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Décisions

CA Rouen, ch. soc., 29 septembre 2015, n° 15-00040

ROUEN

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Laboratoires de Biologie Végétale Yves Rocher (Sté)

Défendeur :

Bresson

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Dupray

Conseillers :

Mmes Delahaye, Hauduin

Avocats :

Mes Content, Bellet

Cons. prud'h. Rouen, du 25 nov. 2014

25 novembre 2014

EXPOSÉ DES FAITS, DE LA PROCÉDURE ET DES PRÉTENTIONS DES PARTIES

Vu le jugement en date du 25 novembre 2014 par lequel le Conseil de prud'hommes de Rouen, statuant dans le litige opposant Mme Estelle Bresson à la société Laboratoires de biologie végétale Yves Rocher (société Yves Rocher), s'est déclaré compétent et a réservé les dépens ;

Vu le contredit formé le 9 décembre 2014 par la société Yves Rocher à l'encontre de cette décision ;

Vu les conclusions et observations orales des parties à l'audience des débats du 24 juin 2015 auxquelles il est renvoyé pour l'exposé détaillé des prétentions et moyens présentés en cause d'appel ;

Vu les conclusions enregistrées au greffe le 24 juin 2015, régulièrement communiquées et soutenues oralement à l'audience, par lesquelles la société Yves Rocher, soutenant à titre liminaire qu'il serait opportun de soumettre à la Cour de justice de l'Union européenne les questions préjudicielles en interprétation du droit de l'Union européenne suivantes :

" 1. Le droit de l'Union européenne et, plus particulièrement, les articles 101 du TFUE, ainsi que le règlement n° 330-2010 de la Commission du 20 avril 2010 dont l'article 4 a) interdit les accords qui restreignent la capacité de l'acheteur de déterminer son prix de vente " sans préjudice de la possibilité pour le fournisseur d''imposer un prix de vente maximal ou de recommander un prix de vente, à condition que ces derniers n'équivalent pas à un prix de vente fixe ou minimal sou l'effet de pressions exercées ou d'initiatives par l'une des parties " doit-il être interprété en ce sens que le simple fait, pour le distributeur, d'appliquer les prix de revente maxima ou recommandés par son fournisseur, suffit pour conclure que lesdits prix sont imposés par ce dernier lorsque :

- le distributeur bénéficie, en vertu du contrat qui le lie à son fournisseur, de la liberté de fixer le prix de revente des produits contractuels, et que

- les circonstances de l'espèce n'apportent pas la preuve de l'existence d'une contrainte exercée par le fournisseur dans la fixation du prix de revente par son distributeur

2. Les principes généraux du droit européen que sont les principes d'effet utile, de primauté, d'effet direct, d'effectivité, de confiance légitime et de sécurité juridique doivent-ils être interprétés en ce sens que le fournisseur qui a mis en place, dans le cadre de son réseau de distribution, des pratiques de prix formellement validées par :

- la Commission européenne aux termes d'une exemption individuelle rendue en décembre 1986 sur le fondement de l'ancien article 85 § 3 du Traité CE,

- le Conseil de la concurrence (devenu Autorité de la concurrence) dans une décision du 6 juillet 1999,

- les dispositions du règlement d'exemption collective de la Commission européenne n° 330-2010 en date du 20 avril 2010 applicables aux contrats de distribution et de franchise,

peut puiser dans les principes précités, la sécurité juridique suffisante pour lui permettre de poursuivre la politique commerciale mise en œuvre dans le cadre de son réseau de distribution sans devoir craindre une quelconque requalification des contrats le liant à ses distributeurs indépendants en contrats de travail, alors que le contrat-type et son application à l'ensemble des territoires de l'Union européenne sur lesquels le fournisseur est actif n'ont pas varié en matière de prix qu'il s'agisse de prix maxima ou recommandés. "

Et par voie de conséquence de surseoir à statuer dans l'attente de la réponse de la CJUE, invoquant l'incompétence de la juridiction prud'homale au profit de la juridiction commerciale au motif que Mme Bresson n'établit pas remplir les conditions cumulatives lui permettant de pouvoir prétendre au statut de gérant de succursale prévu par l'article L. 7321-2 de ce Code, sollicite l'infirmation du jugement entrepris et que Mme Bresson soit renvoyée à mieux se pourvoir devant le tribunal de commerce de Vannes et condamnée à lui verser la somme de 3 500 euro par application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile ;

