CA Paris, Pôle 5 ch. 5-7, 19 mai 2016, n° 2013-01006
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Orange (SA)
Défendeur :
SFR (SA), Bouygues Télécom (SA), Autorité de la Concurrence, Ministre de l'économie, de l'industrie et du numérique, DGCCRF
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Douvreleur
Conseillers :
Mmes Faivre, Lacquemant
Avocats :
AFG (SCP), Mes Calvet, Teytaud, Hubert, Idri, Baechlin
Faits et procédure
Par décision n° 12-D-24 du 13 décembre 2012 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de la téléphonie mobile à destination de la clientèle résidentielle en France métropolitaine, l'Autorité de la concurrence (ci-après l'Autorité) a condamné pour abus de position dominante, d'une part, les sociétés Orange France et France Télécom et, d'autre part, la société SFR à des sanctions pécuniaires d'un montant, respectivement, de 117 419 000 euros et 65 708 000 euros, a enjoint à ces sociétés de prendre toutes mesures utiles pour mettre fin aux infractions constatées, ainsi que de s'abstenir à l'avenir de mettre en œuvre des pratiques ayant un objet ou un effet équivalent et, enfin, a ordonné la publication d'un résumé de cette décision. Les abus sanctionnés consistaient dans la commercialisation à partir de 2005 d'offres d'abonnement de téléphonie mobile dites "on net illimité" ou encore "offres d'abondance on net", permettant d'appeler les clients d'un même opérateur pour un prix forfaitaire indépendant du nombre et de la durée des appels, dans la limite de trois numéros ou dans un créneau horaire déterminé.
A l'époque des faits, le marché de la téléphonie mobile comptait, d'une part, trois opérateurs exploitant, sur la base des autorisations d'utilisation de fréquences qui leur avaient été accordées, leur propre réseau - la société Orange France et la société SFR, depuis 1991, et la société Bouygues Télécom (ci-après société Bouygues) depuis 1994 - et, d'autre part, plusieurs opérateurs virtuels (Mobile Virtual Network Operators ou "MVNOs") ne disposant pas d'autorisation d'utilisation de fréquences et achetant les prestations nécessaires à l'un des opérateurs ayant son propre réseau.
L'acheminement d'une communication téléphonique mobile d'un client d'un opérateur déterminé vers un client d'un autre opérateur suppose que celui-ci fournisse au premier, dans le cadre d'une convention d'interconnexion, une prestation permettant de "terminer" cet appel, et dite pour cette raison "prestation de terminaison d'appel". Cette prestation est ainsi définie par l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (Arcep) : "La terminaison d'appel vocal mobile est une prestation de gros fournie par un opérateur mobile B exploitant un réseau ouvert au public à un opérateur A, fixe ou mobile, exploitant un réseau ouvert au public. La prestation commercialisée vise à terminer l'appel téléphonique vocal d'un client de l'opérateur A vers un client mobile de l'opérateur B. Du fait du sens des communications ainsi acheminées, on dit que cette pratique "termine" les appels vers le réseau de destination (...). Lorsque cette prestation s'inscrit dans le cadre d'une communication entre deux clients raccordés à des réseaux différents (appels dits "off net"), elle s'exerce dans le cadre d'une convention d'interconnexion signée entre les deux exploitants de réseaux ouverts au public. Lorsque cette prestation s'inscrit dans le cadre d'une communication entre deux clients d'un même réseau (appels dits "on net"), elle correspond à une vente dite interne (par opposition à une vente externe, qui correspond au cas précédent)" (Décision n° 2012-0997 du 24 juillet 2012, p. 9, cité par l'Autorité aux points 26 et 27 de sa décision).
Jusqu'en 2005, avait Cours le régime dit du "bill and keep", dans le cadre duquel les opérateurs de téléphonie mobile ne se facturaient pas entre eux cette prestation de terminaison d'appel, de sorte que ces opérateurs étaient peu sensibles au réseau de destination des appels de leurs clients. Ce régime a pris fin en 2005, l'opérateur de l'appelant versant désormais à l'opérateur de l'appelé une charge de terminaison d'appel se traduisant par un transfert financier entre les deux opérateurs.
Sur le fondement des articles L. 37-1 et suivants du Code des postes et communications électroniques, pris pour la transposition des directives européennes de 2002 dites du "paquet télécom", l'Autorité de régulation des télécommunications (ART) puis l'Arcep ont mis en place une régulation ex ante consistant, en particulier, dans un encadrement tarifaire des prestations de terminaison d'appel que se facturaient entre eux les opérateurs pour l'acheminement des communications off net C'est ainsi que le régulateur sectoriel, d'une part, a posé le principe d'orientation vers les coûts des tarifs de terminaison d'appel et, d'autre part, afin de garantir la réalisation de ce principe, a fixé un plafond tarifaire maximum régulièrement révisé à la baisse. Dans la mise en œuvre de ce dispositif, il a appliqué une asymétrie tarifaire, permettant à la société Bouygues de pratiquer des tarifs plus élevés que ceux pratiqués par les sociétés Orange et SFR. Cette asymétrie a pris fin au 1er juillet 2011, date à partir de laquelle le régulateur a fixé un prix plafond de terminaison d'appel identique pour les trois opérateurs.
Avec la fin du régime du "bill and keep" en 2005, se sont développées les offres d'abondance on net, lesquelles étaient apparues pour la première fois en 1999, avec le lancement par Bouygues de sa gamme "Ultimo Millenium" et par SFR de son forfait "Soir et week-end gratuits". C'est ainsi que Orange a commercialisé, à partir de janvier 2005, la gamme de forfaits "Orange Intense" (temps de communication gratuit et illimité au-delà de la troisième minute 24h sur 24 vers les numéros du réseau fixe en France métropolitaine et vers les numéros mobiles d'Orange), en avril 2005 une série limitée "Orange Intense" (appels gratuits et illimités tous les jours, 24h sur 24 vers les numéros Orange ou les téléphones fixes), entre mai et octobre 2005 une composante "3 numéros illimités" sous forme d'option et à partir d'octobre 2005 les gammes de forfait "Orange Classique" et "Orange Intense", permettant d'appeler 24h sur 24 trois numéros Orange de manière illimitée, ces offres ayant été refondues en 2006. La société SFR a lancé la commercialisation en mars 2005 des forfaits "SFR Essentiel", permettant d'appeler 24h sur 24, 7 jours sur 7, trois numéros SFR de manière illimitée sans donner lieu à un décompte de temps dans le forfait.
Des offres d'abondance "cross-net illimité", dites aussi "offres d'abondance cross-net", à destination de tous les réseaux de téléphonie mobile métropolitains sont ensuite apparues, en mars 2006 avec le lancement par Bouygues de sa gamme "Néo", puis de façon massive par tous les opérateurs à partir du deuxième semestre 2008.
C'est dans ce contexte que le 10 octobre 2006, la société Bouygues a saisi le Conseil de la concurrence, devenu l'Autorité de la concurrence, d'une plainte mettant en cause les offres d'abondance on net d'Orange et SFR, au motif qu'elles seraient constitutives d'un abus de position dominante prohibé par les articles L. 420-2 du Code de commerce et 82 du Traité CE, devenu l'article 102 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (ci-après TFUE). Cette saisine a été transmise à l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes qui a rendu un avis le 15 mars 2007.
Le 13 mars 2008, ont été notifiés aux sociétés France Télécom, Orange et SFR des griefs par lesquels il leur était reproché d'avoir pratiqué, par les offres d'abondance en cause, "des tarifs tels qu'ils ne pouvaient (...) être répliqués par un opérateur concurrent" compte tenu de la charge qu'elles facturaient pour la terminaison des appels vers leur réseau, ces pratiques, connues sous la dénomination de "ciseau tarifaire", ayant pour objet et étant susceptibles d'avoir pour effet de fausser le jeu de la concurrence sur le marché de détail de la téléphonie mobile et constituant des abus de la position dominante qu'elles occupaient sur le marché de la terminaison des appels vers leur réseau.
Les parties en cause ayant fait connaître leurs observations sur ces griefs, le rapport établi par le rapporteur leur a ensuite été adressé le 4 août 2008. L'affaire a été examinée par l'Autorité dans sa séance du 11 mars 2009.
