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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 25 novembre 2015, n° 13-13704

PARIS

Arrêt

Infirmation partielle

PARTIES

Demandeur :

Arcefa (SARL)

Défendeur :

Karine (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Cocchiello

Conseillers :

Mmes Nicoletis, Mouthon Vidilles

Avocats :

Mes Avner, Baranes, Autier, Krief Dabi

T. com. Bordeaux, du 17 mai 2013

17 mai 2013

Depuis 2004, la société Arcefa gère un fonds de commerce de chaussures pour femmes dans le centre-ville de Toulouse, dans lequel elle distribue de façon exclusive dans le département de la Haute Garonne les produits de la marque " Jonak " dont la société Karine est titulaire.

La société Arcefa, qui n'a pas été invitée au showroom de novembre 2011, où étaient présentés les modèles de l'été 2012, a demandé par lettre recommandée avec accusé de réception du 27 janvier 2012 le versement d'un avoir qui lui était dû au titre des invendus lors d'une opération de liquidation de stocks réalisée en décembre 2011 et a réclamé un rendez-vous pour commander des modèles de l'été 2012. En réponse, la société Karine lui a fait savoir qu'elle n'obtiendrait un rendez-vous que si elle réglait les dernières factures d'un montant de 27 866,79 euro au titre des invendus.

Par acte du 24 avril 2012, la société Arcefa a assigné la société Karine devant le Tribunal de commerce de Bordeaux en lui reprochant d'avoir rompu brutalement la relation commerciale établie en se servant du prétexte d'un non-règlement de factures qu'elle conteste, en estimant également qu'un préavis de 18 mois aurait dû être respecté et en sollicitant une somme de 223 000 euro à titre de dommages et intérêts.

La société Karine a répliqué que la procédure intentée par la société Arcefa était abusive, que la rupture de la relation commerciale était imputable à la faute de la société Arcefa, qui a refusé de régler ses dernières factures, à titre reconventionnel, elle a demandé des dommages et intérêts pour procédure abusive, préjudice commercial, préjudice moral, utilisation frauduleuse de la marque Jonak.

Par jugement du 17 mai 2013, le tribunal de commerce a :

- dit que la société Arcefa a subi une rupture brutale de ses relations commerciales par la société Karine et qu'elle aurait dû bénéficier d'un préavis d'une année,

- condamné la société Karine à payer à la société Arcefa la somme de 26 000 euro à titre de dommages et intérêts, assortie des intérêts au taux légal à compter du 24 avril 2012,

- condamné la société Arcefa à payer à la société Karine la somme de 5 026,18 euro augmentée des intérêts au taux légal à compter du 24 avril 2012,

- débouté la société Karine de ses autres demandes,

- condamné la société Karine à payer à la société Arcefa la somme de 3 000 euro sur le fondement de l'article 700 Code de procédure civile,

- condamné la société Karine aux dépens.

Le 5 juillet 2013, la société Arcefa a interjeté appel de ce jugement.

Vu les dernières conclusions, déposées et notifiées le 10 septembre 2015, par lesquelles la société Arcefa demande à la cour de :

- confirmer le jugement rendu en ce qu'il a dit et jugé que la société Karine s'est rendue coupable de rupture brutale de la relation commerciale établie ;

- infirmer le jugement rendu en ce qu'il a fixé à 12 mois la durée du préavis et le porter à 18 mois ;

- condamner la société Karine " Jonak " à réparer le préjudice causé à la société Arcefa au moyen d'une somme de 223 000 euro à titre de dommages et intérêts, majorée des intérêts de droit à compter du présent acte et jusqu'à parfait apurement;

- débouter la société Karine de son appel incident tendant à voir condamner la société Arcefa à lui payer une somme de 27 866,79 euro TTC ;

- dire et juger que la société Arcefa ne doit que la somme de 5 026,18 euro qu'elle réglera au vu de l'arrêt à intervenir par chèque CARPA de son conseil et que la société Karine " Jonak " devra procéder à l'enlèvement du stock d'invendus listé;

- condamner la société Karine à supporter une somme de 8 000 euro en vertu de l'article 700 du Code de procédure civile et aux les entiers dépens de première instance et d'appel.

