CA Nancy, 5e ch. com., 9 septembre 2015, n° 14/00713
NANCY
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
SCP Pierre Bruart (ès qual.), Donnais (ès qual.), Intergestion (SAS)
Défendeur :
Grandjouan Frères (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Meslin
Conseillers :
Mme Soulard, M. Lafosse
Avocats :
SCP Millot-Logier et Fontaine, Mes Faucheur Schiochet, Dornic, Champy
Vu l'appel déclaré le 8 octobre 2010 par la société civile professionnelle Pierre Bruart (SCP Pierre Bruart.) et par Maître Géraldine Donnais, ès qualités de liquidateurs à la liquidation judiciaire de la société par actions simplifiée Intergestion (SCP Pierre Bruart et Maître Géraldine Donnais ès qualités.), contre le jugement prononcé par le Tribunal de commerce de Nancy le 29 juillet 2010 dans l'affaire qui les oppose à la société anonyme Grandjouan Frères (société Grandjouan.) - RG 10-2748 ;
Vu le jugement entrepris ;
Vu l'ordonnance du 24 janvier 2012 constatant l'interruption de plein droit de l'instance telle que prévue par l'article 369 du Code de procédure civile du fait de la cessation de fonction de l'avoué lorsque la représentation obligatoire est caractérisée ;
Vu le rétablissement de l'affaire auquel il a été procédé le 7 mars 2014 par suite du dépôt le 18 février précédent, des conclusions présentées par la SCP Pierre Bruart et Maître Géraldine Donnais ès qualités - RG 14-713 ;
Vu, enregistrées par ordre chronologique, les ultimes conclusions présentées le :
- 5 janvier 2015 par la société Grandjouan, intimée,
- 4 mai 2015 par la SCP Pierre Bruart et Maître Géraldine Donnais ès qualités, appelants';
Vu l'ensemble des éléments du dossier de procédure ouvert au greffe de la cour de céans et des pièces produites par les parties.
SUR CE
La cour se réfère au jugement entrepris pour un plus ample exposé des faits, de la procédure et des prétentions initiales.
Il suffit de rappeler les éléments constants suivants, tirés des écritures d'appel des parties.
1. données analytiques, factuelles et procédurales, du litige
La société Grandjouan, d'une part et la société par actions simplifiée Noyon Thiebault (société Noyon.), d'autre part, étaient liées par un contrat d'agence commerciale signé le 16 décembre 1991. Celle-là s'était vue confier par celle-ci, un mandat tendant à la commercialisation des produits d'accessoires de plomberie et de robinetterie auprès d'une clientèle de grandes surfaces de bricolage, de négoces et de grossistes dans plusieurs départements de l'Ouest de la France puis, dans ceux du Grand Ouest.
Le secteur d'activité a donc été étendu, de même que l'assiette et le taux des commissions ont été modifiés par plusieurs avenants au cours de l'exécution du contrat, le dernier étant daté du 5 décembre 2007.
En 2008, la société Intergestion a acquis l'intégralité du capital de la société Noyon et a rompu l'ensemble des contrats d'agents commerciaux de cette société sur le territoire français.
La société Noyon a selon lettre du 29 septembre 2008, à effet au 31 décembre 2008, prolongé au 30 juin 2009 par lettre du 13 novembre 2008, mis fin au contrat d'agence la liant à la société Grandjouan. Le calcul d'une indemnité de départ telle que celle visée à l'article L. 134-12 du Code de commerce était convenu.
Un certain nombre de lettres ont été échangées entre novembre 2008 et juin 2009 et ce, sans proposition précise émanant de la société Intergestion venant aux droits de la société Noyon par transmission universelle de son patrimoine du 2 janvier 2009.
Autorisée à cette fin selon ordonnance du 8 mars 2010, la société Grandjouan a finalement fait assigner la société Intergestion devant le Tribunal de commerce de Nancy en paiement, sous exécution provisoire, d'une indemnité de cessation de contrat d'agence commerciale par application de l'article L. 134-12 du Code de commerce outre les intérêts légaux à compter du 30 juin 2009 avec capitalisation des intérêts à compter du 30 juin 2010 et une indemnité de 8 000 euro sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile.