Par décision n° 09-S-03 du 15 mai 2009, l'Autorité a décidé de surseoir à statuer et a renvoyé l'affaire à l'instruction, en relevant qu'"une différenciation tarifaire excessive pourrait avoir pour effet, sans empêcher les concurrents du marché aval aussi efficaces de proposer leurs services de manière rentable, d'élever sensiblement leurs coûts pour les affaiblir et diminuer ainsi la pression concurrentielle qu'ils sont susceptibles d'exercer sur le marché". Elle a considéré qu'il convenait donc "d'analyser dans quelle mesure des offres comprenant de l'on net illimité, en obligeant les opérateurs de petite taille à répliquer par des offres cross-net, et donc à acheter des volumes de terminaison d'appel plus élevés à leurs concurrents, pourraient fausser le jeu de la concurrence sur le marché des services de téléphonie mobile et constituer un abus de position dominante de l'opérateur lançant une telle offre sur le marché de sa terminaison d'appel.".
Les sociétés France Télécom et Orange ont formé contre cette décision un recours que, par arrêt du 6 avril 2010, la Cour d'appel de Paris a jugé irrecevable, l'Autorité n'ayant "tranché aucun point et [n'ayant] pris qu'une mesure interne concernant l'instruction d'une affaire estimée incomplète". Par arrêt du 7 juin 2011, la Cour de cassation a rejeté le pourvoi qui avait été formé contre cet arrêt.
De nouvelles notifications de griefs ont été adressées le 5 août 2011 aux sociétés France Télécom, Orange et SFR, leur reprochant d'avoir abusé de la position dominante qu'elles détenaient sur le marché de gros de la terminaison d'appel sur leur réseau mobile, "en mettant en œuvre une pratique de différenciation tarifaire abusive entre les appels on net et les appels off net" dans le cadre des offres commerciales en cause.
Après que les parties en cause eurent fait connaître leurs observations sur ces griefs, un rapport leur a été adressé le 25 avril 2012. Par ailleurs, un rapport complémentaire leur a également été adressé le 12 avril 2012 afin, compte tenu de la publication entre-temps du communiqué de l'Autorité du 16 mai 2011 relatif à la méthode de détermination des sanctions pécuniaires, de leur signaler les principaux éléments de fait et de droit susceptibles d'influer sur la détermination d'une éventuelle sanction par le collège et de leur permettre de présenter des observations à cet égard.
L'Autorité a tenu sa séance sur cette affaire le 25 juillet 2012. Par décision n° 12-D-24 du 13 décembre 2012, déférée à la Cour, elle a :
- infligé aux sociétés France Télécom et Orange France, conjointement et solidairement, une sanction pécuniaire de 78 279 000 euros et à la société France Télécom une sanction pécuniaire de 39 140 000 euros, soit un montant total de 117 419 000 euros ;
- infligé à la société SFR une sanction pécuniaire de 65 708 000 euros ;
- enjoint aux sociétés Orange France et SFR de prendre toutes mesures utiles pour mettre fin aux infractions sanctionnées, de s'abstenir à l'avenir de mettre en œuvre des pratiques ayant un objet ou un effet équivalent et de porter à la connaissance de leurs abonnés aux offres d'abondance on net qu'ils disposent de la faculté de résilier leur abonnement sans indemnité et à tout moment ;
- ordonné la publication dans la presse d'un texte résumant la décision rendue.
Les sociétés France Télécom et Orange France, aux droits desquelles est venue la société Orange, et la société SFR ont, par déclarations des 17 et 18 janvier 2013, formé devant la Cour d'appel de Paris un recours en annulation et en réformation de cette décision. La société Bouygues est intervenue volontairement à cette instance le 14 février 2013.
Par arrêt du 19 juin 2014, la Cour d'appel de Paris a rejeté les moyens d'annulation fondés sur les irrégularités de procédure alléguées par les requérants. Sur le fond, elle a jugé que "les offres incriminées ont une structure différente de celles examinées à l'occasion de litiges antérieurs" et que "les questions d'ordre factuel, économique et juridique qu'elles soulèvent au regard de l'application des règles de concurrence européennes" justifiaient de solliciter l'avis de la Commission européenne dans les conditions prévues par l'article 15.1 du règlement CE n° 1/2003 du 16 décembre 2002 relatif à la mise en œuvre des règles de concurrence prévues aux articles 81 et 82 du traité.
Aussi la Cour d'appel a-t-elle sursis à statuer et saisi la Commission européenne d'une demande d'avis "sur l'application de l'article 102 du TFUE aux offres on net lancées par Orange et SFR entre 2005 et 2008, et notamment les questions économiques et juridiques présentées par l'affaire, plus spécialement en ce qui concerne :
1- l'existence de la différenciation tarifaire entre les appels on net et off net et la méthode employée pour apprécier les écarts de prix et des écarts de coûts entre ces deux types d'appels, et le test pertinent ;
2- la prise en compte de la régulation sectorielle ;
3- la question des effets anti-concurrentiels des offres incriminées sur le marché de détail de la téléphonie mobile".
La Commission européenne a rendu son avis le 8 décembre 2014. Sur la première question, elle a relevé que l'avantage d'abondance étant réservé à des appels on net, ceux-ci "reven[aient] globalement moins cher pour les clients des opérateurs concernés, que les appels off net". Elle en a conclu qu'il était dès lors possible, comme l'a fait l'Autorité, d'identifier une différenciation tarifaire "alors même qu'aucune différence de prix par minute entre les appels on net et les appels off net n'est indiquée sur la facture". Elle a considéré que la méthode utilisée par l'Autorité pour identifier cette différenciation visait "correctement" à traduire en termes monétaires la différence entre le prix des communications on net et off net, "du fait de la présence d'avantages qui ne sont pas, eux, définis en termes monétaires (...)". Enfin, l'Autorité ayant considéré que l'écart de prix entre les appels on net et les appels off net excédait plus de six fois les écarts de coût, la Commission a indiqué que si la démonstration en était faite "à suffisance de droit", ce traitement différencié serait alors "non objectivement justifié au sens de l'article 102 TFUE". Sur la deuxième question, la Commission a rappelé que l'article 102 du TFUE s'appliquait dès lors que la législation nationale laissait "subsister la possibilité d'une concurrence susceptible d'être empêchée, restreinte ou faussée par des comportements autonomes des entreprises". Elle a relevé qu'au cas d'espèce, la régulation sectorielle ne portait que sur les marchés amont de terminaison d'appel et que les opérateurs gardaient le libre choix de leurs prix sur le marché aval de détail, de sorte que l'existence de cette régulation sectorielle n'excluait pas l'application de l'article 102, mais qu'il pouvait être "pertinent" de la prendre en compte pour apprécier le comportement des opérateurs. Sur la troisième question, la Commission a fait valoir que pour l'application de l'article 102 du TFUE, la recherche des effets anticoncurrentiels devait, selon une jurisprudence constante, porter "non pas seulement sur un dommage réel aux concurrents, mais aussi sur la tendance du comportement abusif à évincer ou désavantager ces derniers".
Le 30 juillet 2015, la société Bouygues s'est désistée de son intervention volontaire devant la Cour.