Vu les conclusions enregistrées au greffe le 18 juin 2015, régulièrement communiquées et soutenues oralement à l'audience, par lesquelles Mme Bresson, réfutant les moyens et arguments développés au soutien du contredit, concernant aussi bien le contrat de location-gérance conclu entre la société Lucgilest dont elle est associée gérante et la société Yves Rocher dissimulant le statut de gérant de succursale de l'article L. 7321-2 du Code du travail, faisant valoir en substance qu'elle remplissait les conditions permettant la reconnaissance du statut de gérant de succursale sans que l'interposition de la personne morale créée pour l'occasion puisse empêcher cette reconnaissance alors que son activité consistait essentiellement à vendre exclusivement les marchandises fournies par la société Yves Rocher à des prix imposés dans un local fourni par cette dernière en respectant des conditions d'exploitation stipulés par le contrat de location-gérance, les différents catalogues, guides de procédure, mailings quotidiens et courriers, s'opposant aux questions préjudicielles soulevées selon elle par la société de manière incohérente car limitée à certains dossiers l'opposant à des locataires-gérantes et donc pour des raisons purement dilatoires, sollicite la confirmation du jugement déféré, le renvoi de l'affaire devant la conseil de prud'hommes de Rouen et la condamnation de la société Yves Rocher à lui verser la somme de 3 500 euro par application de l'article 700 du Code de procédure civile et à supporter les dépens ;

MOTIFS DE LA DECISION

Attendu que Mme Estelle Bresson a régularisé avec la société Yves Rocher le 23 juillet 2007 pour une durée indéterminée à compter du 5 septembre suivant par acte sous seing privé un contrat de location-gérance libre pour la gestion du fonds de commerce de vente de produits de beauté, d'hygiène et de soins esthétiques situé <adresse> ; qu'elle a créé à cette occasion suivant statuts datés du 7 août 2007 une société dénommée Lucgilest, ayant pour objet social unique l'exploitation en gérance d'un centre de beauté Yves Rocher et dont elle était associée unique et gérant statutaire ; que la société Yves Rocher a dénoncé par lettre recommandée avec avis de réception du 25 mai 2012 le contrat de location-gérance avec effet au 30 novembre 2012 ;

Attendu que contestant la légitimité de la rupture des relations contractuelles et revendiquant le bénéfice dès l'origine du statut de gérant de succursale de l'article L. 7321-2 du Code du travail, Mme Bresson, estimant ne pas avoir été remplie de ses droits au titre de l'exécution et de la rupture des relations contractuelles, a saisi le 14 juin 2012 le Conseil de prud'hommes de Rouen qui, statuant par jugement du 25 novembre 2014, susceptible de contredit, s'est déterminé comme indiqué précédemment ;

Attendu que Mme Bresson, au-delà de la dénomination qui a été donnée à la convention régularisée mais également de l'exercice de son activité sous couvert de la société Lucgilest créée par elle, peut agir à titre individuel contre la société Yves Rocher pour revendiquer la reconnaissance du statut de gérant de succursale prévu par les articles L. 7321-1 et L. 7321-2 du Code du travail au terme desquels peut prétendre à la reconnaissance du gérant de succursale et donc à l'application des dispositions du Code du travail, toute personne dont la profession consiste essentiellement à vendre des marchandises de toute nature qui lui sont fournies exclusivement ou presque exclusivement par une seule entreprise, lorsque cette personne exerce sa profession dans un local fourni ou agréé par cette entreprise et aux conditions et prix imposés par cette entreprise ; que son action n'est ainsi pas subordonnée et/ou conditionnée à la preuve du caractère fictif de sa société ;

Attendu préalablement que pour ce qui concerne les questions préjudicielles et la demande de sursis à statuer en rapport avec la condition relative aux prix et à leur caractère imposé, la circonstance que les pratiques de prix mises en œuvre par la société Yves Rocher dans ses rapports avec ses distributeurs échapperaient aux règles de l'Union européenne prohibant les pratiques anticoncurrentielles et d'entente entre entreprises découlant des articles 81 et 82 du traité CE est dépourvue de lien avec la possibilité de prendre en considération ces pratiques de prix dans le cadre d'une législation nationale de caractère social qui, hors de toute finalité de prohibition, fait dépendre d'une situation de dépendance économique, caractérisée notamment par des prix imposés par un fournisseur à un distributeur, l'application de dispositions du Code du travail au profit du gérant de succursale dans ses rapports avec ses distributeurs ;

Qu'au surplus il ressort des éléments versés aux débats que la société Yves Rocher a imposé à Mme Bresson les prix des produits comme le révèlent les catalogues de prix qui lui étaient adressés (mensuel " Scénario ", mensuel de promotions et enfin annuel intitulé " livre vert de la beauté "), les opérations promotionnelles décidées par la société dans tous les instituts au travers de courriels adressés aux gérants mais aussi de mailings envoyés aux clients, les différents supports (affiches publicitaires à apposer en vitrine, îlots sur lesquels figurent les prix des produits), la distribution de chéquiers avantage aux clients permettant à ceux-ci d'obtenir des remises ou enfin par l'annonce de ce que les prix indiqués sur le site Internet de la société sont ceux pratiqués dans n'importe lequel des magasins, étant observé que la liberté octroyée à Mme Bresson au terme du contrat de location-gérance libre de déterminer librement le prix de commercialisation des produits qu'elle revendra dans la seule limite de prix conseillés ou de prix promotionnels maxima est particulièrement illusoire puisqu'il revient à n'autoriser l'intéressée qu'à vendre à un prix inférieur au prix conseillé, ce qui au vu des multiples et fréquentes promotions imposées par ailleurs à Mme Bresson et visant d'ores et déjà à diminuer le prix initial d'un ou de plusieurs produits réduit encore plus considérablement la marge de manœuvre de celle-ci jusqu'à la rendre inexistante ;

