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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 16 septembre 2015, n° 13-08191

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Jeanne (ès qual), Red One Motors (SARL)

Défendeur :

Ducati West Europe (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Cocchiello

Conseillers :

Mmes Luc, Nicoletis

Avocats :

Mes Hyest, Boccon Gibod, Balensi

T. com. Paris, 19e ch., du 27 mars 2013

27 mars 2013

Faits et procédure

La société Ducati West Europe (ci-après Ducati), anciennement dénommée Ducati France, a pour activité la commercialisation de motos, fabriquées par la société Ducati Motor Holding ainsi que des pièces détachées, d'accessoires et de vêtements.

Dès le début 2008, intéressés par la distribution de la marque Ducati dans le cadre d'un contrat de franchise, Monsieur Jean Philippe Hubert, Monsieur Thierry Macia, et Madame Nathalie Augis entraient en relation avec la société Ducati et échangeaient diverses informations. Un prévisionnel était élaboré, un document précontractuel d'information était adressé aux intéressés en novembre 2008. En février 2009, Monsieur Jean Philippe Hubert, Monsieur Thierry Macia, et Madame Nathalie Augis ont créé la société Red One Motors à l'effet de distribuer des produits de la marque Ducati en qualité de franchisé. Monsieur Macia était le gérant de cette société.

Le 5 mars 2009, un contrat a été signé entre la société Ducati et la société Red One Motors, donnant à cette dernière le droit exclusif de créer et de gérer un magasin " Ducati Store " et de commercialiser les produits de la marque Ducati dans le département de la Seine-Saint-Denis et dans la partie nord du département de la Seine-et-Marne. Le magasin a été ouvert à Livry-Gargan.

Le 23 juillet 2010, la société Red One Motors et ses trois associés ont assigné la société Ducati devant le Tribunal de commerce de Paris pour obtenir l'annulation du contrat de franchise.

Par jugement du 20 janvier 2011, le Tribunal de commerce d'Evry a placé la société Red One Motors en redressement judiciaire et désigné Maître Jeanne en qualité de mandataire judiciaire, La société Ducati a déclaré sa créance. Par jugement du 10 mars 2011, la société Red One Motors a été placée en liquidation judiciaire. Maître Jeanne a été désigné mandataire liquidateur.

Par jugement rendu le 27 mars 2013, le Tribunal de commerce de Paris a :

- pris acte de la renonciation de Messieurs Thierry Macia, Jean Philippe Hubert et Madame Nathalie Augis à toute demande à l'encontre de la société Ducati,

- débouté Maître Bertrand Jeanne, en sa qualité de mandataire liquidateur de la société Red One Motors, de sa demande en nullité du contrat de franchise,

- débouté Maître Bertrand Jeanne, ès qualités, de sa demande de dommages et intérêts pour manquements dans l'exécution du contrat,

- dit irrecevable la demande de dommages et intérêts pour responsabilité délictuelle,

- condamné Maître Bertrand Jeanne, ès qualités, à payer à la société Ducati la somme de 10 000 € au titre de l'article 700 du Code de procédure civile

- condamné Maître Bertrand Jeanne, ès qualités aux dépens, donc ceux à recouvrer par le greffe, liquidés à la somme de 175,46 € dont 28,54€ de TVA.

Vu l'appel interjeté par Maître Bertrand Jeanne, ès qualités le 23 avril 2013.

Vu les dernières conclusions signifiées le 22 mai 2015 par Maître Bertrand Jeanne, dans lesquelles il est demandé à la cour de :

Au visa à titre principal des articles 1109, 1110 et 117 du Code civil et subsidiairement au visa de l'article 1382 du Code civil,

- recevoir Maître Jeanne ès qualités en ses présentes conclusions et l'y déclarer bien fondé,

Y faisant droit,

- infirmer le jugement entrepris par le Tribunal de commerce de Paris le 27 mars 2013,

Statuant à nouveau,

A titre principal,

- constater que l'erreur de la société Red One Motors a été provoquée par l'insuffisance d'information et le caractère erroné de l'information délivrée par la société Ducati,

- prononcer l'annulation du contrat de franchise,

- condamner la société Ducati à payer à Maître Jeanne ès qualités la somme totale de 713 069,77 € au titre des préjudices subis,

A titre subsidiaire,

- constater que la société Ducati a commis une faute dans l'exécution de son obligation d'information précontractuelle,

- condamner la société Ducati à payer à Maître Jeanne ès qualités la somme totale de 641 762 € au titre de la perte de chance de contracter le contrat de franchise,

Par conséquent, pour toutes ces demandes,

- condamner la société Ducati à payer à Maître Jeanne ès qualités la somme de 10000 € au titre de l'article 700 du Code de procédure civile,

- condamner la société Ducati aux entiers dépens.

