CA Orléans, ch. com., économique et financière, 28 janvier 2016, n° 15-01105
ORLÉANS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
CP Reifen Trading GmbH (Sté)
Défendeur :
Allopneus (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Raffejeaud
Conseillers :
Mme Hours, M. Monge
Avocats :
Mes Verdier, Pautrot, Henry, Laval, Claviez
Exposé :
La société de droit allemand CP Reifen Trading GmbH et la société Allopneus exercent concurremment le commerce de vente en ligne de pneumatiques. Considérant qu'Allopneus se livrait à une campagne publicitaire trompeuse et à une concurrence déloyale en affirmant faussement sur le service " Google AdWords " du moteur de recherche Google qu'elle vendait des " pneus à prix imbattable ", la société CP Reifen a fait constater par huissier de justice pour différentes références de produits que les prix pratiqués par Allopneus étaient supérieurs à la plupart de ceux de la concurrence, puis elle l'a fait assigner, par acte du 12 février 2015, devant le président du Tribunal de commerce d'Orléans, statuant en référé, afin d'une part, de voir condamner sous astreinte Allopneus à cesser dans les huit jours la pratique commerciale trompeuse consistant à affirmer ses prix imbattables dans ses annonces publicitaires, avec publication de la décision à intervenir, et d'autre part d'obtenir une provision de 20 000 euro à valoir sur la réparation intégrale du préjudice qu'elle affirmait subir en raison de ces pratiques commerciales fautives.
Par ordonnance du 19 février 2015, le juge des référés a rejeté ces demandes et renvoyé les parties à mieux se pourvoir au principal.
Pour statuer ainsi, le président de la juridiction consulaire a retenu que le constat n'était pas contradictoire ; qu'à défaut de synthèse des constats effectués et en raison de dimensions différentes des produits, il n'était pas possible d'établir un lien quelconque entre le slogan " prix imbattable " et les tarifs pratiqués par Allopneus par rapport à ses concurrentes ; que CP Reifen qualifiait elle-même ses propres tarifs de " prix massacrés " ; et qu'il n'était fourni aucune démonstration d'un détournement de clientèle imputable à faute à Allopneus.
La société CP Reifen Trading GmbH a relevé appel.
Elle rappelle que le non-respect des textes législatifs ou réglementaires constitue en soi un trouble manifestement illicite, et soutient que sa concurrente méconnaît les prescriptions des articles L. 121-1 et suivants du Code de commerce en cherchant délibérément à tromper le consommateur par l'affirmation que chacun de ses prix est " imbattable ", ce qui, particulièrement dans le commerce en ligne, pousse le consommateur à cliquer sur le lien associé à ce message mensonger et à se détourner définitivement de sa recherche initiale. Elle fait valoir qu'un constat, même non contradictoirement dressé, vaut à titre de preuve dès lors qu'il est soumis à la libre discussion des parties. Elle récuse l'objection du premier juge en affirmant comparer des produits strictement identiques, et cite sept pneumatiques de diverses marques pour lesquels Allopneus est plus chère qu'elle-même et que leurs concurrents. Elle se prévaut d'un constat dressé au mois d'octobre 2015 pour assurer que l'intimée utilise toujours l'expression " imbattable ". Elle répond au moyen adverse que sa propre formule " prix massacrés " n'a pas du tout la même portée car elle désigne des prix qui se veulent bas mais ne se disent nullement imbattables. Elle soutient que la pratique qu'elle dénonce constitue aussi une publicité comparative illicite, car elle fait nécessairement référence aux prix de la concurrence et ne comporte ni le terme final ni la période de la comparaison, et qu'elle est mensongère. Elle maintient que cette violation de la législation constitue, pour elle, concurrent lésé, un acte de concurrence déloyale, et elle se prévaut de la jurisprudence selon laquelle il en résulte nécessairement un préjudice, fût-il seulement moral. Elle demande à la cour de faire cesser ce trouble manifestement illicite, de condamner sous astreinte Allopneus à cesser dans les huit jours la pratique commerciale trompeuse consistant à affirmer ses prix imbattables dans ses annonces publicitaires, avec publication de la décision à intervenir sur la première page de son site Internet, et elle réclame une provision de 20 000 euro à valoir sur la réparation intégrale de son préjudice, ainsi que 7 000 euro d'indemnité de procédure.