La Cour,
Vu les déclarations de recours en annulation et en réformation de la décision n° 12-D-24 du 13 décembre 2012 de l'Autorité de la concurrence formée au greffe de la Cour les 17 et 18 janvier 2013 par les sociétés Orange France, France Télécom et SFR ;
Vu l'avis de la Commission européenne rendu le 8 décembre 2014 ;
Vu le mémoire des sociétés Orange France et France Télécom déposé le 15 février 2013 et le mémoire de la société Orange déposé le 15 janvier 2014 ;
Vu les mémoires déposés par la société SFR les 18 février 2013 et 15 janvier 2014 ;
Vu la déclaration en jonction d'instance en date du 14 février 2013 de la société Bouygues, son mémoire du 15 janvier 2014 et ses observations complémentaires du 5 février 2014 ;
Vu l'avis du Ministère public en date du 31 janvier 2014 ;
Vu l'arrêt avant dire droit du 19 juin 2014 ;
Vu le désistement en date du 30 juillet 2014 de la société Bouygues ;
Vu les mémoires en réplique et récapitulatif déposés les 15 juillet 2015 et 24 novembre 2015 par la société Orange ;
Vu les observations complémentaires et les conclusions récapitulatives déposées par la société SFR les 15 juillet 2015 et 24 novembre 2015 ;
Vu les observations déposées par le ministre de l'économie et des finances le 5 mars 2015 ;
Vu les observations déposées par l'Autorité de la concurrence le 28 octobre 2015 ;
Vu l'avis du Ministère public en date du 9 décembre 2015 ;
Vu la note en délibéré déposée par la société SFR le 28 janvier 2016 et les observations déposées le 4 février 2016 par la société Orange et par l'Autorité de la concurrence le 15 février 2016 ;
Après avoir entendu à l'audience publique du 10 décembre 2015 les conseils des requérants qui ont été mis en mesure de répliquer en dernier, ainsi que le représentant du ministre de l'économie, de l'Autorité de la concurrence et le ministère public ;
SUR CE,
La société Orange reproche, au préalable, à l'Autorité d'avoir donné dans sa décision une "présentation biaisée" du contexte économique de l'affaire et du fonctionnement du marché. Elle fait valoir que Bouygues a été le premier opérateur à commercialiser en 1999 des offres on net illimité - devenues l'un des standards du marché, sur lequel elle s'est alignée à partir de 2003 et, surtout, de 2005 -, puis des offres cross-net illimité, devenues la référence du marché dès 2008. Elle considère que Bouygues a lancé des offres non sous la contrainte des pratiques de ses concurrents, mais dans le cadre d'une dynamique concurrentielle entre les opérateurs de téléphonie mobile et parce qu'elles répondaient aux attentes des consommateurs. Orange, par ailleurs, conteste que le marché de la téléphonie mobile ait été marqué, à l'époque des faits, par une "absence de dynamisme" qui serait imputable aux composantes d'abondance des offres commerciales en cause. Elle souligne qu'à l'inverse, le taux de pénétration de la téléphonie mobile se situait dans la moyenne des États européens et que les prix de détail ont, à usage constant, baissé entre 2006 et 2009.
Sur le fond, Orange soutient que l'Autorité n'a pas caractérisé l'abus de position dominante qu'elle lui a reproché. Elle prétend, en effet, qu'aucun lien de causalité entre la position dominante et les abus allégués n'a été démontré et que la régulation sectorielle mise en œuvre par l'Arcep privait de légitimité l'intervention de l'Autorité.
S'agissant de la différenciation tarifaire qui fonde l'analyse de l'Autorité, Orange soutient qu'elle résulte d'un standard de preuve "absurde et arbitraire", que la comparabilité des appels on net et off net n'est pas établie et que la méthode utilisée pour mettre en œuvre cette différenciation repose sur des postulats arbitraires et comporte des erreurs et des lacunes flagrantes.
Par ailleurs, Orange conteste que les pratiques qui lui sont reprochées aient produit des effets anticoncurrentiels et elle soutient que ses offres on net illimité ont, au contraire, augmenté le surplus du consommateur.
Orange demande en conséquence à la Cour d'annuler la décision de l'Autorité et de juger qu'elle n'a pas enfreint les dispositions de l'article L. 420-2 du Code de commerce, ni celles de l'article 102 du TFUE. Subsidiairement, elle lui demande de surseoir à statuer et de transmettre à la Cour de Justice de l'Union Européenne plusieurs questions préjudicielles relatives à l'interprétation de l'article 102 du TFUE au regard de la connexité des marchés amont et aval, de la tarification asymétrique mise en place par l'Arcep, de l'équivalence des communications on net et off net, de la différenciation tarifaire alléguée alors que les tarifs des prestations sont intégrés dans un forfait unique pour le consommateur, de la prise en compte, dans le calcul de cette différenciation, des coûts réellement supportés par les opérateurs et du caractère reproductible par les concurrents des offres on net illimité. A titre infiniment subsidiaire, Orange soutient que les injonctions prononcées par l'Autorité sont injustifiées et excessives et que la sanction pécuniaire qui lui a été infligée est infondée. Elle souligne sur ce dernier point le caractère économiquement rationnel des offres on net illimité au regard de la régulation ex ante mise en place, l'absence de gravité des pratiques et de dommage à l'économie. Enfin, elle conteste qu'une circonstance aggravante de réitération puisse être retenue contre elle.
La société SFR soutient d'abord que la licéité des offres litigieuses devait s'apprécier au moyen d'un test de réplicabilité sous la forme d'un test de ciseau tarifaire, et non, comme l'a fait l'Autorité en commettant ainsi une "erreur fondamentale", par le biais d'un test de différenciation tarifaire conçu selon une méthode contestable et dont les résultats sont, selon elle, "aberrants". Elle rappelle que le test de réplicabilité avait d'ailleurs été spontanément choisi par les services de l'Autorité qui, dans la première notification de griefs comme dans le premier rapport, avaient écarté la possibilité d'identifier une différenciation tarifaire. Elle considère qu'en revanche, le test mis en œuvre dans la décision est "complexe et mathématiquement aberrant", qu'il aboutit à la construction artificielle d'une différence de prix entre les appels on net et les appels off net, lesquels ne constituent pas des prestations équivalentes.
SFR met ensuite en cause l'allégation de l'Autorité selon laquelle Bouygues ne pouvait pas répliquer aux offres litigieuses par des offres on net illimité et soutient qu'elle repose sur des éléments discutables et contredits par d'autres données du dossier. Elle fait valoir qu'en tout état de cause, aucun lien de causalité n'est établi entre la position dominante qu'elle détient et les pratiques de différenciation tarifaire alléguées.
S'agissant des effets anticoncurrentiels, SFR affirme qu'ils ne sont pas démontrés en ce qui concerne la prétendue rétention de trafic off net, pas plus qu'en ce qui concerne le verrouillage des "tribus" de proches.
SFR, enfin, entend démontrer que les pratiques qui lui sont reprochées étaient objectivement justifiées, compte tenu des gains d'efficacité qu'elles ont procurés, sans que la concurrence en ait été diminuée.
En conséquence, SFR demande à titre principal l'annulation de la décision de l'Autorité.
Subsidiairement, elle fait valoir que la Commission européenne n'a pas répondu aux questions que la Cour lui avait posées par son arrêt avant dire droit, et qu'il y a donc lieu de transmettre à la Cour de Justice des questions préjudicielles relatives, en particulier, à l'équivalence des bonus on net et des autres appels, au test de réplicabilité et à la possibilité de ne retenir que des effets potentiels pour fonder une infraction au droit de la concurrence. A titre infiniment subsidiaire, SFR soutient que la sanction prononcée contre elle ne devrait être que symbolique ; elle souligne le caractère à ses yeux inédit et imprévisible du caractère infractionnel des offres litigieuses et l'impact de la régulation sectorielle qui auraient dû conduire à ne pas prononcer de sanction.
Il sera renvoyé, pour un exposé plus ample des moyens, aux écritures des parties et aux développements qui suivent.
Sur les marchés pertinents
L'Autorité a rappelé que dans le secteur des communications électroniques, la Commission européenne opérait une distinction entre, d'une part, les marchés de détail correspondant à des services fournis aux utilisateurs finals et, d'autre part, les marchés de gros des prestations permettant l'accès des opérateurs aux installations nécessaires à la fourniture des services et produits à ces utilisateurs, parmi lesquelles la prestation de terminaison d'appel, cette distinction ayant été explicitée dans sa recommandation du 17 décembre 2007 concernant les marchés pertinents de produits et services dans le secteur des communications électroniques susceptibles d'être soumis à une réglementation ex ante. Sur cette base, elle a identifié les marchés en l'espèce pertinents, en distinguant, conformément à sa pratique décisionnelle constante et à celle de l'Arcep, le marché de détail des services fournis aux consommateurs et le marché des prestations de la terminaison d'appel vocale mobile offertes aux opérateurs de réseau.
S'agissant du marché de gros de la terminaison d'appel vocale mobile, l'Autorité a considéré que les trois marchés amont de terminaison d'appel, correspondant aux trois réseaux de téléphonie mobile opérationnels à l'époque des faits en cause, constituaient des marchés pertinents. Les éléments sur lesquels elle s'est appuyée confirment cette analyse, d'ailleurs non contestée par les parties. C'est ainsi qu'il n'existe pas de prestations substituables à la terminaison d'appel, du point de vue ni du demandeur, c'est-à-dire de l'opérateur de l'appelant, ni de l'offreur, c'est-à-dire de l'opérateur de l'appelé, puisque l'opérateur de terminaison est le seul acteur susceptible de localiser la personne appelée et de terminer l'appel vers son numéro mobile, aucun autre opérateur ou nouvel entrant n'étant en mesure d'offrir ce service. Quant à la dimension géographique de ces marchés pertinents, l'Autorité a rappelé que selon les lignes directrices publiées par la Commission européenne en 2002, elle était déterminée par référence au territoire couvert par les réseaux concernés et par l'existence d'instruments juridiques, en l'occurrence les autorisations nécessaires à l'utilisation de fréquences mobiles. Elle en a conclu que les marchés géographiques pertinents correspondaient à la France métropolitaine.