Vu les dernières conclusions, déposées et notifiées le 21 août 2015, par lesquelles la société

Karine demande à la cour de :

- infirmer le jugement du Tribunal de commerce de bordeaux en date du 17 mai 2013 en toutes ses dispositions ;

Et, statuant à nouveau,

Au principal,

- constater l'absence de rupture brutale des relations commerciales imputables à la société Karine ;

- débouter la société Arcefa de l'ensemble de ses demandes, fins et prétentions ;

- condamner la société Arcefa au paiement de :

La somme due au titre des factures en date des 7 novembre 2011 et du 2 décembre 2011, soit un montant de 27 866,79 euro, majoré des intérêts légaux à compter du 1er mars 2012, ou à tout le moins du 3 avril 2012, date de la seconde mise en demeure de la société Arcefa ;

La somme de 30 000 euro à titre de dommages-intérêts pour utilisation frauduleuse de la marque Jonak, majorée des intérêts de droit à compter de l'arrêt à intervenir et jusqu'à parfait apurement ;

Des entiers dépens de première instance et d'appel ;

La somme de 10 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.

Très subsidiairement,

- accueillir la société Karine en son exception d'inexécution ;

- dire et juger que la société Arcefa n'a pas rempli ses obligations à l'égard de la société Karine ;

- constater que la Société Arcefa a bénéficié de fait d'un préavis de 17 mois avant la rupture alléguée et non prouvée ;

- constater que ce préavis est suffisant compte tenu de la durée des relations commerciales entre les parties ;

- dire et juger que sur un chiffre d'affaire moyen dégagé de 308 380 euro, l'indemnisation pour un préavis d'un mois ne saurait excéder une somme comprise entre 5 103 euro et 8 662,98 euro

- limiter en conséquence à ce montant toute condamnation qui pourrait par extraordinaire être prononcée contre la société Karine.

Cela étant exposé, LA COUR :

Sur les demandes de la société Arcefa:

Considérant que la société Arcefa estime, sur le fondement de l'article L. 442-6, I 5° du Code de commerce, que la société Karine s'est rendue coupable de rupture brutale de leur relation commerciale établie depuis le 6 décembre 2004, date du contrat de diffusion par lequel elle s'est engagée à diffuser la marque Jonak tandis que la société Karine s'est obligée à lui donner l'exclusivité territoriale de distribution de ses produits sur la région de Haute Garonne (sauf grands magasins Printemps, Galerie Lafayette) pour une période de 12 mois, renouvelable chaque année; que l'appelante fait valoir que même si ce contrat n'a pas été formellement réitéré, les relations commerciales entre les parties se sont poursuivies selon les mêmes modalités pendant sept années; qu'elle soutient avoir été placée brutalement à l'automne 2011 dans l'impossibilité de passer ses commandes de chaussures pour la collection Printemps Eté 2012, puisqu'elle n'a pas été invitée comme habituellement au showroom de novembre 2011 pour passer lesdites commandes et que par la suite tout rendez-vous lui a été refusé; qu'elle prétend qu'au même moment la société Karine était en négociation en vue de l'ouverture d'un point de vente au sein du magasin Les Galeries Lafayette, situé en face de sa boutique, lequel ouvrira le 1er mars 2012 ;

Considérant que la société Karine conteste, pour la première fois en cause d'appel, avoir eu l'intention de mettre un terme à leurs relations commerciales et considère qu'elle pouvait légitimement exiger le règlement des factures impayées de novembre et décembre 2011 avant toute nouvelle commande de modèles de l'été 2012 ;

Mais considérant qu'il ressort de l'échange des correspondances entre les parties des 17, 18, 27 janvier et 7 février 2012 que la société Arcefa était en demande d'une rencontre depuis plusieurs mois et que la société Karine a subordonné l'obtention d'un rendez-vous à la réalisation de deux conditions: le paiement des factures résiduelles de la saison Hiver 2011-2012 et le règlement des factures à 60 jours; qu'aux termes de son nouveau courrier recommandé du 1er mars 2012, cette dernière a clairement réitéré sa position, à savoir que les collections nouvelles ne seront à la disposition du distributeur qu'après apurement des comptes;

Qu'elle a donc bien ainsi refusé à la société Arcefa, contrairement à ses allégations, la possibilité de passer de nouvelles commandes, en arguant d'une inexécution de ses obligations par la société Arcefa, ainsi que l'ont justement analysé les premiers juges ;

Considérant que dans sa lettre du 1er mars 2012, elle réclamait le paiement des factures suivantes:

- une facture de 7 276,46 euro échue le 6 janvier,

- une facture de 8 256,94 euro échue le 31 janvier,

- une facture de 14 719,41 euro échue le 31 janvier

et admettait un avoir d'un montant de 2 386,02 euro au bénéfice de la société Arcefa ;

