CA Paris, Pôle 5 ch. 1, 26 janvier 2016, n° 15-14812
PARIS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Evancia (SAS)
Défendeur :
People And Baby (SAS), People And Baby Developpement (SAS), Crèches Pour Tous (Association)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Rajbaut
Conseillers :
Mmes Auroy, Douillet
Avocats :
Mes Boccon Gibod, Cohana, Guerre, Ponsard, Buhé
Vu l'ordonnance rendue contradictoirement le 3 juillet 2015 par le juge des requêtes du Tribunal de grande instance de Paris.
Vu l'appel interjeté le 8 juillet 2015 par la SAS Evancia.
Vu la fixation directe de l'affaire à l'audience du lundi 9 novembre 2015 à 14 h en vertu des dispositions de l'article 905 du Code de procédure civile.
Vu le renvoi de l'affaire, à la demande des parties, à l'audience tenue en conseiller rapporteur du lundi 30 novembre 2015 à 14 h.
Vu les dernières conclusions de la SAS Evancia, transmises le 17 novembre 2015.
Vu les dernières conclusions des sociétés People and Baby et People and Baby Développement et de l'association Crèches Pour Tous, transmises le 24 novembre 2015.
Motifs de l'arrêt
Considérant que, pour un exposé complet des faits de la cause et de la procédure, il est expressément renvoyé à l'ordonnance déférée et aux écritures des parties ;
Considérant qu'il suffit de rappeler que les sociétés People and Baby et People and Baby Développement et l'association Crèches Pour Tous sont spécialisées dans la création et la gestion de crèches d'entreprises et de collectivités ainsi que dans la distribution des places en crèches ;
Que la plupart des entreprises de crèches sont regroupées au sein de la Fédération Française des Entreprises de Crèches (FFEC), association créée en 2008 ;
Que la SAS Evancia, exploitant sous l'enseigne Babilou, est le premier opérateur de ce secteur, suivi par la SAS LPCR (du groupe Les Petits Chaperons Rouges) et la SAS People and Baby ;
Que les sociétés People and Baby et People and Baby Développement et l'association Crèches Pour Tous suspectent l'existence de pratiques anti-concurrentielles entre les sociétés Evancia et LPCR et la FFEC sur la base d'une politique de dénigrement menée à leur encontre par les sociétés Evancia et LPCR et sur le refus de la FFEC de réintégrer la SAS People and Baby en mars 2015, suite à sa démission en 2011, alors que l'appartenance à cette fédération tend à devenir un élément essentiel d'existence sur le marché ;
Que sur requête déposée le 20 mars 2015 par les sociétés People and Baby et People and Baby Développement et l'association Crèches Pour Tous, le magistrat délégué par le président du Tribunal de grande instance de Paris a, par ordonnance du même jour, commis la SCP d'huissiers de justice Sibran-Cheen-Diebold & Sibran-Vuillemin avec mission de se rendre dans les locaux des sociétés Evancia et LPCR et de la FFEC afin d'y effectuer toutes recherches et constatations utiles, notamment sur les supports et les matériels informatiques, dans le but d'établir la réalité du comportement des sociétés Evancia et LPCR et de la FFEC, de rechercher et prendre copie de tous documents relatifs aux faits litigieux, entre le 1 janvier 2014 et la date de réalisation des dites opérations, avec l'aide d'un certain nombre de mots-clés et de noms de clients, de rechercher et prendre copie de tous documents pour établir le refus de réintégration de la SAS People and Baby au sein de la FFEC entre le 1 février 2010 et la date de réalisation des opérations, avec l'aide de mots clés énumérés dans l'ordonnance ;
Que cette ordonnance a été exécutée le 3 avril 2015 dans les locaux de la SAS Evancia à Courbevoie (Hauts-de-Seine) ;
Que par acte d'huissier de justice en date du 4 mai 2015, la SAS Evancia a fait assigner les sociétés People and Baby et People and Baby Développement et l'association Crèches Pour Tous devant le président du Tribunal de grande instance de Paris aux fins de voir constater l'incompétence du juge des requêtes de ce Tribunal et aux fins de voir ordonner la rétractation de l'ordonnance du 20 mars 2015 dans la mesure où les sociétés People and Baby et People and Baby Développement et l'association Crèches Pour Tous ne disposent d'aucun motif légitime pour solliciter cette ordonnance et où la mesure présente un caractère disproportionné ;
