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Décisions

CAA Nantes, 4e ch., 2 février 2016, n° 15NT00865

NANTES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Signalisation France (Sté)

Défendeur :

Préfecture de l'Orne

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Laine

Rapporteur :

Mme Rimeu

Rapporteur public :

M. Gauthier

Avocats :

Cabinet Bues & Associés, Mes de La Ferté-Sénectère, Dacquin

TA Caen, du 26 févr. 2015

26 février 2015

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

Le département de l'Orne a demandé au juge des référés du Tribunal administratif de Caen de condamner la société Signalisation France, sur le fondement de l'article R. 541-1 du Code de justice administrative, à lui verser une provision de 2 240 000 euro en réparation du préjudice qu'il a subi du fait du surcoût supporté à raison de la passation de trois marchés publics à bons de commande portant sur l'acquisition de panneaux de signalisation et d'équipements annexes, résultant des pratiques anticoncurrentielles d'une entente dont cette société a fait partie.

Par une ordonnance n° 1401086 du 26 février 2015, le juge des référés du Tribunal administratif de Caen a condamné la société Signalisation France à verser au département de l'Orne une provision de 2 240 000 euro.

Procédure devant la cour :

Par une requête et deux mémoires, enregistrés les 10 mars 2015, 1er décembre 2015 et 4 janvier 2016, la société Signalisation France, représentée par Me A, demande à la cour :

1°) d'annuler cette ordonnance du juge des référés du Tribunal administratif de Caen du 26 février 2015 ;

2°) de rejeter la demande présentée par le département de l'Orne devant le juge des référés du Tribunal administratif de Caen ;

3°) de mettre à la charge du département de l'Orne la somme de 10 000 euro, majorée de la TVA, sur le fondement de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative.

Elle soutient que :

- le département de l'Orne n'a pas émis de titre exécutoire pour recouvrer la somme qu'il estime lui être due, de sorte que sa demande de première instance était irrecevable ;

- l'ordonnance attaquée ne répond pas aux moyens qu'elle a soulevés contre le rapport d'expertise ;

- l'évaluation du surcoût faite par l'autorité de la concurrence est pertinente ;

- le juge des référés, en accordant une provision de 2 240 000 euro alors que le département de l'Orne ne demandait que 2 239 819 euro, a statué ultra petita ;

- pour le surplus, elle s'en rapporte à ses écritures de première instance.

Par deux mémoires en défense, enregistrés les 8 juin 2015 et 18 décembre 2015, le département de l'Orne conclut au rejet de la requête et demande que la somme de 2 000 euro soit mise à la charge de la société Signalisation France en application de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative.

Il soutient que :

- le litige relève bien de la compétence du juge administratif ;

- la fin de non-recevoir fondée sur la jurisprudence Préfet de l'Eure est irrecevable car il s'agit d'un moyen nouveau qui aurait pu être soulevé en première instance ;

- en tout état de cause, même s'il s'agit d'une action en responsabilité délictuelle, dès lors que la créance n'est pas détachable du contrat administratif qui lie les parties, la jurisprudence préfet de l'Eure ne trouve pas à s'appliquer ;

- l'ordonnance attaquée répond aux moyens soulevés en défense par la société Signalisation France et est donc suffisamment motivée ;

- l'évaluation de l'autorité de la concurrence concernait le préjudice global pour l'économie française alors que l'évaluation de l'expert concerne le préjudice particulier du département de l'Orne ;

- le juge des référés n'a pas statué ultra petita dans la mesure où ses conclusions faisaient apparaître en lettre la somme de 2 240 000 euro ;

- subsidiairement, elle reprend l'ensemble de ses moyens de première instance.

Un mémoire, présenté pour le département de l'Orne, a été enregistré le 8 janvier 2016.

Un mémoire, présenté pour la société Signalisation France, a été enregistré le 8 janvier 2016.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le Code de commerce ;

- le Code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique du 12 janvier 2016 :

- le rapport de Mme Rimeu, premier conseiller,

- les conclusions de M. Gauthier, rapporteur public,

- et les observations de Me de La Ferté-Sénectère, avocat de la société Signalisation France, et celles de Me Dacquin, avocat du département de l'Orne.