Qu'il se déduit de cette correspondance que la société Arcefa était donc à jour de ses paiements à la fin de la saison d'hiver 2011, eu égard à la date d'échéance de ces factures, de sorte que la société Karine ne pouvait invoquer l'exception d'inexécution pour refuser à sa cocontractante la possibilité de participer au showroom de novembre 2011 ou encore l'empêcher de passer en temps voulu commande de chaussures de la collection Printemps Eté; qu'elle ne saurait se prévaloir de l'existence desdites factures pour démontrer une absence de sa part de refus de poursuivre des relations, dès lors qu'elles ne portaient pas sur la nouvelle collection 2012; qu'elle ne peut pas davantage sérieusement faire croire qu'elle aurait aisément pu livrer la société Arcefa même si celle-ci avait passé commande en février ou mars 2012, alors que la livraison de ces produits est rythmée par les saisons ;

Considérant qu'il est ainsi démontré que la société Karine, qui a cessé de fournir son distributeur, sans le prévenir formellement, en violation de l'article L. 442-6, I 5° du Code de commerce, a rompu brutalement les relations commerciales établies entre les parties depuis 2004 ;

Considérant que la société Karine estime que le préavis éventuel ne pourrait excéder un mois, dans la mesure où par quatre courriels des 29 décembre 2010, 18, 22 mars, 7 juin 2011, elle avait exigé de la société Arcefa un paiement régulier des factures et que celle-ci avait de ce fait, selon elle, bénéficié d'un préavis de 17 mois;

Mais considérant que le fait de rappeler à son distributeur même à plusieurs reprises qu'il lui incombe de payer régulièrement ses factures, sans lui adresser aucune mise en demeure, puis de procéder sans réserve à la livraison des produits, ne peut en aucune façon être interprété comme une menace d'interruption des relations ou comme l'envoi d'un préavis en vue d'une rupture de relations, au sens de l'article susmentionné; qu'ainsi après la réception de chèques attendus d'un montant global de 30 000 euro, le directeur de la société Karine a répondu le 28 septembre 2011: " je vous aiderai dans la mesure du possible et ferai ce que peu de fournisseurs feraient en pareille circonstance ", propos qui ne pouvaient augurer d'une rupture prochaine des relations commerciales ;

Considérant que compte tenu de l'accord initial d'exclusivité passé entre les parties, de l'importance de la marque Jonak dans le chiffre d'affaires de la société Arcefa (selon l'attestation de l'expert-comptable M. Zani), de la durée des relations étroites entretenues par les parties durant 7 années, de leur caractère stable et habituel, du flux régulier de commandes pouvant laisser raisonnablement penser que la relation se poursuivrait, de la nature des produits, la durée du préavis suffisant doit être estimée à 7 mois, afin de permettre à la société Arcefa de prendre ses dispositions pour remédier à la désorganisation résultant de la rupture, de rechercher de nouveaux fournisseurs équivalents et de mettre en œuvre une solution viable de remplacement ;

Considérant que la société Arcefa réclame pour l'indemnisation de son préjudice une somme de 223 000 euro alors que la société Karine propose pour un chiffre d'affaires moyen de 308 380 euro une indemnité comprise entre 5 103 euro et 8 662,98 euro, en arguant de l'absence de comptabilité analytique de sa cliente et en ne prenant en considération que la marge brute réelle pour l'année 2011 ;

Mais considérant qu'il convient de retenir comme chiffre d'affaires de la société Arcefa afférent aux produits Jonak la somme de 340 000 euro pour l'année 2009 et la somme de 342 000 euro pour l'année 2010 ainsi que cela a été justement retenu, sans contradiction, par l'expert-comptable M. Zani ; qu'en revanche pour l'exercice 2011, ce dernier a calculé dans le chiffre d'affaires global de la société, à partir de la proportion des achats de marque Jonak dans l'activité globale de cette société (où plusieurs marques ont coexisté seulement au cours de l'année 2011) un pourcentage de 71,99 % de produits de marque Jonak, de sorte que sera retenu pour l'année 2011 un chiffre d'affaires de 441 298 euro, soit une moyenne sur trois années de 374 432 euro, auquel sera affecté le taux moyen de marge brute sur trois années, soit 33,72 %; que le préjudice est en conséquence le suivant :