Par jugement du 30 mars 2010, le Tribunal de commerce de Nancy a prononcé le redressement judiciaire de la société Intergestion puis a nommé en qualité d'administrateurs judiciaires, la SCP Bayle-Chanel et la SCP Krebs-Suty et en qualité de mandataires judiciaires, Maître Géraldine Donnais ainsi que la SCP Pierre Bruart.
La société Grandjouan a le 1er avril 2010, déclaré sa créance entre les mains du mandataire judiciaire habilité.
Par acte extrajudiciaire du 16 avril 2010, la société Grandjouan a régularisé la procédure engagée devant le Tribunal de commerce de Nancy en faisant assigner les organes de la procédure collective désignés.
Par jugement réputé contradictoire du 29 juillet 2010, le Tribunal de commerce de Nancy a énoncé sa décision sous forme de dispositif dans les termes suivants :
- fixe la créance de la SA Grandjouan Frères au passif de la SAS Intergestion, en redressement judiciaire, à titre chirographaire, aux sommes suivantes :
- 1 040 264 euro au titre de l'indemnité de cessation de contrat d'agent commercial en application de l'article L. 134-12 du Code de commerce,
- 22 443, 68 euro au titre des intérêts légaux calculés sur l'indemnité de cessation de contrat, arrêtés au 30 mars 2010,
- 6 000 euro au titre des dispositions de l'article 700 du CPC [Code de procédure civile]
- ordonne l'inscription de ces sommes à l'état des créances,
- autorise l'exécution provisoire du présent jugement nonobstant toute voie de recours et sans garantie,
- ordonne l'emploi des dépens du présent jugement en frais de procédure collective.
La SCP Pierre Bruart et Maître Géraldine Donnais ès qualités ont déclaré appel de cette décision.
Le magistrat de la mise en état a, par ordonnance du 24 janvier 2012, constaté que l'interruption de l'instance, telle que prévue à l'article 369 du Code de procédure civile, était dans les circonstances précises de cette espèce, caractérisée du fait de la cessation de fonction de l'avocat ou de l'avoué puisque la procédure était une procédure à représentation obligatoire.
L'affaire a été rétablie le 24 février 2014 à la demande des liquidateurs.
La clôture de l'instruction a été ordonnée le 16 décembre 2014.
La révocation de cette ordonnance a été décidée le 5 janvier 2015 sur demande de la société Grandjouan et l'affaire a été renvoyée à l'audience de mise en état du 21 janvier 2015 pour permettre l'élaboration d'un calendrier de procédure.
La clôture de l'instruction a finalement été renvoyée à l'audience du 20 mai 2015 tenue en formation collégiale pour y être plaidée.
A cette date, les débats ont été ouverts et l'affaire a été mise en délibéré à la date de ce jour.
2. Prétentions et Moyens des parties
Vu les articles 455 et 954 du Code de procédure civile.
La cour renvoie aux écritures de chaque partie pour une connaissance approfondie de la synthèse argumentative de leur position dont l'essentiel sera développé lors de l'analyse des prétentions et moyens articulés.
La SCP Pierre Bruart et Maître Géraldine Donnais ès qualités demandent à la cour de :
- déclarer l'appel interjeté par la SCP Bruart et Me Donnais ès qualités de mandataires liquidateurs de la SAS Intergestion tant recevable que bien fondé,
- y faisant droit,
- réformer la décision dont appel,
- débouter la SA Grandjouan de ses demandes,
- condamner la SA Grandjouan au paiement d'une somme de 5 000 euro sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens tant d'instance que d'appel lesquels seront recouvrés par Maître Faucheur Schiochet, conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile.
La société Grandjouan prie la cour :
- confirmer en toutes ses dispositions le jugement rendu par le Tribunal de commerce de Nancy le 29 juillet 2010,
- en conséquence,
- dire et juger l'appel interjeté par la SCP Pierre Bruart et Maître Géraldine Donnais, agissant ès qualités de liquidateurs judiciaires de la société Intergestion SAS, mal fondé,
- en conséquence,
- débouter la SCP Pierre Bruart et Maître Géraldine Donnais agissant ès qualités de liquidateurs judiciaire de la société Intergestion SAS, de l'intégralité de leurs demandes, fins et prétentions à l'encontre de la société Grandjouan Frères SA,
- condamner solidairement la SCP Pierre Bruart et Maître Géraldine Donnais ès qualités de liquidateurs judiciaires de la société Intergestion SAS, au paiement de la somme de 5 000 euro sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile,
- dire que cette somme ainsi que les dépens auront un caractère privilégié dans le passif de la société Intergestion SAS,
- condamner solidairement la SCP Pierre Bruart et Maître Géraldine Donnais agissant ès qualités de liquidateurs judiciaires de la société Intergestion SAS aux entiers dépens de première instance et d'appel lesquels seront recouvrés par la SPC Millot-Logier & Fontaine, avocats, conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile.
