CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 13 janvier 2016, n° 13-11500
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Galec (Sté)
Défendeur :
Ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Cocchiello
Conseillers :
Mmes Nicoletis, Mouthon Vidilles
Avocats :
Mes Olivier, Parleani, Normand Bodard, Barre
Rappel des faits
I La société Galec (Groupement d'achat des centres Leclerc : Galec) est la centrale de référencement des magasins Leclerc.
Elle a signé des protocoles transactionnels avec vingt-huit de ses fournisseurs pour un montant total de 23 313 681,51 euro après avoir constaté que ses conditions d'achat de produits frais étaient moins intéressantes que celles consenties à la société Carrefour par ces mêmes fournisseurs.
Estimant que ces conventions étaient contraires aux dispositions de l'article L. 442-6 du Code de commerce, le ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie (le ministre) a fait assigner le 25 mars 2004 la société Galec devant le Tribunal de commerce de Nanterre en constatation de la nullité de ces conventions, restitution des sommes perçues et paiement d'une amende civile.
Par jugement du 15 novembre 2005, le Tribunal de commerce de Nanterre a :
· Dit le ministre bien fondé en sa demande de nullité des accords transactionnels litigieux et en sa demande de restitution au Trésor Public pour le compte des fournisseurs des sommes versées à la société Galec par ces derniers, soit 23 313 681,51 euro ;
· Donné acte au ministre de son engagement de restitution à la société Galec des sommes qui ne pourraient pas être remises aux fournisseurs ;
· Condamné la société Galec à payer au ministre une amende civile de 500 000 euro.
Ce jugement a été infirmé par un arrêt du 3 mai 2007 de la Cour d'appel de Versailles. Cet arrêt a été cassé par la Cour de cassation le 8 juillet 2008. Par arrêt du 29 octobre 2009, la Cour d'appel de Versailles a statué en renvoi et a confirmé le jugement de première instance.
Le 12 juillet 2010, le trésorier payeur général du Val-de-Marne a émis un titre de perception de la somme de 23 313 681,51 euro qui a été réglée le 8 septembre suivant par la société Galec.
II Sur les vingt-huit fournisseurs, vingt-sept ont été remboursés des sommes versées pour un total de 22 403 680,51 euro. Seule la société Fleury Michon a renoncé par acte du 19 décembre 2005 à récupérer la somme de 910 000 euro qui lui était due. La société Fleury Michon a réitéré sa volonté de renoncer à la perception de cette somme dans un courrier adressé le 21 septembre 2010 à la DGCCRF. Le 8 mars 2011, le ministre a consigné les fonds sur un compte ouvert au nom de la société Fleury-Michon à la Caisse des Dépôts et Consignations.
III Le 1er mars 2011, la société Galec a introduit une instance devant le juge de l'exécution du Tribunal de grande instance de Paris, demandant par conclusions spéciales que des questions prioritaire de constitutionnalité soient posées et au fond qu'il soit ordonné sous astreinte au ministre de lui restituer la somme de 910 000 euro. Par jugement du 31 mai 2011, le juge de l'exécution a rejeté les demandes de la société Galec.
IV Le 11 juillet 2011, la société Galec a assigné au visa de l'article L. 442-6 III du Code de commerce le ministre devant le Tribunal de grande instance de Paris pour obtenir restitution de la somme de 910 000 euro.
Par jugement du 14 mai 2013, le Tribunal de grande instance de Paris a débouté la société Galec de l'ensemble de ses prétentions et l'a condamnée à verser au ministre une somme de 3 000 euro sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile et à régler les dépens.
La société Galec a interjeté appel de cette décision.
Conclusions de l'appelante
Vu les dernières conclusions du 11 août 2015 par lesquelles le Galec demande à la cour de :
· Dire le Galec recevable et bien fondé en son appel,
Y faisant droit, et statuant à nouveau,
Vu l'article L. 442-6 du Code de commerce,
· Infirmer le jugement entrepris en toutes ses dispositions ;
· Constater que le Galec est propriétaire des fonds à hauteur de 910 000 euro déposés par le ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie, devenu le ministre de l'Economie, de l'Industrie et du Numérique, auprès de la Caisse des Dépôts et Consignations, sur un compte ouvert au nom de la société Fleury-Michon ;
· Condamner le ministre de l'Economie, de l'Industrie et du Numérique, à restituer au Galec la somme de 910 000 euro ;
· Dire que cette somme produira intérêts au taux légal à compter de la mise en demeure du 7 octobre 2010, avec capitalisation des intérêts dans les termes de l'article 115 du Code civile ;
· Condamner le ministre de l'Economie, de l'Industrie et du Numérique à payer au Galec la somme de 7 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens, et dire que la SCP Lagourgue & Olivier, Avocat, bénéficiera des dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile ;
· L'appelante fait valoir que, s'il est constant que les conventions transactionnelles en vertu desquelles elle a perçu 23 millions d'euro ont été annulées par le jugement du Tribunal de commerce de Nanterre en 2005, il est également constant que la société Fleury-Michon a renoncé licitement au bénéfice de ce jugement par un acte du 19 décembre 2005 dont le ministre ne rapporte pas la nullité. La société Fleury-Michon a même réitéré son intention de renoncer au bénéfice de ce jugement dans un courrier adressé le 11 septembre 2010 à la DGCCRF.