Considérant que l'ordonnance entreprise a débouté la SAS Evancia de sa demande de rétractation de l'ordonnance du 20 mars 2015 et dit n'y avoir lieu à application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile ;
I : Sur la compétence du juge des requêtes du Tribunal de grande instance de Paris :
Considérant que la SAS Evancia reprend devant la cour son exception, formulée in limine litis, relative à l'incompétence du juge des requêtes du Tribunal de grande instance de Paris au profit de la compétence du président du tribunal de commerce dès lors que le litige pour la solution duquel sont requises des mesures d'instruction relève exclusivement de la juridiction commerciale ;
Qu'elle rappelle qu'en matière de pratiques anticoncurrentielles, le tribunal de commerce est compétent pour connaître d'une procédure dirigée contre une personne ayant la qualité de commerçant et qu'en l'espèce les sociétés People and Baby et People and Baby Développement sont des sociétés commerciales et que le litige potentiel fondant la demande de mesure d'instruction relève de la compétence du tribunal de commerce ;
Qu'elle conclut en conséquence à l'annulation de l'ordonnance entreprise et à la rétractation de l'ordonnance sur requête du 20 mars 2015 en raison de l'incompétence du Tribunal de grande instance de Paris ;
Considérant que les intimées répliquent que le litige met également en cause la FFEC qui est une association de la loi de 1901, que les tribunaux de commerce sont incompétents à l'égard des associations et qu'en cas de litige entre deux parties dont l'une seulement est commerçante, la partie qui n'est pas commerçante a le droit d'être jugée par la juridiction civile compétente à son égard ;
Qu'elles ajoutent qu'elles ne pouvaient pas, dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice, scinder les demandes à l'égard des sociétés Evancia et LPCR d'une part et de la FFEC d'autre part ;
Qu'elles font encore valoir qu'une des requérantes, l'association Crèches Pour Tous est également une association de la loi de 1901 ;
Considérant ceci exposé, que le litige potentiel à l'origine de la requête en constat d'huissier est relatif aux pratiques anticoncurrentielles prohibées par les articles L. 420-1 et suivants du Code de commerce pour le jugement desquelles l'article L. 420-7 donne compétence " sous réserve des règles de partage de compétences entre les ordres de juridiction, aux juridictions civiles ou commerciales dont le siège et le ressort sont fixés par décret en Conseil d'État " ;
Que ce dernier article ne déroge donc pas aux dispositions de l'article L. 721-3 relatif aux règles de partage de compétences entre les juridictions commerciales et civiles en donnant compétence aux tribunaux de commerce pour connaître notamment des contestations relatives aux sociétés commerciales ;
Que les articles R. 420-3 et R. 420-4 donnent ainsi respectivement compétence aux Tribunaux de commerce et de grande instance de Paris pour connaître de ces litiges dans le ressort des Cours d'appel de Bourges, Paris, Orléans, Saint-Denis de La Réunion et Versailles, selon que les parties sont ou non commerçants ou artisans ;
Considérant qu'il est constant qu'une des personnes morales visées dans la requête déposée devant le président du Tribunal de grande instance de Paris (la FFEC) est une association n'ayant pas le statut de commerçante ; qu'il n'est pas allégué que cette association accomplirait de façon habituelle des actes de commerce ;
Considérant que la requête vise ainsi trois personnes morales dont l'une d'elles n'a pas le statut de commerçant et que dès lors le président du Tribunal de grande instance de Paris était bien compétent pour en connaître dans la mesure où les demandes de mesure d'instruction visant ces trois personnes morales étaient unies par un lien de connexité étroit et qu'il était donc dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice qu'une seule requête soit déposée ;
Considérant qu'en tout état de cause l'article R. 420-5 du Code de commerce donne compétence à la seule Cour d'appel de Paris pour connaître des appels rendus par les juridictions spécialisées mentionnées aux articles R. 420-3 et R. 420-4 ;
Considérant dès lors que l'ordonnance entreprise sera confirmée en ce qu'elle a déclaré irrecevable l'exception d'incompétence ;