La société Allopneus retrace les différents contentieux qui l'opposent à CP Reifen et soutient que c'est celle-ci qui recourt à des pratiques déloyales et qui a pillé son site Internet. Elle conteste les griefs qui lui sont adressés en indiquant s'aligner systématiquement sur les prix de ses concurrents en offrant une remise supplémentaire de 2 %. Elle indique avoir fait constater par un huissier de justice cette politique sur une année, et elle dénie toute portée au constat invoqué par l'appelante en affirmant qu'il n'est pas exhaustif. Elle fait aussi valoir que la jurisprudence juge de toute façon banal le slogan " prix imbattable ". Elle affirme pratiquer une publicité superlative et non pas comparative, et elle indique que tous les acteurs de ce secteur utilisent des termes semblables, y compris l'appelante, à laquelle elle reproche de se livrer à des comparaisons de prix qui sont quant à elle totalement illicites, et au surplus gravement erronés. Elle conteste l'existence d'un trouble manifestement illicite, et argue en tout état de cause d'une contestation sérieuse faisant obstacle à ce qu'il soit statué en référé. Plus subsidiairement, elle objecte que la demanderesse n'établit pas l'existence d'un préjudice, et notamment pas un détournement de clientèle. Elle s'oppose aux demandes adverses et formant appel incident, demande à la cour de condamner CP Reifen à lui verser 30 000 euro de dommages et intérêts pour procédure abusive, outre 10 000 euro d'indemnité de procédure.
Il est référé pour le surplus aux conclusions récapitulatives des plaideurs, respectivement transmises le 21 octobre 2015 s'agissant de l'appelante, et le 4 novembre 2015 s'agissant de l'intimée.
L'instruction a été clôturée par une ordonnance du 5 novembre 2015, ainsi que les avocats des parties en ont été avisés.
La société CP Reifen demande à la cour de rejeter les dernières conclusions d'Allopneus et les pièces 4 et 5 que celle-ci a produites en dernier lieu, motif pris d'une atteinte au principe du contradictoire et à la loyauté des débats, en ce que l'intimée développerait désormais une toute nouvelle argumentation dans ses dernières écritures, et qu'elle-même ne serait pas en mesure de discuter les énonciations de ces deux pièces, constituées de constats d'ailleurs entachés d'irrégularité car l'huissier de justice instrumentaire les assortit de commentaires.
La société Allopneus s'oppose à ces demandes en soutenant que c'est l'appelante qui a constamment tardé à conclure puis changé d'avocat, qu'elle-même a fait diligence pour conclure en réponse dans les délais très brefs dont elle disposait, qu'elle n'a aucunement modifié son argumentaire puisqu'elle a constamment soutenu que sa communication était exacte du fait de sa politique d'alignement des prix, et que ses pièces 4 et 5 sont régulières. Au cas où il serait néanmoins fait droit aux demandes adverses de rejet de ces écritures et pièces, elle demande à la cour d'écarter comme irrecevables les conclusions transmises par l'appelante le 21 octobre 2015 au motif qu'elles différaient profondément des conclusions précédentes, passant au surplus de 5 à 30 pages, et qu'elles ne peuvent rester sans réponse.
Motifs de l'arrêt :
* sur la recevabilité, déniée, de conclusions et pièces
Attendu qu'il ressort de la chronologie de l'instruction que l'appelante a conclu le 25 juin 2015 et l'intimée le 25 août, pour une clôture programmée depuis le mois d'avril au 8 octobre 2015 ; qu'à la requête de CP Reifen qui avait fait connaître l'avant-veille, 6 octobre, qu'elle venait de changer de conseil, cette clôture a été repoussée par le conseiller de la mise en état et fixée au 22 octobre ; que CP Reifen, dont les premières conclusions ne comptaient que quelques pages, a alors transmis trente pages d'écritures le 21 octobre au soir, ce qui a légitimé un report de la clôture, en l'occurrence au 5 novembre 2015, pour permettre à son contradicteur de prendre connaissance de ces conclusions et pièces nouvelles et d'y répliquer éventuellement ; que les écritures prises en réplique par Allopneus, transmises le 4 novembre 2015, sont purement responsives et, contrairement à ce que prétend l'appelante, n'articulent pas une défense nouvelle, et s'agissant des pièces transmises en dernier lieu par l'intimée, elles ont pour objet de contredire les affirmations et pièces de CP Reifen, et ne contiennent rien de contraire à la loyauté des débats; qu'il n'est justifié d'aucune atteinte au principe de la contradiction lequel, au contraire, n'est respecté qu'en ayant égard aux conclusions et pièces produites par l'intimée en réponse aux conclusions et pièces transmises par l'appelante la veille de la date à laquelle la clôture avait été repoussée de son fait ;