Une note en délibéré, présentée pour le société France Signalisation, a été enregistrée le 13 janvier 2016.

Une note en délibéré, présentée pour le département de l'Orne, a été enregistrée le 15 janvier 2016.

1. Considérant qu'entre 1999 et 2005, le département de l'Orne a conclu avec la société Signature SA, devenue société Signalisation France, trois marchés publics à bons de commande en vue de l'acquisition de panneaux de signalisation routière et d'équipements annexes ; que par une décision n° 10-D-39 du 22 décembre 2010 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de la signalisation routière verticale, l'Autorité de la concurrence a sanctionné huit fabricants de panneaux de signalisation routière verticale, dont la société Signature SA, pour avoir mis en place entre 1997 et 2006 une entente de répartition des marchés publics dans ce domaine ; que par un arrêt du 29 mars 2012 devenu définitif, la Cour d'appel de Paris a confirmé en substance cette décision et minoré le montant des amendes infligées ; que, par une ordonnance du 30 juillet 2013, le juge des référés du Tribunal administratif de Caen a, sur la demande du département de l'Orne, ordonné une expertise afin de déterminer le montant du surcoût supporté du fait de la passation des trois marchés avec la société Signature SA dans ces conditions anticoncurrentielles ; que le rapport d'expertise a été déposé le 31 mars 2014 ; que par l'ordonnance du 26 février 2015, dont la société Signalisation France relève appel, le juge des référés du Tribunal administratif de Caen l'a condamnée à verser au département de l'Orne, à titre de provision, la somme de 2 240 000 euro ;

Sur la régularité de l'ordonnance :

2. Considérant, d'une part, que, contrairement à ce que soutient la société Signalisation France, le juge des référés, qui n'était pas tenu de répondre à tous les arguments développés en défense, a écarté, dans son ordonnance, le moyen tiré de ce que l'expertise aurait été irrégulière, ainsi que les arguments mettant en cause la méthode de calcul retenue par l'expert et ceux prônant que soit suivie l'estimation retenue par l'Autorité de la concurrence ; qu'il suit de là que la société Signalisation France n'est pas fondée à soutenir que l'ordonnance attaquée serait entachée d'un défaut de motivation ;

3. Considérant, d'autre part, que la requête de première instance du département de l'Orne concluait à la condamnation " de la société Signalisation France à lui verser à titre de provision la somme de deux millions deux cent quarante mille euro (2 239 819) " ; que si ces conclusions laissaient apparaître une légère différence entre le montant demandé en lettres et celui en chiffres, le juge des référés a clairement interprété ces conclusions, dans les visas de son ordonnance, ainsi qu'il lui appartenait de le faire, comme tendant au versement de la somme de 2 240 000 euro ; que dans ces conditions, en accordant une provision de 2 240 000 euro, le juge des référés du Tribunal administratif de Caen n'a pas statué au-delà des conclusions présentées par les parties ;

Sur la recevabilité de la demande de première instance :

4. Considérant qu'en application du principe selon lequel une collectivité publique est irrecevable à demander au juge administratif de prononcer une mesure qu'elle a le pouvoir de prendre, les collectivités territoriales, qui peuvent émettre des titres exécutoires à l'encontre de leurs débiteurs, ne peuvent saisir directement ce juge d'une demande tendant au recouvrement de leurs créances ; que cette règle ne trouve toutefois pas à s'appliquer lorsque l'action engagée par une collectivité publique a pour objet d'obtenir le paiement de créances qui trouvent leur origine dans la passation ou l'exécution d'un contrat, que l'action soit fondée sur la responsabilité contractuelle, sur la nullité du contrat ou sur la responsabilité quasi délictuelle en raison d'agissements dolosifs ;

5. Considérant que l'action introduite par le département de l'Orne devant le juge du référé provision est fondée sur la responsabilité quasi délictuelle de la société Signalisation France en raison des agissements dolosifs de celle-ci lors de la conclusion des trois marchés publics à bons de commande signés entre 1999 et 2005 en vue de l'acquisition de panneaux de signalisation routière et d'équipements annexes ; que cette action trouve son origine dans le contrat et figurait donc au nombre des exceptions mentionnées au point 4 ci-dessus ; que le département de l'Orne était donc recevable à saisir le juge du référé provision afin d'obtenir réparation du préjudice subi du fait des surcoûts induits par les conditions de passation de ces contrats ;