II : Sur l'absence de justification d'une dérogation au principe du contradictoire :
Considérant que sur le fond, la SAS Evancia demande à titre principal la rétractation de l'ordonnance du 20 mars 2015 en raison de l'absence de justification d'une dérogation au principe du contradictoire ;
Qu'elle fait valoir que les sociétés People and Baby et People and Baby Développement et l'association Crèches Pour Tous n'évoquent aucun fait concret, appuyé par des pièces, qui pourrait laisser penser que les circonstances de l'espèce exigeaient qu'il soit fait dérogation au principe du contradictoire ;
Considérant que les sociétés People and Baby et People and Baby Développement et l'association Crèches Pour Tous répliquent que seules sont sanctionnées les requêtes muettes sur les circonstances susceptibles de justifier la nécessité de déroger au principe du contradictoire et qu'il n'en est pas ainsi lorsque le requérant met en avant, même très succinctement, la déloyauté des personnes chez qui la mesure d'instruction doit être réalisée ;
Qu'elles ajoutent qu'en l'espèce la requête était justifiée par l'attitude très agressive de ces sociétés et de la FFEC, qui rendait probable le fait qu'elles aient agi de manière déloyale et anticoncurrentielle et qu'elles feraient disparaître les preuves de ces agissements si elles étaient informées préalablement de la procédure ;
Qu'elles en concluent que la nécessité de déroger au principe du contradictoire était suffisamment justifiée dans la requête et dans l'ordonnance ;
Considérant ceci exposé, qu'il ressort des pièces versées aux débats que les sociétés People and Baby et People and Baby Développement et l'association Crèches Pour Tous ont déposé le 20 mars 2015 devant le président du Tribunal de grande instance de Paris, au visa de l'article 145 du Code de procédure civile, une requête aux fins de désignation d'un huissier de justice pour qu'il soit fait procéder à des mesures d'instruction aux sièges des sociétés Evancia et LPCR et de la FFEC ;
Considérant que selon l'article 493 du Code de procédure civile, " l'ordonnance sur requête est une décision provisoire rendue non contradictoirement dans les cas où le requérant est fondé à ne pas appeler de partie adverse " ;
Considérant qu'il sera rappelé qu'en vertu des dispositions du premier alinéa de l'article 16 du Code de procédure civile, " le juge doit, en toutes circonstances, faire observer et observer lui-même le principe de la contradiction " et que, selon l'article 17, " lorsque la loi permet ou la nécessité commande qu'une mesure soit ordonnée à l'insu d'une partie, celle-ci dispose d'un recours approprié contre la décision qui lui fait grief " ;
Qu'il s'ensuit que les mesures d'instruction prises sur le fondement de l'article 145 du Code de procédure civile ne peuvent être ordonnées sur requête que lorsque les circonstances exigent qu'elles ne le soient pas contradictoirement et qu'il appartient au juge, saisi d'une demande de rétractation sur le fondement du deuxième alinéa de l'article 496, de vérifier si la requête et l'ordonnance caractérisent bien de telles circonstances ;
Qu'il sera encore rappelé que le référé afin de rétractation prévu par cet article ne constitue pas une voie de recours mais s'inscrit dans le nécessaire respect par le juge du principe de la contradiction qui commande qu'une partie, à l'insu de laquelle une mesure urgente a été ordonnée, puisse disposer d'un recours approprié contre la décision qui lui fait grief ;
Considérant qu'en l'espèce la requête, après avoir détaillé les faits aux pages 2 à 10, expose que l'ensemble des éléments ainsi exposés laisse penser à l'existence d'une entente anticoncurrentielle entre les sociétés Evancia et LPCR et la FFEC dans le but d'évincer les sociétés People and Baby et People and Baby Développement et l'association Crèches Pour Tous du marché des crèches, notamment par :
- la mise en place d'une politique active de dénigrement à l'encontre de People and Baby et Crèches Pour Tous notamment auprès de ses prospects et clients pour l'exclure du marché ;
- l'utilisation de la FFEC aux fins de nuire à leur concurrent People and Baby,
- le refus de la FFEC de réintégrer People and Baby en son sein.