Qu'il y a donc lieu de rejeter la demande de la société CP Reifen tendant à l'irrecevabilité des conclusions transmises le 4 novembre 2015 par la société Allopneus et à celle des pièces 4 et 5 produites par celle-ci ;
* sur le constat d'huissier produit par l'intimée
Attendu que la cour n'est saisie d'aucune demande d'annulation du constat dressé à la requête de la société Allopneus, étant ajouté que le premier juge, s'il a certes dit que les constats produits par CP Reifen n'étaient pas contradictoires, n'a pas pour autant refusé de les examiner, et en discute d'ailleurs le contenu, et il est vrai que ces constats, régulièrement produits et soumis à la discussion contradictoire, valent à titre de preuve ;
* sur le bien ou mal fondé des demandes
Attendu que la société CP Reifen a saisi en référé le président de la juridiction consulaire sur le fondement de l'article 873 alinéa 1, du Code de procédure civile et fait état d'un double trouble manifestement illicite à faire cesser tenant, selon elle, à la diffusion par Allopneus d'annonces publicitaires constitutives d'une part de pratiques commerciales trompeuses et de publicités comparatives illicites au sens des dispositions des articles L. 121-1 et L. 121-8 du Code de la consommation, et d'autre part d'actes de concurrence déloyale ;
Attendu que c'est à la demanderesse qu'il incombe, en l'état des contestations adverses, d'établir la réalité du trouble manifestement illicite qu'elle allègue ;
Qu'elle fonde pour l'essentiel sa position sur des constats démontrant selon elle qu'Allopneus n'est pas la mieux disante sur les pneus qu'elle commercialise, de sorte que celle-ci ne pourrait sans mensonge ni déloyauté se présenter comme proposant un prix imbattable ;
Mais attendu, que la société Allopneus justifie (sa pièce n° 4-1, page 7 § 9 : " alignement de prix ") par la production de ses conditions générales, consultables sur son site et dont l'acceptation préalable est requise du client qui entend lui passer commande en ligne, proposer en permanence à titre de promotion, sur son site Internet, de s'aligner sur le prix de vente des pneumatiques pratiqué par les autres sites Internet de vente de pneumatiques et d'offrir 2 % de remise supplémentaire, sauf s'il résultait de cet alignement une vente à perte ;
Que la seule existence de cette pratique, dont la réalité n'est pas réellement douteuse au vu du constat dressé le 30 octobre 2015 à la requête de l'intimée (cf sa pièce n° 4-2), prive d'évidence la pertinence du grief de publicité mensongère articulé par la demanderesse, et fait déjà obstacle à ce que soit retenue l'existence d'un trouble manifestement illicite à ce titre;
Attendu, ensuite, que les productions n'établissent pas non plus avec certitude que la société Allopneus se serait livrée à une publicité comparative, sa formule consistant à présenter comme " imbattable " le prix de son produit relevant bien davantage d'une présentation banalement superlative dont - au vu des analyses de prix développées par l'intimée, et des constats que celle-ci produit - il n'est pas non plus démontré avec l'évidence requise en référé qu'elle serait mensongère et, en soi, de nature à induire en erreur le consommateur ;
Et attendu que la démonstration d'actes de concurrence déloyale n'est, de même, pas rapportée avec l'évidence requise ;
Que la démonstration du caractère manifestement illicite de la publicité utilisée par la société Allopneus fait ainsi défaut, et il n'y a donc pas lieu à référé, les parties devant se pourvoir ainsi qu'elle aviseront ;
Attendu que l'ordonnance entreprise sera donc confirmée en ce qu'elle a rejeté tous les chefs de prétentions de la société CP Reifen, et en cause d'appel celle-ci sera pareillement déboutée de ses demandes ;
Attendu que la société Allopneus sera de son côté déboutée de sa demande reconventionnelle de dommages et intérêts faute pour elle d'établir que la société CP Reifen aurait fait dégénérer en abus son droit d'ester, et de démontrer qu'elle-même aurait subi, du fait du procès, un préjudice autre que celui lié aux frais de sa défense, lequel relève du champ d'application, distinct, de l'article 700 du Code de procédure civile ;
Par ces motifs, la cour, statuant publiquement, par arrêt contradictoire et en dernier ressort : déboute la société de droit allemand CP Reifen Trading GmbH de sa prétention à voir déclarer irrecevables les conclusions transmises le 4 novembre 2015 par la société Allopneus et les pièces n°4 et 5 produites par celle-ci, confirme l'ordonnance entreprise, y ajoutant : déboute la société Allopneus de sa demande de dommages et intérêts pour procédure abusive, déboute les parties de leurs prétentions autres ou contraires, condamne la société de droit allemand CP Reifen Trading GmbH aux dépens d'appel, ainsi qu'à payer à la SAS Allopneus une somme de 5 000 euro par application de l'article 700 du Code de procédure civile.