Maître Jeanne, agissant en qualité de liquidateur de la société Red One Motors invoque le dol : il fait valoir que la société Ducati a failli à l'obligation d'information précontractuelle renforcée inhérente au contrat de franchise : il soutient que la société Red One Motors a reçu des informations mensongères et des éléments d'appréciation insuffisants, que la société Ducati a validé un prévisionnel irréaliste (notamment en ne tenant pas compte de la saisonnalité du marché, des charges réelles d'exploitation et ne tenant pas compte de l'impact de l'ouverture du magasin de Vert-Saint-Denis) et n'a pas fait un état suffisamment précis du marché (notamment en dissimulant l'ouverture d'un autre Ducati Store à Vert-Saint-Denis). L'appelant rappelle que les associés franchisés ne disposaient pas de l'expérience et du savoir-faire leur permettant d'apprécier la faisabilité des promesses de rentabilité faites par la société Ducati. Le dol est établi.

Subsidiairement, il invoque le manquement de la société Ducati à son obligation d'information sur le fondement de l'article 1382 du Code civil : l'intimée a manqué à son devoir général d'information précontractuelle, de mise en garde ; la société Red One Motors n'aurait normalement pas pu obtenir les financements accordés et par conséquent n'aurait pas pu satisfaire aux critères du contrat de franchise. Ses chances de ne pas contracter étaient ainsi très élevées.

Maître Jeanne ès qualités explique que la stratégie de Ducati était de développer son réseau, afin porter les risques liés à l'investissement à ses franchisés, d'enregistrer un chiffre d'affaire en augmentation pour être au mieux vendu. Elle soutient que la société Red One Motors n'a commis aucune faute de gestion, que les résultats déficitaires ne sont pas imputables à son équipe.

Il fait état de la mauvaise exécution par la société Ducati de ses obligations : celle-ci n'a en effet pas accompagné son franchisé lors de l'ouverture du magasin, lui a imposé des retards dans les approvisionnements, a ouvert un site internet d'achat en ligne violant ainsi son exclusivité territoriale, n'a pas apporté les outils de communication, défendu l'image de la marque, n'a mis en œuvre aucun savoir-faire, n'a pas aidé la société Red One Motors lorsqu'elle était en difficulté. Il invoque l'exécution du contrat sans bonne foi, diligence et loyauté de la part de la société Ducati alors que la société Red One Motors n'a commis aucune faute de gestion.

Vu les dernières conclusions signifiées le 2 septembre 2013 par la société Ducati West Europe, dans lesquelles il est demandé à la cour de :

Sur le dol,

- constater qu'un document d'information précontractuel a été transmis par Ducati West Europe à Red One Motors conformément aux dispositions de l'article L. 330-3 du Code de commerce,

- constater que Maître Jeanne, ès qualités, ne démontre aucune manœuvre dolosive qui serait imputable à Ducati,

- constater que Maître Jeanne, ès qualités, ne démontre pas davantage une quelconque intention dolosive de Red One Motors,

- constater que le consentement de Red One Motors n'a pas été vicié et qu'aucun dol n'est établi,

En conséquence,

- confirmer le jugement rendu par le Tribunal de commerce de Paris le 27 mars 2013,

- dire et juger le contrat conclu le 5 mars 2009 parfaitement valable,

- débouter Maître Jeanne, ès qualités, de sa demande de dommages et intérêts de 713 069,77 €,

Sur les prétendus manquements contractuels de Red One Motors

- constater que Ducati n'a commis aucune faute contractuelle,

- constater au surplus que Maître Jeanne, ès qualités, ne démontre aucun lien de causalité entre les faits reprochés à Ducati et le préjudice "non démontré" qu'elle allègue,

En conséquence,

- confirmer le Jugement rendu par le Tribunal de commerce de Paris le 27 mars 2013,

- débouter Maître Jeanne, ès qualités, de sa demande de dommages et intérêts de 713 069,77 € à ce titre,

En tout état de cause,

- débouter Maître Jeanne, ès qualités, de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions,

- condamner Maître Jeanne, ès qualités, à payer à la société Ducati la somme de 15 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile,

- condamner Maître Jeanne, ès qualités, aux entiers frais et dépens de l'instance.