Qu'elles affirment que les mesures d'instruction sollicitées pour obtenir les preuves des faits de pratiques anticoncurrentielles qu'elles allèguent doivent l'être " par voie de requête pour éviter tout risque de déperdition des preuves " au motif que, " vu l'attitude très agressive de ces sociétés et de la FFEC, il est probable qu'elles aient échangé des pièces concernant People and Baby et Crèches Pour Tous et qu'elles les feront disparaître si elles sont informées de cette procédure " ;
Considérant que "l'attitude très agressive" imputée aux parties concernées pour justifier le recours à cette requête n'est pas davantage détaillée ni justifiée par aucun élément précis et concret ; qu'il apparaît ainsi que les sociétés People and Baby et People and Baby Développement et l'association
Crèches Pour Tous ne procèdent que par une formulation générale ne suffisant pas à caractériser à partir de faits concrets appuyés sur les pièces produites avec la requête, les circonstances susceptibles de justifier une dérogation au principe de la contradiction ;
Considérant que l'ordonnance autorisant la mesure d'instruction sollicitée se limite au visa de la requête et des articles 145, 249, 493 et 812 et suivants du Code de procédure civile, L. 420-1 du Code de commerce et 101 §1 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, de telle sorte qu'elle a ainsi adopté les motifs de la requête, pourtant insuffisants à caractériser les circonstances justifiant que cette mesure, ordonnée sur le fondement de l'article 145, ne soit pas prise contradictoirement ;
Considérant que la condition prescrite par l'article 493 du Code de procédure civile n'étant pas établie, il convient d'infirmer l'ordonnance entreprise et, statuant à nouveau, de rétracter l'ordonnance sur requête du 20 mars 2015 sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres moyens invoqués à titre subsidiaire par la SAS Evancia et notamment sur les mérites de cette requête qui ne pouvait saisir régulièrement le juge ;
III : Sur les autres demandes :
Considérant qu'il est équitable d'allouer à la SAS Evancia la somme de 6 000 euro au titre des frais par elle exposés et non compris dans les dépens ;
Considérant que les sociétés People and Baby et People and Baby Développement et l'association Crèches Pour Tous seront pour leur part, déboutées de leur demande en paiement au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ;
Considérant que les sociétés People and Baby et People and Baby Développement et l'association Crèches Pour Tous, parties perdantes, seront condamnées in solidum au paiement des dépens de la procédure de première instance et d'appel ;
Par ces motifs, LA COUR, statuant publiquement et contradictoirement ; Infirme l'ordonnance entreprise et, statuant à nouveau : Ordonne la rétractation de l'ordonnance sur requête prise par le président du Tribunal de grande instance de Paris le 20 mars 2015 ; Condamne in solidum les sociétés People and Baby et People and Baby Développement et l'association Crèches Pour Tous à payer à la SAS Evancia la somme de six mille euros (6 000 euro) au titre des frais exposés et non compris dans les dépens ; Déboute les sociétés People and Baby et People and Baby Développement et l'association Crèches Pour Tous de leur demande en paiement au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ; Condamne in solidum les sociétés People and Baby et People and Baby Développement et l'association Crèches Pour Tous aux dépens de la procédure de première instance et d'appel.