S'agissant du marché de détail des services de téléphonie mobile, l'Autorité a considéré que le marché pertinent était celui du marché de détail de la téléphonie mobile, accessible à une clientèle résidentielle en France métropolitaine. Elle a relevé, en effet, que ce marché se distinguait du marché de la téléphonie fixe et qu'en dépit du fait que certaines offres étaient commercialisées auprès de la clientèle professionnelle et résidentielle, le caractère très limité de la substituabilité conduisait à en limiter les frontières à cette dernière clientèle.
Sur les positions dominantes
L'Autorité a considéré que chaque opérateur de réseau était en position dominante sur le marché de gros de sa propre terminaison d'appel puisque, comme elle l'avait relevé dans de précédents avis et décisions, chacun d'entre eux dispose "d'un monopole sur son propre réseau et qu'aucun contre-pouvoir d'acheteur ne vient contrebalancer ce pouvoir de marché". Cette analyse, qui n'est pas contestée par les parties, est conforme à celle que l'Arcep a développée dans l'avis qu'elle a rendu à l'Autorité et selon laquelle la terminaison d'appel constitue "un goulot d'étranglement, passage obligé pour tout opérateur tiers souhaitant acheminer des appels à destination des clients de l'opérateur concerné", de sorte que cet opérateur étant "en monopole sur sa boucle locale (...), aucune concurrence ne peut se développer sur le marché de la terminaison d'appel sur le réseau d'un opérateur " et qu'"il y a aujourd'hui une impossibilité technique à rompre le monopole des opérateurs mobiles sur les marchés respectifs de leur terminaison d'appel vocal et ni les acheteurs de terminaison d'appel ni les consommateurs sur le marché de détail n'exercent de contre-pouvoir d'acheteur suffisant pour contrebalancer cette position" (Avis p. 7). L'Autorité en a, dès lors, conclu qu'Orange et SFR étaient en position dominante sur le marché de la terminaison d'appel vers leur propre réseau.
S'agissant en revanche du marché aval de détail, l'Autorité a jugé qu'aucun des trois opérateurs de réseau ne pouvait être considéré comme y détenant seul une position dominante. Ces opérateurs, en effet, ont détenu d'une façon stable sur la période en cause, soit de 2005 à 2009, des parts de marché à hauteur d'environ 45 % pour Orange, 35 % pour SFR et 17 % pour Bouygues.
Sur le grief de différenciation tarifaire
Les sociétés Orange et SFR ont été sanctionnées par l'Autorité pour avoir abusé, sur le marché de détail de la téléphonie mobile, de leur position dominante en mettant en œuvre une différenciation tarifaire entre appels on net et appels off net au travers de la commercialisation de leurs offres d'abondance à partir de mars 2005, lesquelles étaient toujours en Cours à la date de notification de griefs le 5 août 2011.
Les pratiques de différenciation tarifaire consistent à appliquer à des produits ou services identiques ou comparables des tarifs différents ; elles ne sont pas, en elles-mêmes, anticoncurrentielles, mais peuvent le devenir, en particulier si la différence de tarif ne correspond pas, au moins dans une mesure raisonnable, à la différence des coûts en cause. L'Autorité a rappelé que dans le domaine de la téléphonie, les pratiques de différenciation tarifaire entre appels on net et appels off net avaient, depuis 2002, donné lieu de sa part, et avant elle de la part du Conseil de la concurrence, à plusieurs décisions mettant en cause des opérateurs et que ses analyses avaient été confirmées par la Cour d'appel de Paris.
En l'espèce, l'Autorité a d'abord considéré que les appels on net et les appels off net constituaient des prestations comparables, de sorte qu'il convenait de s'assurer de l'existence d'une différenciation tarifaire. Elle a constaté qu'une telle différenciation était établie et résultait de ce que l'avantage d'abondance des offres commerciales d'Orange et SFR était réservé aux appels on net, à l'exclusion des appels off net, qui étaient toujours décomptés du forfait, et elle en a conclu "en moyenne et toutes communications confondues, que le prix des appels on net est moins élevé que celui des appels off net" et que "ce constat suffit donc à caractériser l'existence d'une différence de prix objective entre les deux types d'appel". Pour mesurer l'importance de cette différenciation, l'Autorité a quantifié, d'une part, le prix unitaire d'une minute appartenant au godet d'heures, représentant le prix d'une minute off net, et, d'autre part, le prix moyen d'une minute on net, déterminé à partir du prix unitaire précédemment calculé et du prix unitaire d'une minute appartenant au créneau d'abondance, pondéré par les trafics d'appels de ces deux créneaux d'appels. La comparaison entre le prix moyen de la minute on net ainsi obtenu et le prix moyen de la minute off net, précédemment calculé, a fait apparaître des différences de prix systématiques, le prix de la minute de communication off net étant toujours plus élevé que le prix de la minute de communication on net, dans les offres d'Orange comme dans celles de SFR (v. tableaux figurant aux § 117, 123, 127, 131, 136, 138, 143, 146, 148, 156, 159, 168, 172, 176, 180 et 183 de la décision).
Ceci posé, l'Autorité a mis en rapport ces différenciations tarifaires avec les coûts afférents aux appels on net et aux appels off net. Elle a relevé que la différence de coût entre un appel on net et un appel off net correspondait à la différence entre les terminaisons d'appel des deux opérateurs concernés, dans la mesure où les coûts de départ d'un appel on net et d'un appel off net étaient les mêmes ou, en tout cas, que les éventuelles différences étaient minimes. Sur cette base, elle a constaté que les écarts de prix entre les appels on net et les appels off net excédaient plus de six fois les écarts de coût, s'agissant des offres d'Orange comme celles de SFR (v. tableaux figurant au § 190 de la décision).
Dans son arrêt avant dire droit du 19 juin 2014, la Cour a constaté que les offres incriminées présentaient une "une structure différente de celles examinées à l'occasion de litiges antérieurs" et dans sa demande d'avis à la Commission européenne, elle a spécialement interrogé celle-ci sur "l'existence de la différenciation tarifaire entre les appels on net et off net et la méthode employée pour apprécier les écarts de prix et les écarts de coûts entre ces deux types d'appels".
La Commission a, dans son avis, préalablement rappelé que les discriminations étaient contraires aux principes fondamentaux du droit de l'Union, qui exige que des situations comparables ne soient pas assujetties à un traitement différencié, sauf justification objective, et qu'elles pouvaient plus spécifiquement tomber sous le coup de l'article 102 du TFUE. Au cas d'espèce, elle a observé, en premier lieu, que l'application de ces principes supposait que les appels on net et les appels off net soient "comparables". En second lieu, la Commission a considéré qu'il était possible d'identifier une différenciation tarifaire, alors même qu'aucune différence de prix par minute entre les appels on net et les appels off net ne figurait sur la facture. Elle a ensuite observé que "le fait que les avantages tarifaires de l'abondance ne s'appliquent qu'aux appels on net a pour conséquence que ce type d'appel revient globalement moins cher pour les clients des opérateurs concernés, que les appels off net". S'agissant de la méthode utilisée par l'Autorité pour mesurer l'importance de la différenciation tarifaire, la Commission a fait valoir que cette méthode "vis[ait] correctement à traduire en termes monétaires la différence entre le prix des communications on net et off net, du fait de la présence d'avantages qui ne sont pas, eux, définis en termes monétaires (appels illimités), dans un contexte où les offres sont forfaitaires et couvrent tous les types d'appels". Enfin, s'agissant de la question de savoir si les écarts de coût étaient susceptibles de justifier les écarts de prix, elle a indiqué que "s'il [était] démontré en suffisance de droit que dans le cas d'espèce les écarts de prix entre les appels on net et ceux off net excèdent plus de six fois les écarts de coût, ils sont en soi suffisamment importants pour fonder la conclusion de l'existence d'un traitement différencié non objectivement justifié au sens de l'article 102 TFUE".