Tout d'abord, la société Ducati fait valoir qu'elle a fourni un document d'information précontractuel (DIP) conforme aux exigences de la loi, comprenant des informations exactes, fiables et réalistes, ne dissimulant rien, notamment l'ouverture d'un magasin à Vert-Saint-Denis dans la partie sud du département de la Seine-et-Marne. Elle souligne ne pas avoir élaboré un prévisionnel ni validé celui que la société Red One Motors a établi. Elle n'a commis aucune manœuvre dolosive, n'a eu aucune intention de tromper l'appelante, n'y ayant d'ailleurs aucun intérêt. Elle rappelle le caractère averti de la société Red One Motors dont les associés étaient des dirigeants d'entreprise, et estime que cette société s'est engagée en toute connaissance de cause. Elle indique avoir transmis son savoir-faire, le démontrant lors de l'exécution du contrat. Elle estime que l'appelante ne fournit aucune preuve du préjudice qu'elle dit subir.

Ensuite, la société Ducati expose ne pas être tenue à un devoir de mise en garde et rappelle n'avoir commis aucune faute susceptible d'engager sa responsabilité contractuelle. Elle fait valoir que la société Red One Motors ne justifie aucun des faits qu'elle allègue (retards dans l'approvisionnement, violation du devoir de loyauté, violation de l'exclusivité territoriale, violation de son devoir d'accompagnement financier, absence de plan marketing et communication), et souligne que celle-ci n'a pas payé certaines de ses factures.

SUR CE,

Sur l'annulation du contrat, sur la demande de dommages-intérêts :

Considérant que sont invoqués le dol dont a été victime la société Red One Motors en raison des agissements de la société Ducati et subsidiairement la violation par la société Ducati de son "devoir de renseignement contractuel comportant celui de mettre en garde son partenaire voire de le dissuader" ;

Considérant qu'un prévisionnel d'exploitation est élaboré par le franchisé et donne un objectif raisonnable à atteindre ; que le commerçant candidat à la franchise doit au cours de l'exécution du contrat s'efforcer de l'atteindre tout en sachant que différents facteurs ne dépendant pas du seul franchiseur peuvent en rendre la réalisation impossible ;

Considérant que le prévisionnel d'exploitation a été élaboré par les associés de la société Red One Motors, qu'il est le résultat abouti de plusieurs échanges de correspondances entre Ducati et les associés de la société Red One Motors au cours desquels la société Ducati a donné des éléments d'information sur l'exploitation d'un Ducati Store et la société Ducati a, à deux reprises, attiré l'attention de la société Red One Motors sur le caractère trop optimiste de certains éléments du prévisionnel, notamment les charges salariales ;

Considérant qu'il n'est nullement justifié par les pièces versées au débat que la version finale du prévisionnel a été validée par la société Ducati, de sorte qu'elle aurait garanti sa réalisation ; que par ailleurs, que le chiffre de ventes effectivement réalisé se trouvait en rapport avec l'activité prévue pour le marché sur lequel intervenait Ducati, soit celui des deux roues de 600 cm3, ainsi que Ducati l'a indiqué dans les informations transmises et comme elle l'exposera dans le DIP ; que la surestimation des heures de main d''œuvre consacrées aux réparations reprochée par Maître Jeanne ès qualités ne repose sur aucune pièce et que l'impact sur les ventes qu'aurait eu l'ouverture de la concession de Vert-Saint-Denis située à plus de cinquante kilomètres du magasin franchisé de Livry Gargan n'est qu'allégué ; qu'en définitive, il n'est nullement rapporté que les informations données par Ducati pour l'élaboration du prévisionnel aient été erronées, tronquées et l'écart entre le prévisionnel et ce qui a été effectivement réalisé ne saurait permettre d'établir l'existence de la faute de la société Ducati dans la transmission d'informations erronées, tronquées ; que ce prévisionnel n'était pas irréaliste ;

Considérant que le document d'information prévisionnel (DIP) doit répondre aux conditions précisées par les articles L. 330-3 et R. 330-1du Code de commerce ; que les griefs formulés ont trait à la présentation lacunaire du marché local et du réseau Ducati ;

Considérant que la lecture du DIP adressé aux associés de la société Red One Motors le 20 novembre 2008 révèle que Ducati a donné une définition précise du marché pertinent (article 5 et annexe 5) objet du contrat Ducati Store, c'est-à-dire le marché des motos de plus de 600 cm3, qu'il donnait l'état et les perspectives de développement de ce marché au niveau national et dans la zone Seine-Saint-Denis, Seine-et-Marne Nord (annexe 5) ainsi que les perspectives de développement de Ducati sur ce marché ;