Sur le bien-fondé de la provision :

6. Considérant qu'aux termes de l'article R. 541-1 du Code de justice administrative : " Le juge des référés peut, même en l'absence d'une demande au fond, accorder une provision au créancier qui l'a saisi lorsque l'existence de l'obligation n'est pas sérieusement contestable. Il peut, même d'office, subordonner le versement de la provision à la constitution d'une garantie. " ; qu'il résulte de ces dispositions que, pour regarder une obligation comme non sérieusement contestable, il appartient au juge des référés de s'assurer que les éléments qui lui sont soumis par les parties sont de nature à en établir l'existence avec un degré suffisant de certitude ; que, dans ce cas, le montant de la provision que peut allouer le juge des référés n'a d'autre limite que celle résultant du caractère non sérieusement contestable de l'obligation dont les parties font état ; que, dans l'hypothèse où l'évaluation du montant de la provision résultant de cette obligation est incertaine, le juge des référés ne doit allouer de provision, le cas échéant assortie d'une garantie, que pour la fraction de ce montant qui lui parait revêtir un caractère de certitude suffisant ;

En ce qui concerne le principe de la responsabilité de la société Signalisation France :

7. Considérant d'une part, que la société Signature SA a été condamnée, pour les faits retenus par la décision de l'Autorité de la concurrence du 22 décembre 2010, par l'arrêt de la Cour d'appel de Paris du 29 mars 2012 à une amende de 10 millions d'euro pour violation des articles L. 420-1 et L. 420-2 du Code de commerce prohibant les ententes anticoncurrentielles et abus de position dominante ; qu'il résulte de ces décisions et n'est d'ailleurs pas contesté que la société Signature SA est à l'origine de la mise en place en 1997 du " cartel de la signalisation verticale " en France, qui sera démantelé en 2006 et qui a permis à huit sociétés, dont Signature SA, de se répartir les marchés de panneaux de signalisation par application d'un plan anticoncurrentiel ; que, d'autre part, si la société Signature SA, devenue société Signalisation France, n'exerce plus d'activités en matière de signalisation routière depuis l'opération de reprise partielle d'actifs effectuée le 21 décembre 2007 au profit de la société Signature SAS, cette circonstance, postérieure aux marchés publics conclus dans des conditions anticoncurrentielles résultant de l'emprise du cartel, n'a aucune incidence sur l'imputabilité des préjudices subis par le département de l'Orne dès lors que la société Signature SA a conservé, en vertu du traité d'apport qu'elle a signé avec la société Signature SAS, la charge de toute dette découlant des litiges en matière de concurrence dans lesquels elle est impliquée ; que par suite, c'est à bon droit que le juge des référés du Tribunal administratif de Caen a retenu que le principe de la responsabilité pour faute de la société Signature France n'était pas sérieusement contestable ;

En ce qui concerne l'expertise :

8. Considérant qu'il résulte de l'instruction que les parties ont eu connaissance des constatations faites par l'expert et ont eu la possibilité de les contester ; que si le greffe du Tribunal administratif de Caen n'a pas, après la communication du rapport d'expertise aux parties, invité celles-ci à présenter leurs observations dans le délai d'un mois, ainsi que le prévoit le dernier alinéa de l'article R. 621-9 du Code de justice administrative, applicable au référé instruction en application de l'article R. 532-5 du même Code, le principe du contradictoire n'a pas été méconnu dès lors que les parties ont eu la possibilité de présenter des observations sur ledit rapport dans le cadre de la procédure de référé provision, et qu'elles ont d'ailleurs largement discuté ce rapport ainsi qu'il ressort des écritures échangées en première instance et en appel ; qu'en outre, il résulte du rapport d'expertise que l'expert a analysé et répondu aux dires n° 4 et 5 de la société Signalisation France ; qu'il suit de là que le juge des référés pouvait régulièrement fonder son ordonnance sur le rapport d'expertise déposé le 31 mars 2014 ;

En ce qui concerne le montant de la provision :