Les sociétés Orange et SFR critiquent ces conclusions, dont elles estiment "l'utilité très limitée", et elles considèrent que la Commission a, en réalité, refusé de prendre position sur la question qui lui était posée.
En ce qui concerne la décision qu'elles ont déférée à la Cour, elles récusent les analyses de l'Autorité et elles contestent l'existence même de la différenciation tarifaire qui leur est reprochée. C'est ainsi qu'elles soutiennent qu'il convenait de procéder, non au test mis en œuvre par l'Autorité, mais à un test de ciseau tarifaire, que les appels on net et les appels off net ne constituent pas des prestations comparables et, enfin, que le test appliqué par l'Autorité manque de pertinence en ce qui concerne l'évaluation des prix et des coûts.
Sur la nécessité de procéder à un test d'effet de ciseau tarifaire
Les parties contestent le test utilisé en l'espèce par l'Autorité de la concurrence pour caractériser les pratiques en cause. Elles le dénoncent comme s'inscrivant en rupture avec la pratique jurisprudentielle suivie jusqu'à présent et comme présentant, par ailleurs, un caractère déloyal.
Elles soutiennent que seul un test de ciseau tarifaire, qui aurait permis d'éprouver la réplicabilité de leurs offres, était approprié en l'espèce et elles soulignent que cette démarche avait été d'emblée adoptée par les rapporteurs, lesquels avaient écarté la possibilité d'identifier une différenciation tarifaire. Elles ajoutent que la Cour de justice a clairement énoncé dans l'arrêt Post Danmark que le test à mettre en œuvre pour une discrimination tarifaire est celui de la réplicabilité financière, qui a d'ailleurs été employé dans toutes les affaires relatives aux industries de réseau, notamment les affaires Deutsche Telekom, Telefonica et Telia Sonera.
La société Orange fait valoir que la mise en œuvre de ce test démontrerait qu'elle n'a pas commis d'abus, car si elle s'était appliquée la même charge de terminaison d'appel que celle facturée à ses concurrents, elle aurait néanmoins dégagé une marge significative. Elle ajoute que l'Autorité n'a élaboré ce test qu'à seule fin de démontrer qu'elle aurait commis un abus, en présumant une pratique anticoncurrentielle, au motif d'une élévation des coûts des concurrents, sans examiner un seul instant la performance de ceux-ci, ce qui est contraire au principe même du droit de la concurrence qui n'a pas pour objet de protéger les opérateurs inefficients.
La pratique dénoncée à l'Autorité de la concurrence consistait dans la commercialisation par Orange et SFR d'offres dites d'abondance sur les appels on net de leurs abonnés. De telles offres sont différentes, tant dans leur expression que dans leurs effets potentiels, de celle examinée par la Cour de Justice dans l'arrêt Post Danmark du 27 mars 2012 (C-209/10) et qui consistait à proposer des prix bas à certains clients d'un concurrent.
Cette pratique pouvait, ainsi que l'ont fait les rapporteurs à la suite de la plainte, être examinée au regard du test de ciseau tarifaire, qui consiste à déterminer si l'opérateur qui se dit victime d'une pratique abusive est en mesure de produire une offre au moins aussi attractive que celle de l'opérateur dominant, compte tenu des coûts que représente l'accès au produit ou au service fourni par ce dernier. Cependant, une telle approche ne permettait pas d'appréhender la totalité des répercussions que la pratique en cause était susceptible d'entraîner avoir sur le marché et, notamment, l'effet de regroupement des clients, désigné sous le terme d'" effet de tribu ", ainsi que les effets statistiques.
C'est donc à juste titre et sans déloyauté à l'égard des parties, que l'Autorité de la concurrence a examiné les effets de la différenciation tarifaire. Sur ce point, le fait que les rapporteurs aient, dans un premier temps, seulement notifié un grief de ciseau tarifaire ne saurait empêcher l'Autorité d'examiner la pratique en cause sous une autre qualification et au regard d'autres effets potentiels que ceux auxquels les rapporteurs s'étaient arrêtés.
Dans ce contexte, et s'agissant d'une pratique plus complexe que celle examinée par la Cour de Justice dans l'affaire Post Danmark précité ou dans les affaires Deutsche Telekom (14 octobre 2010, C-280/08) et Telia Sonera (11 février 2011 C-52/09), il ne peut être reproché à l'Autorité d'avoir mis en œuvre un autre test que le test de réplicabilité utilisé dans ces précédents jurisprudentiels. L'Autorité n'était pas plus tenue, après avoir qualifié la pratique en cause au titre de la différenciation tarifaire, ce qui lui avait permis de statuer sur l'ensemble des effets anticoncurrentiels susceptibles de résulter de cette différenciation, de rechercher si le grief de ciseau tarifaire était ou non fondé, sans qu'il y ait dans cette démarche la démonstration d'un parti pris contre les mises en cause. Il est donc sans portée d'affirmer, comme le fait la société Orange, que si ce dernier test avait été effectué, il aurait révélé qu'elle aurait pu se facturer la terminaison d'appel qu'elle faisait payer à ses concurrents, tout en dégageant néanmoins une marge significative.
À ce sujet la Cour relève encore que le test auquel il a été procédé permet d'appréhender l'effet potentiel d'étiolement de la concurrence, qui est une forme de pratique d'éviction, sans que l'opérateur concerné pratique des prix inférieurs à ses coûts, et qu'il était donc approprié à la pratique en cause. Le fait que ce test soit plus complexe à mettre en œuvre que celui de la réplicabilité ou du ciseau tarifaire n'en fait pas pour autant un test hétérodoxe ou moins adapté à la situation précise et particulière pour laquelle il a été élaboré par l'Autorité de la concurrence.
Sur le caractère comparable des offres on net et off net
Les requérantes soutiennent que la condition de comparabilité ou d'équivalence des prestations, nécessaire à l'appréciation d'une éventuelle différenciation tarifaire, fait défaut en l'espèce. La société Orange prétend qu'elle-même et la société SFR ont été présumées fautives de différenciation excessive et abusive, sur la base du seul constat d'une option on net illimité au sein de leurs offres, alors que les appels on net et off net, qui sont deux composantes d'une seule offre, ne sont pas comparables et qu'il est impossible, comme l'ont constaté les premiers rapporteurs, de calculer ex post une différenciation tarifaire entre les appels on net et off net. La société SFR, pour sa part, soutient que les services on net et off net ne sont pas équivalents et que leurs tarifs ne peuvent en conséquence être comparés.
La Cour relève, cependant, que la condition de comparabilité ne requiert pas que les offres soient identiques, mais seulement qu'elles soient établies sur des éléments qui puissent être mesurés les uns par rapport aux autres. Ainsi que le soutient à juste titre l'Autorité, l'appel d'un correspondant est pour le consommateur, auquel les offres de prix sont destinées, un service identique quel que soit le réseau auquel ce correspondant est abonné. Par ailleurs, du côté de l'offre, l'appel on net et l'appel off net se distinguent matériellement en ce que le premier est acheminé sur un seul réseau, tandis que le second est acheminé sur un premier réseau et s'achève par une prestation de terminaison d'appel sur un autre réseau. Mais l'appel on net implique aussi une prestation de terminaison d'appel, laquelle est alors auto-facturée par l'opérateur unique. En tout état de cause, la différence tenant à la terminaison d'appel ne rend pas les deux prestations non comparables, puisque tous les éléments matériels et techniques qui composent cette prestation sont identiques et comparables et que la charge que constitue la terminaison est mesurable en termes de coûts. Il est donc indifférent de constater, comme le fait la société SFR, qu'il ne peut être équivalent pour un client d'appeler en illimité un proche on net et un proche off net puisque le client ne peut appeler en illimité que trois proches on net et jamais un proche off net.
La société SFR n'est pas non plus fondée à soutenir que les deux prestations on net et off net ne sont pas comparables pour un consommateur au motif qu'elles sont facturées de façon différente, puisque la question en jeu dans la présente affaire est de savoir si cette différence de facturation est justifiée. Elle ne peut non plus se prévaloir de l'expertise du professeur Paul Seabright qui, répondant à une question relative à la discrimination tarifaire ou la différenciation, analyse la décision au seul regard de la discrimination tarifaire, sans remettre en question le caractère comparable des appels on net et off net.
