CA Paris, juge de la mise en etat, 29 octobre 2015, n° 15-02602
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Carrefour Hypermarchés (SAS)
Défendeur :
ITM Alimentaire International (SASU)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Rohart-Messager
Avocats :
Mes Guerre, Boccon-Gibod
Vu le jugement du Tribunal de commerce de Paris du 31 décembre 2014 qui a :
Dit que la SAS Carrefour Hypermarchés a manqué à son obligation de prouver l'exactitude matérielle des énonciations et indications contenues dans ses publicités relatives aux écarts de prix allégués entre les enseignes Carrefour et Intermarché telle que l'article L. 121-12 du Code de la consommation lui en fait obligation ;
Dit que la SAS Carrefour Hypermarchés en:
- n'indiquant pas clairement les dates de relevés de prix ayant servi à la diffusion des spots publicilaires,
- retenant un mode de sélection des points de vente trompeur qui faussait la représentativité des comparaisons de prix, n'a pas respecté les dispositions du Code de la consommation et que ces manquements à la neutralité et à l'objectivité d'une campagne de publicité comparative constituent des actes de concurrence déloyale ;
Condamné la SAS Carrefour Hypermarchés au paiement de la somme de 800 000 euro à la SAS à associé unique ITM Alimenlaire International en réparation du préjudice subi ;
Ordonné l'interdiction de la diffusion de la publicité incriminée ainsi que de toute pratique de publicité comparative reposant sur des modalités de comparaison similaires, concernant nolamment le format des magasins retenus ;
Enjoint à la SAS Carrefour Hypermarchés de cesser toute diffusion sur le site internet www.youtube.fr des 8 spots publicitaires et toute diffusion à la télévision et sur le site internet www.lesprixbaslaconfianceenplus.carrefour.fr des 8 spots publicitaires et ce, sous astreinte de 10 000 euro par jour de relard à compter du délai de 5 jours suivant la date de signification du jugement pour une durée de deux mois,
Ordonné la publication du jugement dans trois revues au choix de la demanderesse et aux frais de la SAS Carrefour Hypermarchés dans la limite de 10 000 euro par insertion, ainsi que sur la première page des sites internet www.carrefour.fr et http//lesprixhaslaconfianceenpluscarrefour.fr pendant une durée de 2 mois,
Ordonné l'exécution provisoire du jugement à l'exception des mesures de publication ;
- Condamné la SAS Carrefour Hypermarchés au paiement de la somme de 20 000 sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile, et aux entiers dépens, dont ceux à recouvrer par le greffe, liquidés à la somme de 82,44 euro dont 13,52 euro de TVA.
Vu l'appel interjeté le 4 février 2015 par la société Carrefour Hypermarchés
Vu les conclusions d'incident de la société Carrefour Hypermarchés (société Carrefour) du 4 août 2015 demandant au conseiller de la mise en état de :
Constater qu'une question préjudicielle relative à l'interprétation de l'article 4 de la Directive 2006-114-CE est soulevée
Rejeter les demandes de la société ITM Alimentaire International
En conséquence,
Faire droit à la demande de renvoi préjudiciel de la société Carrefour Intermarché
Demander à la Cour de justice de l'Union européenne de statuer sur la question préjudicielle suivante :
L'article 4 paragraphes a) et e) de la Directive 2006-114-CE du 12 décembre 2006 du Parlement européen et du Conseil en matière de publicité trompeuse et de publicité comparative, aux termes duquel " la publicité comparative est licite dès lors que [...] elle n'est pas trompeuse [...] elle compare objectivement une ou plusieurs caractéristiques essentielles pertinentes, vérifiables et représentatives de ces biens et services " doit-il être interprété en ce sens qu'une comparaison du prix de produits n'est licite que si les produits sont vendus dans des magasins de formats (par exemple supermarchés/hypermarchés) ou de tailles identiques ?
Surseoir à statuer, dans l'attente de la décision de la Cour de justice de l'Union européenne
Vu les conclusions de la société ITM Alimentaire International (société ITM) du 25 août 2015 demandant au conseiller de la mise en état de :
- Constater que la question préjudicielle relative à l'interprétation de l'article 4 de la Directive 2006-114-CE du 12 décembre 2006 formulée par la société Carrefour Hypermarchés n'est ni pertinente, ni nécessaire
En conséquence
A titre principal
- Rejeter la demande de renvoi préjudiciel devant la Cour de justice de l'Union européenne formulée par la société Carrefour Hypermarchés ;
- Rejeter la demande de sursis à statuer formulée par la société Carrefour Hypermarchés
A titre subsidiaire :
- Dans l'hypothèse où la question préjudicielle serait renvoyée devant la Cour de justice de l'Union européenne, la reformuler dans les termes suivants :
"L'article 4 paragraphes a) et e) de la Directive 2006-114-CE du 12 décembre 2006 du Parlement européen et du Conseil en matière de publicité trompeuse et de publicité comparative, aux termes duquel "la publicité comparative est licite dès lors que (...) elle n'est pas trompeuse (...) elle compare objectivement une ou plusieurs caractéristiques essentielles, pertinentes, vérifiables, et représentatives de ces biens et services " doit-il être interprété en ce sens qu'une comparaison du prix de produits entre des magasins de formats (par exemple supermarchés/hypermarchés) ou de tailles différents n'est licite que si le consommateur est clairement informé de la différence de formats ou de tailles des magasins comparés ?"
