CA Paris, Pôle 5 ch. 11, 19 décembre 2014, n° 12-09151
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Etam Prêt (SAS)
Défendeur :
Intex Engineering (SA), Loeuille (ès qual.)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Richard
Conseillers :
Mmes Prigent, de Lacaussade
Avocats :
Mes Henry, Vincent, Belfayol Broquet, Bessonnet
La SA Intex Engineering (société Intex), exerçant une activité de sous-traitant en prêt-à-porter féminin, est entrée en relation commerciale en 2002 avec la SAS Etam Prêt à Porter (société Etam) pratiquant la vente au détail de prêt-à-porter et de lingerie. La relation s'est interrompue en 2009. Par jugement du 16 juillet 2009, le Tribunal de commerce de Roubaix-Tourcoing a placé la société Intex en liquidation judiciaire en désignant Maître Emmanuel Loeuille en qualité de liquidateur.
Le 3 août 2010, estimant que son administrée avait été victime d'une rupture brutale de la relation commerciale au sens de l'article L. 442-6, I-5° du Code de commerce, Maître Loeuille a, ès qualités, assigné la société Etam devant le Tribunal de commerce de Nanterre qui, sur l'exception d'incompétence soulevée par la défenderesse, s'est déclaré incompétent au profit du Tribunal de commerce de Paris, par jugement du 13 janvier 2001. Le mandataire judiciaire a essentiellement sollicité la condamnation de la société Etam à lui payer ès qualités la somme de 793 567,32 euros de dommages et intérêts, la publication du jugement et des frais irrépétibles. Subsidiairement, Maître Loeuille sollicitait la désignation d'un expert pour déterminer le quantum du préjudice.
La société Etam s'est opposée à toutes les demandes en contestant l'existence d'une relation commerciale établie au sens de l'article précité du Code de commerce ou, subsidiairement, en soutenant qu'elle était en droit de la rompre en raison des manquements de l'intéressée à ses obligations contractuelles.
Par jugement contradictoire du 6 avril 2012 assorti de l'exécution provisoire sous condition de fourniture d'un cautionnement bancaire, le Tribunal de commerce de Paris, retenant essentiellement que la société Intex était régulièrement destinataire des demandes de cotations successives qualifiées "d'appels d'offres" et était régulièrement choisie, a estimé que la société Etam a brutalement rompu une relation commerciale suivie, stable et habituelle, l'a condamnée à payer à Maître Loeuille ès qualités, une somme de 245 503 euros de dommages et intérêts et une somme de 10 000 euros au titre des frais irrépétibles.
Vu l'appel interjeté le 18 mai 2012 par la société Etam et ses écritures signifiées le 6 novembre suivant par lesquelles elle réclame la somme de 20 000 euros au titre des frais non compris dans les dépens et poursuit, à titre principal, l'infirmation du jugement en soutenant qu'il n'y avait pas de relation commerciale établie entre les parties ou, subsidiairement, qu'elle était en droit d'y mettre fin en raison des manquements contractuels de sa partenaire ou, plus subsidiairement encore, la réduction du montant de l'indemnité allouée "à de plus justes proportions" en prenant en compte la marge nette au lieu de la marge brute sur l'ensemble des trois dernières années de 2007 à 2009, en complétant la mission de l'expert, s'il en était désigné un, et en demandant, dans l'éventualité d'une condamnation à son encontre, la mise en place d'une garantie par le liquidateur judiciaire ;
Vu les conclusions signifiées le 10 février 2014 par Maître Loeuille intimé ès qualités, par lesquelles il réclame la somme de 10 000 euros de frais irrépétibles et poursuit la confirmation du jugement sur le principe de la faute commise par la société Etam, mais sa réformation pour le surplus en demandant à titre principal, une indemnité d'un montant de 905 051,38 euros ou, subsidiairement, la désignation d'un expert avec la mission détaillée au dispositif de ses écritures ;
MOTIFS DE LA DECISION