L'appelante rappelle que le créancier peut, après la naissance de son droit, renoncer à l'application d'une loi, renoncer l'exécution de la décision de justice. Le fait qu'en l'espèce le ministre entendait protéger l'ordre public économique est sans conséquence sur le droit pour la société Fleury-Michon à renoncer à un droit patrimonial qui n'appartient qu'à elle. L'appelante considère qu'en vertu de cette renonciation, elle n'a aucune dette envers la société Fleury-Michon, qu'elle garde la propriété de ces fonds que le ministre conserve indûment et doit lui restituer.
Elle expose ensuite que le ministre n'est qu'un intermédiaire et non le propriétaire des fonds, qu'en raison de la renonciation de la société Fleury-Michon au bénéfice du jugement de 2005 et de l'arrêt confirmatif, la somme de 910 000 euro versé au ministre ne correspond à aucune créance de Fleury-Michon, que le ministre doit être condamné à lui restituer cette somme dont elle est propriétaire. Elle ajoute qu'en refusant d'y procéder, le ministre outrepasse son rôle de simple intermédiaire.
L'appelante explique que le ministre s'est engagé devant le Tribunal de commerce de Nanterre à lui restituer les sommes "qui ne pourrait pas être remises aux fournisseurs". Elle considère que le "donner acte", qui n'a en principe pas de force obligatoire, revêt en l'espèce un caractère contraignant pour le ministre puisque celui-ci s'est unilatéralement engagé devant le tribunal et que son "engagement" est scellé dans un acte authentique.
L'appelante fait valoir que la consignation des fonds par le ministre auprès de la Caisse des Dépôts et Consignations sur un compte ouvert au nom de Fleury-Michon ne vaut pas remise des fonds puisque la somme de 910 000 euro n'a pas intégré le patrimoine de Fleury-Michon. L'appelante invoque enfin le principe de l'estoppel à l'encontre du ministre, qui se contredirait au détriment de l'appelante en réfutant aujourd'hui l'engagement qu'il avait pris en 2005 de remettre les sommes non versées aux fournisseurs à l'appelante. Elle observe aussi que le fait pour le ministre de consigner les fonds à la Caisse des Dépôts et Consignations sur un compte ouvert au nom de la société Fleury-Michon alors que cette dernière a renoncé à sa créance revient à imposer une nouvelle amende civile à l'appelante de sorte que le ministre porte atteinte à l'ordre public pénal.
Vu les dernières conclusions du 16 juin 2015 par lesquelles le ministre demande à la cour de :
· Se déclarer incompétente pour connaître de la prétention nouvellement formée par le Galec, en cause d'appel, selon laquelle le ministre de l'Economie, de l'Industrie et du Numérique, aurait commis une faute justifiant sa condamnation à lui payer la somme de 910 000 euro ;
· Renvoyer le Galec à se mieux pourvoir de ce chef ; Déclarer en outre le Galec mal fondé en son appel et en sa demande subsidiaire fondée sur l'exécution du "donner acte" contenu dans le jugement du Tribunal de Commerce de Nanterre du 15 novembre 2005 ;
· Confirmer en conséquence la décision des Premiers Juges en toutes ses dispositions ;
Y ajoutant, Condamner le Galec à payer au ministre de l'Economie, de l'Industrie et du Numérique, la somme de 7 000 euro en application de l'article 700 du Code de procédure civile, pour la procédure d'appel ;
· Le condamner en tous les dépens dont distraction au profit de la SCP Normand & Associés, Avocats aux offres de droits ;
Arguments juridiques de l'intimé :
Le ministre fait valoir que seules les juridictions administratives sont compétentes pour connaître d'une éventuelle faute de sa part mais il répond au fond sur la demande subsidiaire à la société Galec tendant à l'exécution de son engagement de restitution à celle-ci des sommes non versées aux fournisseurs.
Le ministre rappelle que la loi des 16 et 24 août 1790, le décret du 16 fructidor an III ainsi que l'arrêt Blanco du Tribunal des Conflits fondent la séparation des fonctions judiciaires et administratives et le principe de la compétence du juge administratif pour connaître de la responsabilité de l'État.
Il conteste avoir commis une faute en méconnaissant la renonciation de la société Fleury-Michon à sa créance. Le ministre explique que la société Galec a reconnu sa qualité de débiteur de la société Fleury Michon en versant la somme de 910 000 euro au Trésor Public le 8 septembre 2010 et soutient que la renonciation de la société Fleury-Michon à sa créance est sans effet.