En toute hypothèse
- Condamner la société Carrefour Hypermarchés à verser à la société ITM Alimentaire International la somme de 3 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.
Motifs de la décision
Courant décembre 2012, la société Carrefour a lancé une campagne publicitaire télévisée de grande ampleur intitulée " garantie prix le plus bas " comparant les prix des produits de grandes marques pratiquées dans les magasins Carrefour et dans des magasins concurrents et notamment les magasins Intermarché.
La publicité comparative des prix portait sur les 500 produits de grandes marques objets de la garantie prix le plus bas et offrait au consommateur de lui rembourser deux fois la différence s'il trouvait moins cher ailleurs.
Le 11 mars 2013, la société ITM, en charge de la stratégie et de la politique commerciale des enseignes de distribution alimentaire du groupe des Mousquetaires notamment Intermarché et plus particulièrement Intermarché Hyper et Intermarché Super, adressait un courrier recommandé à la société Carrefour incriminant un second spot publicitaire qu'elle avait effectué, faisant valoir que les allégations de différence de prix entre concurrents étaient trompeuses et dénigrantes.
Par ce courrier, elle mettait en demeure la société Carrefour de cesser la diffusion de la publicité et de lui communiquer les critères ayant conduit à la sélection des magasins Carrefour et Intermarché ayant fait l'objet de relevés de prix ainsi qu'une version exploitable des relevés de prix effectués dans les magasins Carrefour et Intermarché sur les produits visés par la publicité comparative.
Puis, par acte d'huissier du 2 octobre 2013, elle l'assignait devant le Tribunal de commerce de Paris en faisant valoir que la société Carrefour se serait rendue coupable de publicité comparative trompeuse et d'actes de concurrence déloyale à son détriment, sollicitant sa condamnation au paiement d'une somme de 3 millions d'euro à titre de dommages-intérêts, l'interdiction de la diffusion de publicité incriminée ainsi que de toute pratique de publicité comparative reposant sur des modalités de comparaison similaire, demandait qui lui soit enjoint de cesser toute diffusion sur le site Internet YouTube de 8 spots publicitaires disponibles aux adresses mentionnées en page 2 d'un procès-verbal de constat dressé le 19 mai 2004, sous astreinte, demandait également qu'il lui soit enjoint de cesser toute présentation comparant l'écart de prix moyen des différentes enseignes sur la base d'une méthodologie de comparaison dépourvue d'objectivité, sous astreinte, et demandait la publication du jugement un intervenir, outre sa condamnation aux dépens et à 50 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.
Pour faire droit partiellement à la demande de la société ITM les premiers juges ont considéré que :
la société Carrefour avait manqué à son obligation de prouver l'exactitude matérielle des énonciations et indications contenues dans ses publicités relatives aux écarts de prix allégués entre les enseignes Carrefour et Intermarché tel que l'article L. 121-12 du Code de la consommation lui en fait obligation.
Dit que la société Carrefour en n'indiquant pas clairement l'état de relevés de prix ayant servi à la diffusion des spots publicitaires et " en retenant un mode de sélection des points de vente trompeur qui faussait la représentativité des comparaisons de prix, n'avait pas respecté les dispositions du Code de la consommation et que ces manquements à la neutralité et à l'objectivité d'une campagne de publicité comparative constituent des actes de concurrence déloyale ".
C'est ainsi que le tribunal condamnait la société Carrefour à payer à la société ITM une somme de 800 000 euro à titre de dommages-intérêts faisait droit aux demandes d'interdiction de diffusion de la publicité et ordonnait la publication du jugement, avec exécution provisoire.
C'est dans ces circonstances que contestant avoir violé les dispositions de l'article L. 122-12 du Code de la consommation, transposant la directive 2006-114-CE la société Carrefour soulève une question préjudicielle relative à l'interprétation de cette Directive et demande au conseiller de la mise en état de faire droit à sa demande de renvoi préjudiciel devant la Cour de justice de l'Union européenne.