Considérant que la société Intex fait état de la création d'une entreprise concurrente par d'anciens salariés licenciés qui ont aussi noué des relations avec la société Etam, sans pour autant en articuler de demande particulière résultant de cette situation, à l'encontre de cette dernière, qui est seule dans la cause, de sorte que les développements correspondants sont inopérants pour la solution du présent litige qui se limite à l'examen d'une éventuelle rupture brutale des relations commerciales entre les parties à l'instance ;
Que, pour contester l'existence d'une relation commerciale établie avec la société Intex, la société Etam, fait valoir l'absence de contrat-cadre et soutient que celle-ci n'avait aucune certitude d'obtenir une commande déterminée en raison d'une mise en concurrence systématique avec d'autres fournisseurs par des appels d'offres successifs lancés à l'occasion de chacune d'entre elles ;
Mais considérant qu'il n'est pas contesté que les relations se sont déroulées sans discontinuer de 2002 à 2009, la société Intex étant toujours choisie à l'issue de la consultation sur les prix objet d'une demande de cotation la concernant, et qu'en tout état de cause une relation commerciale établie, au sens de l'article L. 442-6,I-5° du Code de commerce, n'est pas conditionnée par l'existence d'un échange permanent et continu entre les parties, une succession de contrats ponctuels à la suite de chaque demande de cotation de prix, étant suffisante à la caractériser même si les parties n'ont pas passé un accord-cadre préalable ;
Qu'il résulte, au contraire, de l'examen des relations des parties, qu'au regard de leur relative ancienneté sans avoir fait l'objet antérieurement de critiques significatives, la société Intex pouvait légitimement croire à la pérennité des relations commerciales en anticipant raisonnablement une certaine continuité du flux d'affaires dans l'avenir, justifiant que l'intention de rompre soit précédée d'un délai de prévenance lui permettant d'organiser la recherche de clients de remplacement afin de maintenir l'activité de l'entreprise ;
Qu'aucune notification écrite de la rupture n'ayant été alléguée, c'est à juste titre que le tribunal a estimé qu'il y a eu rupture brutale d'une relation commerciale établie en violation de l'article L. 442-6, I-5° du Code de commerce ;
Considérant que, pour justifier la rupture, la société Etam fait encore valoir que la société Intex aurait violé ses obligations contractuelles de qualité ;
Mais considérant que la société Etam ne fait état dans ses écritures que de quelques pièces défectueuses ce qui n'est pas suffisamment significatif au regard du volume d'articles livrés annuellement par la société Index, de sorte que l'appelante n'a pas établi la démonstration, qui lui incombe, de violations significatives des obligations de qualité pouvant justifier une rupture brutale des relations commerciales ;
Qu'en se bornant aussi à prétendre des défauts de restitution de lots de tissus lui appartenant concernant les articles qui n'ont pas été fabriqués, elle n'en rapporte pas pour autant la preuve, qui lui incombe, en présence des dénégations qui lui sont opposées par l'intimé, que la société Intex aurait sciemment conservé des stocks de tissus appartenant à la société Etam, les pièces versées aux débats étant essentiellement des courriels émanant de cette dernière et aucune revendication de marchandises entre les mains du liquidateur judiciaire de la société Intex n'ayant été invoquée ;
Considérant, par ailleurs, que la société Etam prétend que son fournisseur s'était engagé à ce que le volume d'affaires avec elle ne dépasse pas la proportion de 25 % de son chiffre d'affaires annuel, ce que dément catégoriquement Maître Loeuille ;
Qu'en se limitant à relever que les premiers juges auraient admis l'existence de cet engagement dans la motivation du jugement dont appel, sans préciser à la cour les pièces versées aux débats le justifiant, l'appelante ne rapporte pas non plus la preuve qui lui incombe, étant surabondamment observé qu'en affirmant que le volume d'affaires avec la société Etam représentait entre 27 et 31 % du chiffre d'affaires annuel de la société Intex, le liquidateur judiciaire ne précise pas davantage en quoi son administrée était en situation de dominée sans avoir de solution alternative, dès lors que le préavis de rupture aurait été respecté, la situation résultant de la relative importance de la part de chiffre d'affaires réalisée avec la société Etam étant ci-après prise en compte pour la détermination de la durée du préavis raisonnable qui aurait dû être observé ;