Il se déduit de l'ensemble de ce qui précède que les appels on net et off net sont composés d'éléments comparables et peuvent donner lieu à une analyse de comparaison. Il est, dès lors, sans objet de saisir la Cour de Justice, comme le demandent SFR et Orange, d'une question préjudicielle tendant à déterminer si, aux fins de l'application de l'article 102 du TFUE, "les bonus on net et les autres appels" sont des prestations comparables ou si "les communications on net et les communications off net" peuvent être considérées comme des prestations équivalentes ou similaires".
Sur la pertinence de la méthode utilisée par l'Autorité de la concurrence
Sur l'évaluation des prix des minutes on net et off net
La société Orange soutient que la méthode mise en œuvre par l'Autorité repose sur un postulat arbitraire, qu'elle aboutit à un résultat absurde et qu'elle comporte des erreurs ainsi que des lacunes. La société SFR expose que c'est de façon erronée que l'Autorité a rattaché l'affaire en cause à des précédents connus, notamment l'affaire Orange Caraïbes, et qu'elle aurait dû analyser la question de savoir si les offres on net de la société Bouygues Télécom permettaient de réagir par des offres à " bonus on net ".
Pour estimer l'ampleur de la différence de prix entre appels on net et appels off net, l'Autorité s'est appuyée sur une méthode définie aux paragraphes 110 à 184 de sa décision, et dont la Cour a présenté ci-dessus les grandes lignes. Cette méthode se décline en cinq étapes.
La première d'entre elles consiste, - après avoir observé que pour chacune des offres litigieuses d'Orange et de SFR, la tarification des forfaits comporte toujours une composante fixe et une composante proportionnelle au nombre d'heures comprises dans le forfait, puisque le tarif augmente proportionnellement au nombre d'heures hors créneau d'abondance -, à en déduire que le prix d'une heure de forfait en dehors du créneau d'abondance, appelée " godet d'heures ", vaut le montant de la part variable divisé par le nombre d'heures du forfait. La seconde étape déduit de la première le prix d'une minute de communication des appels on net et des appels off net décomptés du forfait. La troisième étape consiste à déterminer le prix de la minute on net illimitée ; à cet égard, deux tests sont réalisés : dans un premier temps, il est considéré que la minute on net illimitée est gratuite, puis dans un second temps, il est considéré que le créneau d'abondance peut être valorisé à quatre euros, ainsi que la société Orange l'a chiffré dans son option, intitulée "3 numéros KDO" lancée en 2005. La quatrième étape consiste à calculer les prix moyens des minutes on net et off net sur l'ensemble du forfait, en pondérant les résultats obtenus aux étapes précédentes par les trafics respectifs des différents types d'appels. Ces prix moyens sont calculés une fois avec le prix de la minute illimitée nul et une fois d'après le calcul réalisé à partir de l'option "3 numéros KDO". La cinquième étape évalue la différence résultant des prix moyens calculés à l'étape précédente. L'Autorité procèdera à un calcul " vérificateur ", ultérieurement dans son analyse, après avoir calculé les écarts de coûts. Cette " vérification " est en fait un test qui consiste à déterminer le montant qui justifierait les écarts de coûts, en termes de part fixe du forfait.
Cette méthode qui vise, ainsi que l'a relevé la Commission européenne dans son avis du 1er décembre 2014, à traduire en termes monétaires la différence entre le prix des communications on net et off net, du fait de la présence d'avantages qui ne sont pas, eux, définis en termes monétaires puisqu'ils consistent dans la possibilité d'appeler de façon non décomptée dans le forfait, dans un contexte où les offres sont forfaitaires et couvrent tous les types d'appels, est construite sur des hypothèses qui permettent une comparaison objective des prix. En outre, si cette méthode est complexe, comme le fait valoir la société SFR, elle repose néanmoins sur des éléments objectifs ainsi qu'une analyse logique clairement exposés et permet, ainsi qu'il a été déjà relevé, de faire ressortir une quantification des éléments de l'offre. De plus, ainsi que le souligne l'Autorité, la critique que formule la société SFR, qui indique qu'une modification des étapes aboutirait à un résultat différent, n'est pas fondée puisque la méthode invoquée par elle aboutirait à un résultat identique à celui de l'Autorité.
La société Orange critique le recours à cette méthode, qu'elle qualifie d'"absurde" et "partiale" mais sans en apporter la démonstration. Contrairement à ce qu'elle soutient, le fait que le forfait soit facturé comme un tout ne signifie pas que les opérateurs n'allouent pas une partie du tarif à une partie de l'offre. En effet, un forfait, pour revêtir un intérêt commercial, est nécessairement construit en fonction de la consommation des clients auxquels il s'adresse et, dans ces conditions, l'affichage d'un prix forfaitaire n'exclut pas que l'opérateur ait lui-même effectué une affectation tarifaire des éléments composant le forfait. De plus, le fait que les minutes on net soient illimitées lorsqu'elles correspondent à l'avantage d'abondance, et décomptées du forfait, lorsqu'elles ne le sont pas, au même titre que les minutes off net, montre qu'il existe bien une différence de traitement au sein même des minutes on net, laquelle conduit à une différence objective de traitement entre les minutes on net et les minutes off net. Dès lors, l'Autorité a procédé à une étude de la construction tarifaire appropriée et économiquement justifiée.
Par ailleurs, l'argument selon lequel la comparaison sur le modèle élaboré par l'Autorité ferait apparaître un prix plus faible pour l'on net, y compris dans le cas d'une offre cross-net, qui ne comporterait aucune restriction sur le réseau de destination, est inopérant à démontrer le caractère prétendument arbitraire de la méthode retenue, dans la mesure où un tel cas ne conduirait à aucun traitement différencié des appels et qu'aucun effet anticoncurrentiel n'y serait associé. En outre, cet argument repose sur le constat selon lequel les consommateurs passent davantage d'appels on net qu'off net, qui ne fausse en rien l'analyse qui a été effectuée par l'Autorité en l'espèce.
Les sociétés Orange et SFR soutiennent que la méthode consistant à valoriser à zéro euro les minutes on net illimité est arbitraire, endogène et produit nécessairement le résultat attendu, à savoir un prix moyen de minutes on net inférieur au prix moyen des minutes off net. La société Orange précise sur ce point que le coût marginal ne devrait pas être retenu, contrairement à ce que soutient l'Autorité, puisque c'est le tarif de l'offre dans son ensemble qui guide les choix des consommateurs. Elle fait valoir que la valorisation des minutes on net illimitées sur la base du tarif de quatre euros de son option " 3 numéros KDO " est dépourvue de justification et que cette option est du même ordre, par exemple, qu'un billet de train offert pour un euro de plus par Air Caraïbes pour l'achat d'un billet d'avion ou que deux paires de lunettes offertes pour un euro de plus par l'enseigne Alain Afflelou pour l'achat d'une paire de lunettes. Dans ces différents cas il serait absurde de considérer que le prix réel de la paire de lunette ou du billet de train serait de un euro.
Cependant, ainsi qu'il a été précédemment retenu, la prise en compte du tarif du forfait dans son ensemble est économiquement justifiée.
Il convient par ailleurs de relever que dans la mesure où une partie d'un prix correspond à une consommation illimitée, le prix de l'unité tend nécessairement vers zéro. Si ainsi que le souligne l'Autorité, il est indéniable que pour avoir accès à l'appel illimité des appels on net le client est prêt à payer une quote-part du prix du forfait, il n'en demeure pas moins qu'il perçoit les appels on net du créneau d'abondance comme étant gratuits, alors que les appels on net hors du créneau d'abondance et les appels off net sont payants puisqu'ils se décomptent du forfait. Appliquant ce prix à la méthode précédemment décrite, l'Autorité calcule le rapport de la différence des prix et des coûts et en déduit une différenciation tarifaire injustifiée au regard des coûts.
Par ailleurs, prenant en compte l'objection des parties selon laquelle le prix de la minute du créneau d'abondance n'est pas nul, elle a réalisé une seconde valorisation du prix des minutes on net illimitées identique à celle de l'option "3 numéros KDO" d'Orange à 4 euros, qui constitue un exemple objectif de valorisation apprécié par l'opérateur lui-même. Cette option ne peut, en aucun cas, être confondue avec l'offre d'un billet de train à 1 euro pour l'achat d'un billet d'avion, ou l'offre de deux paires de lunettes pour 1 euro, lesquelles sont des offres commerciales qui constituent, dans le premier cas, une subvention pour l'achat d'un service de transport complémentaire que l'opérateur concerné ne vend pas lui-même et, dans le second cas, un prix global pour une quantité qui n'est pas illimitée et qui ne s'inscrit pas dans le cadre d'une différenciation tarifaire entre deux produits. Appliquant la même méthode de calcul, l'Autorité constate à nouveau une différenciation tarifaire injustifiée au regard des coûts.