374 432 euro X 33,72 % = 126 258 euro ce qui correspond à la perte de marge brute pour un an, soit (126 258 euro X 7 mois): 12 mois= 73 650 euro, augmentée des intérêts au taux légal à compter du jugement à concurrence des sommes allouées par celui-ci et à compter du présent arrêt pour le surplus ;

Sur les demandes de la société Karine:

Considérant que la société Karine réclame le paiement de trois factures en date des 7 novembre 2011 et 2 décembre 2011 à hauteur d'une somme globale de 27 866,79 euro, après avoir déduit un avoir de 2 386,02 euro au bénéfice de la société Arcefa et conteste la version de l'appelante ;

Considérant que la société Arcefa nie être redevable de cette somme et soutient que dans le cadre d'une liquidation des stocks projetée fin 2011 dans sa boutique, la société Karine lui a proposé un envoi complémentaire de marchandises de fin de collection d'hiver 2011, avec engagement de reprise des invendus et établissement d'un avoir correspondant ;

Mais considérant que si la société Arcefa justifie d'une déclaration préalable de vente en liquidation qui a eu lieu du 14 février 2011 au 13 février 2012 dans le cadre des travaux d'embellissement du magasin, que si effectivement elle n'avait aucun intérêt à augmenter son stock dès lors qu'il fallait faire place nette pour les travaux à venir, que si par mail du 17 janvier 2012 et par lettre du 23 février 2012 elle a réclamé l'établissement de ses avoirs sans autre précision, alors que la société Karine ne prouve pas, pour sa part, l'existence d'une quelconque commande émanant de sa cliente pour ces livraisons supplémentaires de fin d'année, il n'en reste pas moins que la société Arcefa ne démontre pas la réalité d'un accord de son fournisseur pour reprendre les invendus contre paiement, de sorte qu'étant toujours en possession de ces marchandises, elle en doit le règlement; que les intérêts au taux légal courront sur la somme de 27 866,79 euro à compter du 3 avril 2012, date de la mise en demeure recommandée ;

Considérant que la société Karine sollicite également le versement d'une somme de 30 000 euro à titre de dommages et intérêts pour utilisation frauduleuse de la marque Jonak; qu'elle considère que l'utilisation de son nom commercial par la société Arcefa est le fruit d'une intention de bénéficier de l'aura de cette marque en faisant croire qu'elle est une filiale ou un franchiseur ;

Mais considérant que si la société Karine est la seule société disposant d'un contrat de licence de marque, la société Arcefa justifie avoir au cours de la procédure fait rectifier l'erreur figurant sur le K bis présentant "Jonak" comme son nom commercial; qu'à juste titre les premiers juges ont retenu que la société Karine n'apportait pas la preuve d'une manœuvre frauduleuse commise par la société Arcefa visant à profiter du nom de la marque aux dépens de la première ni du préjudice subi par elle, et ce, alors même que la société Arcefa a permis à la société Karine d'asseoir sa notoriété en province et en particulier en Haute Garonne où elle était beaucoup moins connue qu'en Ile de France, ainsi qu'il ressort de ses propres pièces; que la société Karine doit donc être déboutée de ce chef de demande ;

Considérant que l'équité commande d'allouer à la société Arcefa une indemnité de 5 000 euro sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile ;

Par ces motifs, Statuant contradictoirement, Confirme le jugement rendu le 17 mai 2013 par le Tribunal de commerce de Bordeaux en ce qu'il a retenu que la société Arcefa a été victime d'une rupture brutale de ses relations par la société Karine, en ce qu'il a débouté la société Karine de sa demande en paiement de dommages et intérêts pour utilisation frauduleuse de la marque Jonak, et a condamné la société Karine aux dépens, l'Infirme pour le surplus, et Statuant à nouveau, Dit que la société Arcefa aurait dû bénéficier d'un préavis de 7 mois, Condamne la société Karine à verser à la société Arcefa pour l'indemnisation de son préjudice une somme de 73 650 euro, augmentée des intérêts au taux légal à compter du jugement à concurrence des sommes allouées par celui-ci et à compter du présent arrêt pour le surplus, Condamne la société Arcefa à verser à la société Karine la somme de 27 866,79 euro au titre de trois factures impayées, majorée des intérêts au taux légal à compter du 3 avril 2012, Condamne la société Karine à payer à la société Arcefa une somme de 5 000 euro sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile, Rejette le surplus des demandes, Condamne la société Karine aux dépens d'appel.