9. Considérant que le préjudice subi par le département de l'Orne représente le montant des surcoûts générés par les agissements dolosifs constitués par les pratiques anticoncurrentielles de la société Signature SA et non seulement une perte de chance d'obtenir, en l'absence de pratiques anticoncurrentielles, des marchés à un moindre prix ; qu'ainsi qu'il a été dit au point 8 ci-dessus, l'expertise n'a pas été réalisée en méconnaissance du principe du contradictoire, de sorte que le rapport de l'expert peut légalement servir de fondement pour évaluer le montant du préjudice subi ; que si l'expert fait état dans son rapport des difficultés inhérentes à l'exercice qui consiste à établir quel aurait été le prix d'un marché passé dans le respect de la concurrence, il explique la méthode retenue, basée sur une analyse contrefactuelle, qui prend notamment en compte les prix observés et les coûts ; qu'il résulte de ce rapport que l'expert a mené une étude des causes extérieures à l'entente susceptibles d'expliquer le niveau des prix à l'époque des marchés ; que s'agissant d'un marché de signalisation routière, le département de l'Orne ne pouvait pas répercuter les prix élevés facturés par son cocontractant ; que si, ainsi qu'il a été dit au point 7 ci-dessus, les actifs de la société Signature SA ont été repris en 2007 par la société Signature SAS et si la société Signalisation France n'a plus d'activité de vente de panneaux de signalisation routière, cette circonstance n'a pas d'incidence sur l'évaluation du surcoût, dans la mesure où l'expert s'est fondé sur la comparaison entre les marchés passés pendant l'entente et une estimation des prix qui auraient dû être pratiqués sans cette entente, à partir d'une analyse prenant notamment en compte la chute des prix postérieurement à la dissolution du " cartel " et les facteurs de prix exogènes à l'impact de l'entente ; que l'estimation du surprix global par l'Autorité de la concurrence, qui n'est au demeurant fondée que sur des témoignages et sur une étude réalisée à la demande de la société Signature SA, n'a servi qu'à qualifier l'importance du dommage à l'économie et ne pouvait permettre d'évaluer avec une précision suffisante le surcoût résultant des pratiques anticoncurrentielles ayant affecté des marchés publics déterminés ; que l'Autorité de la concurrence précise d'ailleurs dans les motifs de sa décision que le surprix vraisemblable de 5 à 10 % est seulement un ordre de grandeur minimum ; que par suite, cette estimation ne saurait remettre en cause l'expertise réalisée précisément pour évaluer le surcoût subi par le département de l'Orne ; que c'est ainsi à bon droit que le juge des référés du Tribunal administratif de Caen a retenu comme non sérieusement contestable le montant du préjudice évalué à 2 240 000 euro à partir des constatations et analyses de l'expert ayant abouti au calcul d'un surprix de 29,38 % représentant une hypothèse basse de l'impact des ententes et abus de position dominante sus-évoqués ;

10. Considérant que si l'expert a proposé une clef de répartition entre les cinq sociétés parties à l'expertise, ainsi que le lui demandait l'ordonnance du 30 juillet 2013 fixant sa mission, seule la société Signature SA, devenue Signalisation France, a contracté avec le département de l'Orne pendant la période de l'entente ; que le préjudice dont le département de l'Orne demande réparation à cette société résulte directement des surcoûts imposés par ses pratiques dolosives ; que, par suite, la société Signalisation France n'est pas fondée à soutenir que seule une partie du préjudice aurait du être mise à sa charge ;

11. Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que la société Signalisation France n'est pas fondée à soutenir que c'est à tort que, par l'ordonnance attaquée, le juge des référés du Tribunal administratif de Caen l'a condamnée à verser au département de l'Orne une provision de 2 240 000 euro ;

Sur l'application des dispositions de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative:

12. Considérant que ces dispositions font obstacle à ce que le département de l'Orne, qui n'est pas la partie perdante, verse à la société Signalisation France une somme au titre des frais exposés par elle et non compris dans les dépens ; qu'en revanche, il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de cette société une somme de 1 500 euro au titre des frais exposés par le département de l'Orne et non compris dans les dépens ;

Décide

Article 1er : La requête de la société Signalisation France est rejetée.

Article 2 : La société Signalisation France versera au département de l'Orne la somme de 1 500 euro sur le fondement de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative.

Article 3 : Le présent arrêt sera notifié à la société Signalisation France et au département de l'Orne.