Considérant que le préjudice résultant du défaut de préavis correspond au gain manqué qui aurait été réalisé durant ce délai s'il avait été effectivement observé et que c'est à bon droit que le tribunal a estimé que les éléments versés au dossier étaient suffisants pour en permettre l'évaluation, ce qui retire toute pertinence à la demande de désignation d'un expert ;
Que la relation commerciale ayant débuté en 2002 et pris fin en 2009, la durée de préavis qui aurait dû être observé par la société Etam et qui a été fixé par le tribunal à 9 mois sera réduite à 7 mois ce qui équivaut à un peu plus d'une saison en matière de collection ;
Que le gain manqué correspond à la marge brute que la victime de la rupture pouvait escompter obtenir pendant la durée du préavis qui aurait dû être respecté ; que le jugement sera donc infirmé quant aux modalités de calcul du préjudice ;
Qu'il résulte de l'attestation de M. Delahousse, expert-comptable de la société Intex, que la marge brute dégagée par l'activité de celle-ci, calculée en fonction du chiffre d'affaires, de l'achat de marchandises et de la variation des stocks est la suivante pour les années 2006 à 2008 :
2006 : 928 724 euros
2007 : 526 289 euros
2008 : 360 140 euros
total : 1 815 153 euros
soit une moyenne de 605 051 euros sur un an ;
Que la rupture s'étant produite au cours du premier trimestre de l'année 2009, c'est à juste titre que le tribunal l'a écartée des périodes prises en compte pour le calcul du préjudice en se référant aux trois dernières années entières, soit les années 2006 à 2008 inclusivement ;
Que le préjudice qui correspond à la perte pour la société Intex de la marge brute s'élève à : 605 051 euros (marge moyenne annuelle) / 12 mois X 7 mois = 352 946 euros
Que la baisse du chiffre d'affaires subie par la société Intex ayant entraîné son dépôt de bilan étant un élément caractérisant le préjudice, la somme allouée indemnise l'intégralité du préjudice subi par la société Intex au titre de la rupture brutale ; que la société Intex sera déboutée de sa demande de dommages et intérêts supplémentaires ; que la demande de publication de l'arrêt n'est pas davantage justifiée par la nature du litige ; que cette demande sera rejetée ;
Considérant que la décision de la cour étant exécutoire de plein droit, il n'y a pas lieu d'examiner la demande de l'appelante "d'ordonner, le cas échéant, le versement d'une garantie émise par Maître Loeuille, ès qualités, dans l'éventualité où une condamnation interviendrait à l'encontre de la société Etam" ;
Que, succombant dans son recours l'appelante ne peut pas prospérer dans sa demande d'indemnisation de ses frais irrépétibles mais qu'il serait, en revanche, inéquitable de laisser à la charge définitive de la procédure collective de la société Intex, ceux supplémentaires qu'elle a dû exposer en cause d'appel ;
Par ces motifs : Confirme le jugement sauf sur le montant de la somme allouée à titre de dommages et intérêts en réparation de la rupture brutale des relations commerciales, Statuant à nouveau du chef infirmé, Condamne la SAS Etam Prêt à Porter à verser à Maître Emmanuel Loeuille, ès qualités de liquidateur judiciaire de la SA Intex Engineering la somme de 352 946 euros à titre de dommages et intérêts, Condamne la SAS Etam Prêt à Porter aux dépens et à verser à Maître Emmanuel Loeuille, ès qualités de liquidateur judiciaire de la SA Intex Engineering, une indemnité complémentaire d'un montant de 7 000 euros au titre des frais irrépétibles, Rejette toute autre demande, Admet la SCP IFL Avocats, postulante au nom de l'intimé, au bénéfice de l'article 699 du Code de procédure civile.