SUR CE,
En droit interne, la législation relative à la publicité comparative autorisée depuis la loi du 18 juin 1992, a évolué. Elle est aujourd'hui réglementée par les articles L. 121-8 et suivants du Code de la consommation, lesquels constituent la transposition de la Directive 2006-114-CE du 12 décembre 2006.
L'article L. 121-8 du Code de la consommation dispose que :
" Toute publicité qui met en comparaison des biens ou services en identifiant, implicitement ou explicitement, un concurrent ou des biens ou services offerts par le concurrent n'est licite que si :
1° elle n'est pas trompeuse ou de nature à induire en erreur ;
2° elle porte sur des biens ou services répondant aux mêmes besoins ou ayant le même objectif,
3° elle compare objectivement une ou plusieurs caractéristiques essentielles, pertinentes, vérifiables et représentatives de ces biens ou services, dont le prix peut faire partie ".
La Directive 2006-114-CE du 12 décembre 2006 relative à la publicité comparative indique que celle-ci est licite si elle n'est pas trompeuse au sens de la Directive 2005-29-CE, si elle compare objectivement une ou plusieurs caractéristiques essentielles, pertinentes, vérifiables et représentatives de ces biens et services, y compris éventuellement le prix.
La Directive 2005-29-CE précise, en son article 7 qu'une pratique commerciale est trompeuse si dans son contexte factuel, compte tenu de toutes ses caractéristiques et des circonstances ainsi que des limites propres au moyen de communication utilisé, elle omet une information substantielle dont le consommateur moyen a besoin, ou la fournit de façon peu claire, inintelligible, ambiguë ou à contretemps, compte tenu du contexte, pour prendre une décision commerciale en connaissance de cause, et, par conséquent, l'amène ou est susceptible de l'amener à prendre une décision commerciale qu'il n'aurait pas prise autrement.
Les premiers juges ont motivé leur condamnation et leurs interdictions en considérant qu'une publicité comparative visant des marchés concurrents ayant des formats différents n'étaient pas conformes aux dispositions de l'article L. 121-8 du Code de la consommation et plus précisément qu'une telle publicité ne pouvait comparer des prix offerts par des supermarchés et des prix offerts par des hypermarchés en ces termes " le tribunal relève que Carrefour a manqué à l'obligation - telle que définie à l'article L. 121-12 du Code de la consommation - de prouver l'exactitude matérielle des énonciations contenues dans ses publicités et a adopté un mode de sélection des points de vente selon leur format qui est trompeur, faussant la représentativité des relevés de prix et ne respectant pas les exigences d'objectivité résultant de l'article 121-8 du Code de la consommation ; le tribunal dira, en conséquence, que la société Carrefour n'a pas totalement respecté les dispositions du Code de la consommation et que ces manquements à l'objectivité d'une campagne de publicité comparative constituent des actes de concurrence déloyale. "
Le tribunal avait relevé que les magasins Carrefour sélectionnés sont des hypermarchés, ce dont le consommateur n'a pas clairement connaissance puisque cette information ne figure que sur le site Internet - et non sur les spots télévisés, avec une mention en petit caractères sur la page d'accueil du site Carrefour qui précise que la garantie prix les plus bas " est valable uniquement dans les magasins Carrefour et Carrefour Planet. Elle n'est donc pas valable dans les magasins Carrefour Market, Carrefour Contact, Carrefour City ". Que les magasins Intermarchés sélectionnés sont tous, depuis le 2e spot, des supermarchés et que la base de la comparaison a évolué sans que le consommateur en soit informé.
Le tribunal a considéré que le changement dans la taille des points de vente Intermarché sélectionnés, dans lesquels les relevés de prix sont effectués, illustrait le caractère tendancieux de la méthode de comparaison des prix qui manquerait d'objectivité, puisque Carrefour comparerait, sans le dire explicitement, ses 223 hypermarchés avec les 1336 supermarchés d'Intermarché.
Il en conclu que les informations contenues sur le site Internet ne permettaient pas au consommateur d'être conscient du fait que cette comparaison de prix s'effectuait entre magasins de taille différente et que le mode de sélection des points de vente était alors trompeur car il faussait la représentativité des relevés de prix.
Il convient par ailleurs de noter qu'il résulte des spots publicitaires télévisés versés aux débats que sur ceux-ci, apparaissaient en dessous du nom Intermarché, en lettres plus petites, la mention " super ".