CELA ETANT EXPOSE,
La cour statue, sur le bien-fondé de la demande en paiement d'une indemnité de rupture d'un contrat d'agence commerciale réclamée sur le fondement de l'article L. 134-12 du Code de commerce.
La SCP Pierre Bruart et Maître Géraldine Donnais ès qualités qui rappellent au préalable ne pas avoir constitué avocat devant les premiers juges, observent que l'indemnité allouée de ce chef doit toujours être égale au montant du préjudice subi par l'agent commercial en raison de la privation des commissions qu'il aurait dû percevoir sur les affaires traitées avec sa clientèle et que par conséquent, la règle d'évaluation consacrée par une jurisprudence constante, en considération d'un usage professionnel, sur la base de deux années de commissions, peut et doit ainsi parfois être écartée.
Ils expliquent :
- que la société Granjouan n'effectue aucun calcul justifiant les sommes réclamées et qu'elle se borne à réclamer une somme équivalant à 36 mois de commissions ;
- que l'indemnisation d'une prétendue incidence fiscale de la résiliation du contrat litigieux n'est en outre justifiée, ni par les usages, ni par la jurisprudence;
- qu'enfin, rien ne justifie l'application des intérêts légaux à compter de la date d'effet de la rupture plutôt qu'à compter de la date de mise en demeure de payer l'indemnité en cause.
La société Grandjouan s'oppose à cette position et relève :
- que les arguments présentés par ses adversaires procèdent d'un esprit chicanier ;
- que s'agissant de l'admission d'une créance chirographaire dans le passif d'une société en liquidation dont les créanciers chirographaires ne seront pas, ou pratiquement pas, désintéressés, les motivations des liquidateurs sont difficiles à comprendre ;
- qu'avant son rachat par la société Intergestion, la société Noyon était florissante grâce à l'excellence de sa force commerciale auprès de la grande distribution ;
- que la gravité de son préjudice est manifeste puisque, avec la fin du contrat litigieux, elle a perdu la valeur commune, finalité du mandat d'intérêt commun ;
- que ce préjudice correspond à la perte de l'actif incorporel constitué par le contrat d'agence, lequel se négocie habituellement sur la base de deux années de commissions ;
- qu'une agence commerciale ne vaut que par les mandats qui lui sont conférés ;
- que la perte du mandat provoque, non seulement une diminution des recettes de l'agence puisqu'un élément d'actif productif ou ayant vocation à l'être est perdu mais encore, la perte de l'avantage concurrentiel procuré par la représentation des produits Noyon Thiebault qui valorise l'ensemble de l'agence ;
- qu'elle verse aux débats des bilans et comptes de résultats justifiant son préjudice, justement apprécié par les premiers juges ;
- qu'elle ne s'est aujourd'hui toujours pas remise de la perte de la représentation des produits Noyon Thiebault, à telle enseigne que le chiffre d'affaires réalisé en 2011, 2012, 2013 et 2014 souffre encore de l'amputation du chiffre d'affaires réalisé avec cette société ;
- que la durée des relations sur vingt ans et le caractère exceptionnellement fructueux de cette collaboration justifient ainsi une évaluation de l'indemnité querellée à hauteur de 1 040 264 euro avec, pour années de référence, les trois années ayant précédé la notification de la rupture du contrat en septembre 2008 ;
- que c'est enfin à bon droit, que les premiers juges ont décompté les intérêts légaux à compter de la date effective de la rupture et donc, à compter du 30 juin 2009 ;
- qu'il ressort en effet des circonstances du litige que la société Intergestion a volontairement fait traîner les négociations et qu'elle a tardé à lui répondre sur le montant et le règlement de l'indemnité due ;
- que les intérêts alloués à compter du 30 juin 2009 doivent par conséquent, être considérés comme des dommages et intérêts complémentaires réparant un préjudice distinct de celui de la rupture elle-même.
