient expressément rappelées sur les bons de commandes acceptés par la société Rosenstein, qui en a signé toutes les pages ;
Considérant que la société Rosenstein ne conteste pas les retards de paiement ; qu'elle n'a d'ailleurs répondu à aucun courrier de relance, du 25 novembre 2010 au 7 février 2011 ; que, cependant, elle expose que ces retards seraient dus à la situation financière difficile dans laquelle la société Louboutin l'aurait placée, par des exigences de quotas d'achat trop élevés, et des conditions de paiement lui imposant le versement d'acomptes à bref délai ; qu'elle soutient donc ne pas être fautive et conteste qu'il ait pu être mis fin sans préavis aux relations commerciales qu'elle entretenait avec la société Louboutin ;
Mais considérant que la société Rosenstein ne démontre pas, d'une part, que la société Louboutin lui aurait imposé des quotas, et d'autre part, que ces quotas auraient été fixés à un niveau excessivement élevé ; qu'il résulte, au contraire, d'un courrier adressé par Madame Rosenstein à Monsieur Louboutin le 21 août 2006 que celle-ci cherchait à augmenter le volume de ses commandes ; que la société Rosenstein ne démontre pas " l'augmentation forcée des achats " qui lui aurait été imposée par la société Louboutin ; que les conditions de paiement sont les conditions pratiquées à l'égard de tous les distributeurs de la société Louboutin, la société Rosenstein n'ayant fait l'objet d'aucune discrimination ;
Considérant qu'il résulte de ce qui précède que la rupture des relations commerciales en cours de préavis est imputable à la société Rosenstein qui a violé une de ses obligations essentielles, à savoir le paiement de factures émises par la société Louboutin ; que le jugement entrepris sera confirmé sur ce point et en ce qu'il a débouté la société Rosenstein de toutes ses demandes indemnitaires ; qu'au surplus, la société Rosenstein ne démontre pas avoir versé un acompte de 34 654,22 euro qui se trouverait en dépôt dans les comptes de la société Louboutin ; qu'elle sera également déboutée de sa demande de restitution de cette somme ;
Considérant que la société Rosenstein sera également déboutée de sa demande pour procédure abusive, échouant à démontrer en l'espèce l'attitude fautive de la société Louboutin ;
Sur les demandes reconventionnelles de la société Louboutin
Considérant que la société Louboutin demande à la cour de confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a condamné l'appelante à lui verser la somme de 9 394, 02 euro au titre de la saison automne-hiver 2010-2011 et de le réformer en ce qu'il a limité à 10 000 euro le montant des condamnations prononcées au titre des commandes de la collection printemps-été 2011 et de condamner à ce titre la société Rosenstein à lui verser la somme de 33 282 euro, outre la somme de 1 983, 8 euro correspondant au coût du stockage des marchandises chez TWS à Milan pour la collection printemps-été 2011 ;
Considérant que la société Rosenstein demande à la cour de constater que la somme de 9 394,02 euro, au titre du solde de la collection automne-hiver 2010-2011, déjà livrée, a été réglée par la société Rosenstein Chausseur Inc. ; que la commande de 33 282 euro, au titre de la collection printemps-été 2011, a été annulée et non livrée, selon l'accord des parties ;
Mais considérant que la société Rosenstein ne démontre pas avoir réglé la somme de 9 394,02 euro ; elle sera donc condamnée à payer à la société Louboutin ladite somme et le jugement entrepris sera confirmé sur ce point ;
Considérant, s'agissant de la commande printemps-été 2011, que, par courrier du 7 février 2011, la société Louboutin a demandé à la société Rosenstein de confirmer le paiement de la somme de 9 461 euro sous huitaine, à peine d'annulation des commandes et de réaffectation des marchandises : " nous vous remercions de nous confirmer le paiement de la somme de 9 461 euro sous huitaine, faute de quoi vos commandes seront annulées et vos marchandises seront réaffectées " ; qu'aucune pénalité ni aucune condition particulière n'étaient évoquées dans ce courrier, qui cristallise donc les positions respectives des parties ; qu'aucune régularisation n'étant intervenue, la commande a été effectivement annulée ; que la société Louboutin ne saurait donc obtenir le paiement du solde de cette commande ni le remboursement des frais de stockage, car la société Louboutin aurait pu récupérer et disposer des marchandises dès le début de l'année 2011 ; que le jugement entrepris sera infirmé en ce qu'il a condamné la société Rosenstein à payer de ce chef la somme de 10 000 euro à la société Louboutin ;
Considérant que l'acompte de 40 % versé par la société Rosenstein restera acquis à la société Louboutin et constituera une réparation suffisante pour l'annulation de la commande printemps-été 2011, qui lui a causé un préjudice ;
Par ces motifs, Confirme le jugement entrepris, sauf en ce qu'il a condamné la société Rosenstein Chausseur à payer à la société Louboutin la somme de 19 394,02 euro, l'Infirme sur ce point, et Statuant à nouveau, Condamne la société Rosenstein Chausseur à payer à la société Louboutin la somme de 9 394,02 euro, Déboute les parties du surplus de leurs demandes, Condamne la société Rosenstein Chausseur aux dépens de l'instance d'appel qui seront recouvrés selon les dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile, Condamne la société Rosenstein Chausseur à payer à la société Louboutin la somme de 10 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.