Enfin, ces constats sont confirmés par le troisième calcul, dit "vérificateur" auquel l'Autorité a procédé. Cette dernière étape correspond au calcul de la proportion du prix du forfait qui devrait être allouée aux appels on net illimités afin que la différence de tarifs entre appels on net et off net soit justifiée par la différence de coûts, qui est calculée parallèlement et sera décrite ci-dessous. Le résultat de ce test démontre que le prix du créneau d'abondance dépasserait la part fixe des forfaits pour la quasi-totalité des forfaits examinés. Cela signifie que si le créneau d'abondance était valorisé à hauteur de la totalité de la part fixe du forfait, la minute on net du créneau d'abondance serait toujours d'un prix trop faible pour justifier la différence de prix moyens entre les appels on net et off net au regard de la différence de coûts des mêmes appels.
Au regard de ces éléments, c'est donc à juste titre que l'Autorité n'a pris en compte que la part fixe, puisqu'il était démontré que la part variable était affectée aux minutes décréditées.
La société Orange fait encore valoir que la méthode comporte des erreurs et des lacunes flagrantes. Elle reproche à ce titre à l'Autorité de ne pas avoir cherché à mesurer l'écart des prix au regard des coûts et de ne pas avoir quantifié la différenciation tarifaire. Les développements qui précèdent suffisent à démontrer que cette critique est dépourvue de fondement.
Elle ajoute que l'analyse est faussée par des lacunes fondamentales. La première résulte, selon elle, d'une contradiction entre la valorisation de la minute du créneau d'abondance à zéro et l'affirmation dans ses observations que les consommateurs étaient prêts à payer une partie du forfait pour accéder au créneau d'abondance. Cette critique n'est pas fondée puisque ainsi qu'il a été relevé précédemment, l'Autorité de la concurrence a procédé en plusieurs étapes qui ne sont pas contradictoires mais complémentaires. La deuxième objection concerne le défaut de prise en compte de la subvention du terminal dans la tarification du forfait, l'Autorité se bornant, selon Orange, à répondre de façon péremptoire que " cela ne modifierait pas les résultats de la Décision ". La société Orange soutient qu'en omettant ces retraitements, la décision survalorise le prix de la minute de communication décomptée du forfait par rapport au prix de la minute du créneau d'abondance. Il convient, toutefois, de relever que la société Orange n'a pas apporté d'éléments concrets démontrant que la part de la subvention du terminal augmentait avec la taille du forfait ou justifiant du nombre d'abonnés auxquels cette subvention bénéficierait. Il ne lui était en conséquence pas possible de calculer l'impact de cette subvention sur les prix du forfait, ce qui ne saurait lui être reproché et ne peut justifier qu'il faille considérer de façon générale le prix des minutes off net comme étant surévalué.
Sur l'évaluation des coûts
La société Orange soutient que l'Autorité aurait dû prendre en compte dans son évaluation les coûts réels des appels (notamment les coûts techniques, commerciaux et administratifs), plutôt que le seul coût de terminaison d'appel. Elle fait valoir que la décision n'a pas examiné les éléments précis et chiffrés qu'elle avait produits, se contentant d'affirmer arbitrairement qu'en tout état de cause, ces éléments seraient insuffisants à justifier l'ampleur des différences de prix.
Elle fait valoir qu'en tenant compte des différentiels de prix qu'elle a elle-même calculés, le différentiel de coûts réels révélerait l'absence de différenciation tarifaire abusive.
L'Autorité a considéré qu'il résultait de l'obligation de non-discrimination entre les opérateurs, s'agissant de la facturation des coûts de terminaison d'appel imposée par l'Arcep, que ce coût était le seul à prendre en compte dans le cadre de la comparaison des écarts de prix et de coûts à laquelle elle a procédé, sans, cependant, apporter plus d'explications sur ce point. Mais en tout état de cause, elle a, par une juste motivation que la Cour adopte, aussi calculé l'écart des prix tels qu'ils ont été précédemment validés en fonction de l'écart des coûts basés sur les coûts réels invoqués par la société Orange et en a déduit que même dans ce cas de figure, l'écart des prix demeurait excessif et injustifié au regard de l'écart des coûts.
Si la décision ne comporte pas plus d'éléments d'explication sur ce point, c'est en tout état de cause, par une juste motivation que la Cour adopte, que l'Autorité a calculé l'écart des prix tels qu'ils ont été précédemment validés en fonction de l'écart des coûts basés sur les coûts réels invoqués par la société Orange et en a déduit que même dans ce cas de figure, l'écart des prix demeurait excessif et injustifié au regard de l'écart des coûts.
Il se déduit de l'ensemble de ce qui précède que doivent être rejetés les moyens invoqués sur ces différents points et les demandes tendant à la saisine de la Cour de Justice par voie de questions préjudicielles portant sur la prise en compte d'une différenciation tarifaire dans l'application de l'article 102 du TFUE.
Sur l'impossibilité pour la société Bouygues Télécom de riposter aux offres d'abondance on net d'Orange et SFR
L'Autorité de la concurrence a considéré dans la décision attaquée que les pratiques en cause avaient eu pour effet d'affaiblir la concurrence émanant des plus petits opérateurs, notamment en renforçant l'effet de club au bénéfice des sociétés Orange et SFR, puisque ces opérateurs n'étaient pas en mesure de répliquer efficacement par le lancement de leurs propres offres d'abondance on net, ce qui rendait nécessaire pour eux le lancement d'offres comportant une composante cross-net, laquelle avait pour conséquence une élévation des coûts de nature à affaiblir la concurrence.
La société SFR critique la décision en soutenant que l'Autorité s'est dispensée de toute analyse économique de l'attractivité d'une réponse on net par la société Bouygues Télécom alors qu'" il s'agit pourtant du cœur du dossier ". Elle oppose à ce titre que les études sur lesquelles s'appuie l'Autorité pour soutenir que Bouygues n'était pas en mesure de répliquer avec sa propre offre d'abondance on net sont biaisées, l'une parce qu'elle ne teste pas des produits identiques à ceux de SFR et Orange, et l'autre parce qu'elle a été effectuée après le lancement de l'offre cross-net de la société Bouygues, intitulée Néo, rendant les offres d'abondance on net de SFR et d'Orange " indiscutablement moins attractives " et, enfin, parce qu'aucune des études " ne mentionne le prix concernant les concepts testés ", alors que " le prix d'une offre fait pourtant partie intégrante de son attractivité ".
Il convient toutefois de relever que, contrairement à ce que soutient la société SFR, l'Autorité de la concurrence a, aux paragraphes 512 à 520 de sa décision, examiné la possibilité pour les plus petits opérateurs, et la société Bouygues, de répliquer efficacement par le lancement de leurs propres offres d'abondance on net
Dans ce cadre, l'Autorité s'est appuyée sur une étude économique réalisée à partir des données du marché mobile français en 2003, publiée sur le site de l'Arcep le 4 juin 2012, dont les parties ne contestent pas la validité. Selon cette étude " des baisses tarifaires on net simultanément pratiquées par tous les opérateurs font subir au plus petit d'entre eux (en termes de parc d'abonnés) une perte de profit par abonnés significativement supérieure aux pertes supportées par les plus gros opérateurs. Le plus petit opérateur est ainsi exposé à une éviction du marché ". Elle en tire, à juste titre, la conclusion qu'il était sans pertinence pour le plus petit opérateur de répliquer à l'identique par une offre on net, ce qui est, selon elle, démontré par la situation de la société Bouygues.
Sur ce point, l'étude Kalee pour 2006, sur laquelle s'est appuyée l'Autorité dans ses développements, comporte des questions concernant des contenus d'offres et non des offres chiffrées, ce qui permet justement d'observer l'attractivité du réseau de la société Bouygues Télécom au regard des réseaux des sociétés SFR et Orange et de constater que lorsqu'il est dévoilé aux consommateurs que le contenu de l'offre qu'ils ont estimée attrayante serait une offre de la société Bouygues, ceux-ci reviennent sur cette première appréciation en considérant que le réseau de cette société comporte un nombre trop restreint d'abonnés. Il importait peu à ce sujet que l'étude ait été réalisée après le lancement de l'offre cross-net par la société Bouygues.