Vu l'article L. 134-12 du Code de commerce dont il ressort, qu'en cas de cessation de ses relations avec le mandant, l'agent commercial a droit à une indemnité compensatrice en réparation du préjudice subi ainsi que le principe de réparation intégrale de tout préjudice commandant l'étendue des obligations du responsable.
Cette indemnité, qui relève de l'appréciation souveraine du juge du fond, se calcule au regard de la durée de la collaboration entre les parties et du temps nécessaire pour reconstituer la clientèle dans les circonstances du marché considérés.
En l'espèce, il est manifeste que l'indemnité due, est directement liée aux rémunérations que l'agent tirait de l'activité dont il a été directement privé, peu important de savoir à qui est imputable la rupture du contrat d'agence qui liait les parties.
Il ressort par ailleurs clairement, des termes de la lettre adressée par la société Grandjouan à son cocontractant le 18 novembre 2008, produite aux débats par la société Grandjouan elle-même, que cette dernière évaluait alors précisément son préjudice à l'équivalent de deux années de commissions, sur la base de la moyenne des trois dernières années arrêtées à fin septembre 2008, majorées de 33 % représentant le montant des taxes dues. Elle souligne aujourd'hui que le chiffre d'affaires qu'elle a réalisé au cours des quatre dernières années, reste encore à l'évidence influencé par la perte de représentation des produits Noyon Thiebault.
Cette dernière évolution du chiffre d'affaires n'étant justifiée par aucun document, la cour considère que l'évaluation de l'indemnité querellée aux deux tiers des commissions perçues au cours des trois dernières années est seule représentative de l'activité déployée par la société Grandjouan.
C'est par ailleurs à bon droit que les parties appelantes soulignent que le montant des taxes dues réclamé par la société Grandjouan à titre d'indemnisation d'un préjudice spécifique, n'est agrémenté d'aucune pièce justificative et ce, d'autant plus que la TVA n'est pas due sur le montant de l'indemnité de rupture laquelle n'a aucun lien, avec des opérations de prestations de services réalisées à l'occasion de la résiliation.
Il suit de tout ce qui précède que, eu égard aux vingt ans de collaboration et à la valorisation de clientèle justifiée par elle de manière tangible, l'indemnisation de la société Grandjouan sera au vu des éléments apportés aux débats, non discutés dans leur teneur par la partie adverse, justement fixée à 721 635 euro (correspondant plus précisément au deux tiers des commissions nettes, perçues entre septembre 2005 et septembre 2008.).
Le jugement entrepris sera réformé dans les termes du dispositif de cette décision.
Cette somme portera enfin intérêts au taux légal à compter du 30 juin 2009, date d'effet de la rupture jusqu'au 30 mars 2010, en compensation du préjudice distinct du retard supporté par la société Grandjouan du fait de l'inaction de la société Intergestion jusqu'à son dépôt de bilan.
Vu les articles 696 et 699 du Code procédure civile.
La société Grandjouan succombant en appel, il y a lieu de faire masse des dépens et de les faire supporter par moitié par chacune des parties, in solidum par les parties appelante et, quoi qu'il en soit, avec faculté de recouvrement direct, en faveur des avocats qui en font fait la demande.
Vu l'article 700 du Code de procédure civile.
Aucune circonstance particulière ne justifie de faire droit à la demande d'indemnisation à titre de frais irrépétibles d'appel.
Par ces motifs LA COUR, Statuant en audience publique et par arrêt contradictoire, Infirme le jugement entrepris en toutes ses dispositions, sauf en ce qui concerne les frais irrépétibles et les dépens, Statuant de nouveau, du chef des dispositions réformées, Fixe la créance de la société anonyme Grandjouan Frères à la somme de sept cent vingt et un mille six cent trente-cinq euro (721 635 euro.) avec intérêts au taux légal à compter du 30 juin 2009 jusqu'au 30 mars 2010 outre, les intérêts au taux légal à compter du 29 juillet 2010, Y Ajoutant, Fait masse des dépens d'appel, DIT qu'il seront partagés par moitié entre les parties et recouvrés directement par les avocats en ayant fait la demande conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile et qui, pour ceux mis in solidum à la charge de la société civile professionnelle Pierre Bruart et de Maître Géraldine Donnais, ès qualités de liquidateurs à la liquidation judiciaire de la société par actions simplifiée Intergestion, seront employés en frais de procédure collective, Dit n'y avoir lieu à frais irrépétibles d'appel.