Le ministre explique que l'Etat ne détient plus aucune somme susceptible d'être restituée à la société Galec, qu'il a consigné les fonds entre les mains de la Caisse des Dépôts et Consignations sur un compte ouvert au nom de la société Fleury-Michon à la Caisse des Dépôts et Consignations et que l'engagement pris par le ministre n'a aucune force obligatoire et n'est pas causé
Le ministre explique que l'appelante a exercé, entre 2004 et 2006, des pressions sur ses fournisseurs pour leur faire signer des engagements de renonciation à toute demande de remboursement ou de restitution des sommes litigieuses. En 2010, après avoir versé au Trésor public la somme de 23 millions d'euro, l'appelante a tenté de contraindre ses fournisseurs à lui restituer les sommes que le Trésor public leur avait remboursées. Cette pratique a été sanctionnée par un jugement du Tribunal de commerce de Paris du 22 novembre 2011 confirmé par la Cour d'appel de Paris le 18 septembre 2013. L'appelante a notamment été condamnée à une amende civile de 1 million d'euro pour ces pratiques illicites.
Le ministre fait valoir que le "donner acte" n'a pas l'autorité de chose jugée et est dépourvu de force contraignante et obligatoire sauf s'il constate un accord entre les parties ce qui n'est pas le cas en l'espèce ; que les conventions transactionnelles litigieuses ayant été annulées par le jugement du 15 novembre 2005 et l'arrêt du 29 octobre 2009, les parties doivent être replacées dans la situation où elles se trouvaient avant la conclusion du contrat et l'appelante n'a donc plus aucun droit sur la somme qu'elle réclame ; que la restitution de la somme de 910 000 euro constituerait un enrichissement sans cause au profit de l'appelante et annihilerait les effets des décisions de justice suscitées.
Le ministre rappelle qu'il agit pour faire respecter et protéger l'ordre public économique, et que l'ordre public pénal n'est pas violé par l'absence de restitution de la somme non perçue par la victime à l'appelante.
Motifs
Considérant que si le Galec fait état d'une "faute" du ministre, il ne sollicite pas sa condamnation à ce titre dans son dispositif ; qu'ainsi, toute la discussion sur le fait de savoir si l'affaire peut être connue des tribunaux de l'ordre judiciaire ou de l'ordre administratif est sans intérêt pour la solution du litige,
Considérant qu'à la suite de l'annulation de la transaction intervenue entre le Galec et plusieurs fournisseurs, le Galec est censé ne jamais avoir perçu les fonds dont il demande ce jour la "restitution" et le fournisseur, ne jamais les avoir versés au Galec ; que la renonciation du fournisseur au bénéfice du jugement du 15 janvier 2005 n'a pas pour effet d'investir le Galec d'une créance envers quiconque ; que le Galec n'a aucun droit sur les fonds non restitués et ne peut soutenir qu'il en est propriétaire ;
Considérant que l'article L. 442-6 III du Code de commerce investit le ministre de la défense de l'ordre public économique qui n'est pas limité aux intérêts immédiats des fournisseurs ; que lors qu'une juridiction a annulé, sur l'action engagée par le ministre, une convention intervenue entre le distributeur et le fournisseur, le ministre doit obtenir le remboursement des fonds indûment perçus par le distributeur et ensuite restituer les fonds aux fournisseurs ou de les mettre à leur disposition ; qu'en déposant les fonds perçus pour le compte de la société Fleury-Michon à la Caisse des dépôts et Consignations, le ministre exécute sa mission jusqu'à son terme, nonobstant la renonciation écrite du fournisseur à percevoir les fonds après les décisions ayant statué sur l'action du ministre, auprès du Galec le 19 décembre 2005 puis à la DGCCRF le 21 septembre 2010 ; que le Galec est mal fondé à soutenir que le ministre a outrepassé son rôle d'intermédiaire en déposant les fonds revenant à la société Fleury-Michon à la Caisse des Dépôts et Consignations, en application des termes de l'article L. 518-17 du Code monétaire et financier,
Considérant ensuite que le donner acte du Tribunal de commerce ne confère de droits ou obligations au profit ou au détriment de qui que ce soit, qu'il s'agisse du Galec ou du ministre ; que dans cette instance, le ministre, simple intermédiaire, qui n'a pris aucun engagement, n'a pu se contredire en refusant cette restitution contraire à l'ordre public économique qu'il doit protéger ;
Considérant enfin que c'est à tort que le Galec entend soutenir que le défaut de restitution des fonds à son profit équivaut à une double peine ce qui porte atteinte à l'ordre public pénal alors que la condamnation du Galec à restituer les fonds perçus à tort est prononcée au titre des restitutions consécutives à l'annulation d'un acte et non à titre de sanction et alors que l'acquisition des fonds déposés à la Caisse des Dépôts et Consignations au profit de l'Etat à l'issue d'un délai de trente ans résulte de la stricte application des règles de fonctionnement de la Caisse des Dépôts et Consignations prévues dans l'article L. 518-24 du Code monétaire et financier,
Considérant que la décision du premier juge doit être confirmée,
Par ces motifs : LA COUR, confirme le jugement, condamne la société Galec à payer au ministre de l'Economie, de l'Industrie et du Numérique la somme de 7 000 euro au titre de l'indemnité pour frais irrépétibles, condamne la société Galec aux entiers dépens.