Considérant que la liste des entreprises Ducati Store faisant partie du réseau de distribution Ducati, précisant les noms et adresses était donnée ; que la liste des entreprises intervenant sur le même secteur géographique faisait état du seul établissement Yohann Moto Sport ; que le DIP ne donnait pas de renseignements sur le concessionnaire Ducati "Pôle Position" de Vert-Saint-Denis dans la mesure où il n'existait pas à l'époque ; qu'en revanche, la société Red One Motors connaissait son ouverture prochaine, compte tenu des annonces effectuées par Ducati et ne peut reprocher "une rétention d'information" de la part de Ducati ; qu'enfin, le concessionnaire Ducati se trouvait sur la partie sud du département de la Seine-et-Marne, à une cinquantaine de kilomètres de Red One Motors et ne partageait par conséquent pas son secteur, contrairement à ce que soutient Maître Jeanne ès qualités à plusieurs reprises dans ses écritures ;

Considérant que Maître Jeanne ès qualités n'est pas fondé à soutenir que ces informations étaient lacunaires, imprécises ou encore retenues ;

Considérant qu'il sera au surplus observé que Monsieur Macia et Monsieur Hubert créateurs de la société Red One Motors étaient des chefs d'entreprise et qu'en cette qualité, ils savaient ce qu'est un prévisionnel, comment il est élaboré et quelles en sont les limites ; que la société Ducati n'avait pas d'obligation d'information à leur égard autre que celle que la loi lui imposait de donner par le document d'information précontractuel ou encore en vertu de la nécessaire loyauté que se doivent les futurs cocontractants, qu'elle n'avait pas à les mettre en garde, voire les dissuader de contracter ;

Considérant enfin qu'il est encore observé que les parties sont entrées en relation au début de l'année 2008, qu'elles ont tout d'abord discuté, se sont rencontrées, que les associés ont été agréés Ducati, qu'ensuite ils ont élaboré un prévisionnel d'exploitation sur la période de juin à octobre 2008, qu'ils ont été destinataires du document d'information précontractuel en novembre 2008, qu'ils ont signé trois mois et demi plus tard le contrat en mars 2009 ; que c'est manifestement après mûre réflexion exclusive de tout vice du consentement que ce contrat a été signé ;

Considérant qu'il résulte de ces diverses énonciations que la société Red One Motors n'a été victime d'aucune erreur sur la "rentabilité de l'entreprise", qu'elle n'a été victime d'aucune manœuvre dolosive, d'aucune réticence ou information inexacte sur l'entreprise envisagée ; que la société Ducati n'avait pas d'obligation de mise en garde ; que la demande en annulation du contrat et la demande de dommages-intérêts ne sont pas fondées.

Sur l'exécution du contrat :

Considérant que Maître Jeanne ès qualités fait de nombreux reproches à la société Ducati qui n'aurait pas exécuté ses obligations contractuelles ; qu'il apparaît toutefois qu'au cours de l'exécution du contrat, la société Red One Motors a adressé quelques mails, tous de la même époque, pour demander à quelle date seraient livrées des motos ou des pièces de rechange, mais qu'il s'agissait soit de demandes de renseignements sans commande soit de demandes révélant un problème ponctuel d'approvisionnement ; que la création d'un site Internet de vente par Ducati Store Paris ne constituait pas une violation de l'obligation de respecter l'exclusivité du territoire consenti à Red One Motors dès lors qu'aucune prospection de la clientèle de la société Red One Motors par un quelconque procédé n'est rapportée ; qu'aucun courrier de plainte n'a été adressé à Ducati pour un défaut d'accompagnement, de communication ou encore pour la déstabilisation de l'équipe de la société Red One Motors qui est alléguée et au surplus, aucune pièce n'est produite aux débats pour étayer ces manquements ; que Maître Jeanne ès qualités ne peut reprocher à la société Ducati un "défaut d'accompagnement financier" alors qu'il n'existe aucune obligation de cette nature à la charge de Ducati, ou encore l'absence de mise en œuvre du savoir-faire dans un "plan d'action" visant à pallier les difficultés rencontrées alors qu'il ne verse aucune pièce pour étayer ses allégations,

Considérant au surplus que Ducati produit des documents qui rapportent la preuve qu'elle a accompagné son franchisé lors de l'ouverture de son magasin, a communiqué sur cette ouverture par mails auprès des propriétaires de Ducati, sur des sites spécialisés et le site internet de Ducati, dans la presse spécialisée, a organisé des événements, fait des mesures promotionnelles, pris en charge la formation commerciale, qu'elle a défendu l'image de la marque ;

Considérant que les reproches sont injustifiés, que la cour constate toutefois Maître Jeanne ès qualités ne tire aucune conséquence d'une mauvaise exécution du contrat dans le dispositif de ses conclusions ;

Par ces motifs LA COUR, confirme le jugement, condamne Maître Jeanne ès qualités à payer à la société Ducati la somme de 8 000 euro à titre d'indemnité pour frais irrépétibles, condamne Maître Jeanne ès qualités aux entiers dépens.