Attendu pour ce qui a trait aux conditions imposées par la société Yves Rocher à Mme Bresson, les éléments produits aux débats permettent de retenir que des horaires d'ouverture de l'institut étaient en fait imposés par le biais du site les annonçant à la clientèle, que des audits, contrôles et visites (veilles satisfaction) étaient réalisés régulièrement et consistaient pour certains en une vérification très approfondie des locaux, de la tenue vestimentaire des employées et de leur comportement, que la société au travers de son accès aux éléments financiers exerçait aussi un contrôle sur les dépenses comme le révèle la critique opérée dans le courrier du 19 juillet 2011 adressé à Mme Bresson au terme duquel sa gestion est critiquée par le biais d'une considération sur la masse salariale estimée trop importante, que son activité quotidienne était ponctuée par l'envoi d'emails d'instruction et enfin que des objectifs mensuels de ventes étaient aussi fixés par la direction des ventes de la société Yves Rocher ; que de manière générale, l'obligation pour Mme Bresson de respecter l'ensemble des règles contenues dans les guides de procédure avait pour conséquence l'encadrement strict de l'activité de celle-ci ne lui laissant quasiment aucune marge de manœuvre ;

Attendu qu'il ressort du contrat régularisé le 23 juillet 2007 que le local a été fourni à Mme Bresson par la société Yves Rocher ;

Attendu qu'il est établi que l'activité déployée par Mme Bresson consistait essentiellement à la vente de produits fournis par la société Yves Rocher ; qu'ainsi le fait que l'activité de soins, également prévue dans le contrat de location-gérance et exercée dans l'institut confié à l'intéressée, a généré pour le dernier exercice complet selon les propres affirmations de la société Yves Rocher un chiffre d'affaires maximal de 20,18 %, n'est pas de nature à remettre en cause le caractère essentiel de la vente des produits équivalant ainsi à au moins 80 % de ce chiffre d'affaires, étant rappelé que les termes de l'article L. 7321-2 susvisé commandent de ne raisonner ni en marge et/ou rentabilité dégagées par telle ou telle activité mais bien en chiffres réalisés par les ventes de chacune d'entre elles ; que par ailleurs, le contrat de location-gérance libre impose à Mme Bresson de s'approvisionner exclusivement auprès de la société Yves Rocher et l'oblige à ne vendre que des produits approuvés expressément, préalablement et par écrit par celle-ci, dans des conditions si strictement encadrées que la possibilité de se fournir auprès d'autres fournisseurs ne pouvait qu'être très marginale, étant observé enfin et au surplus que la condition relative à la fourniture impose au plus une presque exclusivité et non une exclusivité totale et qu'il ne peut légitimement être exigé de l'intéressée qu'elle se livre aux opérations de vente de produits au sens strict du terme, soit la vente directe à la clientèle, durant tout le temps d'ouverture du magasin et tout le temps déployé par elle pour le compte de l'institut qui comprend également et nécessairement des périodes consacrées à la gestion des ressources humaines, matérielles et financières ;

Attendu que l'ensemble de ces éléments, non utilement contredits par les 277 attestations produites par la société Yves Rocher établies par des locataires gérants et de franchisés mais obtenues dans des conditions permettant de douter de leur objectivité, il ressort que Mme Bresson remplissait les conditions de l'article L. 7321-2 du Code du travail pour pouvoir ainsi revendiquer le statut de gérant de succursale ;

Que le jugement entrepris sera ainsi confirmé en toutes ses dispositions ;

Attendu que la société Yves Rocher, demanderesse au contredit qui succombe, sera déboutée de sa demande formée en application de l'article 700 du Code de procédure civile, condamnée sur ce même fondement à verser à la défenderesse une indemnité de 1 500 euro et à supporter les dépens afférents au contredit ;

Par ces motifs LA COUR, Confirme le jugement rendu le 25 novembre 2014 par le Conseil de prud'hommes de Rouen, Y ajoutant, Rejette toute autre demande des parties, Condamne la société Yves Rocher à verser Mme Estelle Bresson la somme de 1 500 euro par application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile et à supporter les dépens afférents au contredit.