La société Carrefour fait valoir que l'interprétation de la Directive 2006-114-CE, dont l'article L. 121-8 du Code de la consommation constitue la transposition, serait nécessaire pour trancher le litige soumis à la cour d'appel et demande qu'une question préjudicielle soit transmise à la Cour de justice de l'Union européenne aux fins de préciser si la Directive doit être interprétée en ce sens qu'une comparaison du prix des produits n'est licite que si les produits sont vendus dans des magasins de formats ou de tailles identiques.
La société ITM s'oppose à cette demande en faisant valoir que la question ne serait pas nécessaire. Selon elle, il ne ferait pas interdit de comparer les prix de produits vendus dans des magasins de format ou de taille différente, dès lors que le consommateur est informé sur la nature des points de vente où sont vendus les produits comparés, ce qui aurait fait défaut dans le présent litige.
Elle fait valoir que seule serait en cause l'appréciation du caractère trompeur de la publicité en ce que le consommateur n'aurait pas été clairement et objectivement informé de la différence des formats ou de tailles des magasins comparés. A titre subsidiaire, elle sollicite la reformulation de la question préjudicielle éventuellement renvoyée devant la Cour de justice de l'Union européenne et demande que soit posée la question de savoir si la Directive doit être interprétée en ce sens qu' " une comparaison du prix des produits entre des magasins de format (par exemple ; supermarchés/hypermarchés) ou de taille différente n'est licite que si le consommateur est clairement informé de la différence de format ou de tailles des magasins comparés. "
Ainsi la société ITM reconnaît, qu'en elle-même, la comparaison de prix entre des magasins de format ou de taille différente n'est pas interdite, de sorte qu'elle fait valoir que la question posée par la société Carrefour serait inutile et ne poursuivrait qu'un objectif dilatoire.
Sur l'utilité d'un renvoi préjudiciel
Dans le cadre de la coopération entre la Cour de justice des Communautés européennes et les juridictions nationales instituée par l'article 267 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, il appartient au juge national d'apprécier, au regard des particularités de chaque affaire, tant la nécessité d'une décision préjudicielle pour être en mesure de rendre sa décision, que la pertinence des questions qu'il pose à la Cour. Il doit notamment vérifier si l'interprétation sollicitée du droit de l'Union a un rapport avec la réalité ou l'objet du litige principal et si la question n'est pas générale ou hypothétique, si elle est nouvelle et si elle est nécessaire.
En espèce, c'est bien le principe même d'une publicité comparative des prix entre des magasins de format différent qui a fondé la décision du tribunal de commerce puisque celui-ci la reproché à la société Carrefour d'avoir " adopté un mode de sélection des points de vente selon leur format qui est trompeur, faussant la représentativité des relevés de prix et ne respectant pas les exigences d'objectivité résultant de l'article L. 121- 8 du Code de la consommation " , lequel constitue la transposition de la Directive 2006-114-CE.
Il s'ensuit que la cour d'appel, saisie de l'entier litige devra statuer sur ce point. Or cette question précise n'a jamais été tranchée par la Cour de justice des Communautés européennes.
Par ailleurs si le principe de la publicité comparative des prix entre magasins de formats différents était considéré comme étant conforme à la Directive, la cour d'appel devra s'interroger sur le point de savoir si le fait que les magasins dont les prix sont comparés soient de tailles et de formats différents constitue une information substantielle, au sens de la Directive 2005-29-CE, devant être nécessairement portée à la connaissance du consommateur et dans l'affirmative, quel devrait être le degré et/ou le support de diffusion de cette information auprès du consommateur.
Par ces motifs, Renvoyons à la Cour de justice des Communautés européennes aux fins : 1. de dire si l'article 4 a) et c) de la Directive 2006-114-CE du 12 décembre 2006 du 12 décembre 2006 aux termes duquel " la publicité comparative est licite dès lors que (...) elle n'est pas trompeuse (...) elle compare objectivement une ou plusieurs caractéristiques essentielles, pertinentes, vérifiables et représentatives de ces biens et services " doit être interprété en ce sens qu'une comparaison du prix de produits vendus par des enseignes de distribution n'est licite que si les produits sont vendus dans des magasins de formats ou de tailles identiques, 2. de dire si le fait que les magasins dont les prix sont comparés soient de tailles cl de formats différents constitue une information substantielle, au sens de la Directive 2005-29-CE, devant être nécessairement portée à la connaissance du consommateur, 3. Dans l'affirmative, de dire quel devrait être le degré et/ou le support de diffusion de cette information auprès du consommateur, Sursoyons à statuer sur l'appel de la société Carrefour jusqu'à la décision de la Cour de justice, Réservons les dépens, Disons qu'une expédition de l'ordonnance ainsi qu'une copie du dossier de l'affaire seront transmis à la Cour de justice des Communautés européennes sous pli recommandé.