Il était, au regard de l'ensemble de ce qui précède, sans intérêt de procéder une étude du prix des offres, celle-ci n'entrant pas encore en ligne de compte à ce stade de l'analyse des comportements des consommateurs. C'est, en outre, à juste titre compte tenu de l'importance que revêt l'étendue du réseau dans le succès d'une offre bonus on net, que l'Autorité de la concurrence a considéré comme étant sans portée les causes invoquées par la société SFR pour expliquer les échecs de telles offres lancées avant 2005 par la société Bouygues, comme le déficit de promotion ou les contraintes qu'elles comportaient.
Enfin, l'analyse de l'impossibilité pour la société Bouygues de présenter elle aussi une offre on net attractive est confirmé par l'Arcep dans son avis du 15 mars 2007 relatif à ce dossier. Celle-ci a en effet précisé que la notion d'attractivité d'une offre d'abondance était " directement fonction de la probabilité d'avoir des correspondants principaux sur le réseau en cause, cette dernière étant en rapport avec la part de marché de cet opérateur. Ainsi, toute chose égale par ailleurs, le consommateur souscrira dans les faits une telle offre auprès de l'acteur ayant la part de marché la plus forte (...)".
Compte tenu de l'ensemble de ces éléments, la société SFR ne saurait non plus se prévaloir de ce qu'elle a réussi à présenter une offre on net attractive, alors que son portefeuille d'abonnés était moindre que celui de la société Orange, ou que l'offre en cause n'ait concerné que 20 % de son parc d'abonnés. En effet, dans la mesure où sa part de marché des services de téléphonie mobile était, selon les données de la décision, proche de 35 % tandis que celle de la société Orange était proche de 45 %, la société Bouygues Telecom ne détenant qu'une part d'environ 17 %, c'est à juste titre que l'Autorité a estimé que la proximité des parts des sociétés SFR et Orange rendait cet argument inopérant.
La requérante n'est pas non plus fondée à soutenir que la décision appliquerait les raisonnements tenus dans l'affaire Orange Caraïbe pour inférer l'impossibilité pour la société Bouygues d'imiter l'offre on net de ses concurrents, dès lors que la décision s'est appuyée, ainsi qu'il vient d'être relevé, sur des éléments propres au dossier de l'espèce pour démontrer de façon crédible le caractère inopérant pour la société Bouygues Telecom de présenter une offre on net.
Par ailleurs, la société SFR s'appuyant sur une étude du cabinet CRA, affirme que l'attractivité d'une offre d'abondance vers trois numéros on net illimité dépend directement de l'importance des interlocuteurs pouvant être appelés de façon illimitée, et doit être mesurée en proportion du volume d'appels passés en moyenne par un abonné vers ses premiers interlocuteurs. Elle soutient, en se basant sur les données figurant dans l'étude TERA, produite en appel par la société Bouygues, que si celle-ci avait procédé à une offre on net sur trois numéros, ses abonnés auraient alors réalisé une économie de 24,7 % et cette économie aurait été de 27 % si l'offre avait concerné les 5 numéros les plus appelés on net. Cependant, ce calcul d'économies possibles pour les abonnés ne permet pas de remettre en cause le constat selon lequel l'attractivité de l'offre on net dépend de la probabilité d'avoir des correspondants principaux sur le réseau en cause, ni le constat que les clients de Bouygues n'avaient, le plus souvent, pas de deuxième " proche " et, a fortiori, pas de troisième " proche ", résultant de l'étude Kalee pour 2006. Il convient à ce sujet d'observer que rien ne permet de constater que les numéros on net les plus appelés correspondaient aux interlocuteurs les plus appelés par les abonnés.
Enfin, la Cour rappelle que l'analyse faite par l'Autorité de l'impossibilité pour la société Bouygues de réagir efficacement en proposant elle aussi une offre on net en illimité s'inscrit dans le cadre de l'examen des effets de la pratique. Cet examen conduit à considérer que compte tenu du défaut d'efficacité d'une offre on net en illimité pour la société Bouygues Télécom, celle-ci était contrainte d'offrir une offre cross-net plus coûteuse que l'offre on net. Pour cette analyse, la possibilité économique de la réplicabilité à laquelle il aurait fallu procéder dans le cadre de l'examen d'un effet de ciseau tarifaire n'était pas utile et il ne saurait une nouvelle fois être reproché à l'Autorité de ne pas avoir effectué cette analyse, ainsi que cela a été précisé dans les développements qui précèdent.
Sur le lien entre la position dominante et l'abus
L'Autorité a d'abord rappelé que, d'une façon générale, les articles L. 420-2 du Code de commerce et 102 du TFUE étaient susceptibles de s'appliquer alors même que l'abus serait constaté sur un autre marché que celui sur lequel l'entreprise en cause détient une position dominante, dès lors qu'étaient réunies deux conditions tenant à l'existence, d'une part, de "liens étroits" entre ces marchés et, d'autre part, de "circonstances particulières" justifiant cette application. Comme la Commission européenne l'a relevé dans l'avis du 1er décembre 2014 qu'elle a rendu à la Cour dans la présente affaire, ce principe est admis de longue date et a été consacré, en particulier, par la Cour de Justice dans l'affaire Tetra Pak II ayant donné lieu à son arrêt du 14 novembre 1996. L'Autorité a considéré que le cas d'espèce - dans le cadre duquel l'abus de différenciation tarifaire sur le marché aval de détail de la téléphonie mobile est reproché à des entreprises en position dominante sur les marchés amont de terminaison d'appel vers leur propre réseau - répondait à ces deux conditions.
C'est ainsi que s'agissant de l'existence de "liens étroits", l'Autorité a observé que les marchés amont de la terminaison d'appel et aval de la téléphonie mobile étaient connexes, cette connexité résultant de ce que la terminaison d'appel constitue une prestation technique intermédiaire, nécessaire à la réalisation d'un appel depuis le réseau de l'appelant vers le réseau de l'appelé.
S'agissant de l'existence de "circonstances particulières", l'Autorité, après avoir rappelé que Orange et SFR étaient verticalement intégrées et présentes sur les marchés amont et aval, a relevé que le monopole qu'elles exerçaient sur les marchés de leurs terminaisons d'appel respectives leur avait permis de facturer cette prestation à leurs concurrents à des prix "significativement supérieurs" aux coûts supportés, puisque ces prix étaient systématiquement alignés sur les tarifs maximums fixés par l'Arcep. De ces prix "supra-concurrentiels", il est résulté, selon l'Autorité, une élévation significative des coûts des concurrents et un effet d'éviction sur le marché de détail. Elle a observé qu'à l'inverse, si les opérateurs s'étaient trouvés en situation de concurrence sur le marché de la terminaison d'appel vers leur réseau - dans le cas où existeraient des prestations comparables -, leurs prix de terminaison d'appel convergeraient vers les coûts, de sorte que les opérateurs de petite taille pourraient commercialiser des offres d'abondance cross-net et que les offres d'abondance on net seraient alors moins attractives. L'Autorité en a conclu que "c'est donc en raison de la position dominante détenue par Orange et SFR sur le marché de la terminaison d'appel, combinée à leurs parts de marché significatives sur le marché de détail de la téléphonie mobile, que les pratiques de différenciation tarifaire mises en œuvre par ces opérateurs sont susceptibles d'affaiblir la concurrence sur le marché de détail en évinçant ou en affaiblissant les concurrents au moins aussi efficaces sur ce marché".
L'existence d'un lien de connexité unissant les marchés amont de la terminaison d'appel et le marché aval de détail de la téléphonie mobile n'est pas explicitement discutée par les parties et a, au demeurant, été jurisprudentiellement reconnue à plusieurs reprises, ainsi par la Cour d'appel de Paris (Cour app. Paris, 27 janvier 2011, SFR) comme par la Cour de cassation (Cass. com. 6 janvier 2015, Orange Caraïbe) ; cette connexité caractérise à l'évidence des "liens étroits" entre ces marchés et satisfait à la première des conditions ci-dessus rappelées.
Les parties, en revanche, soutiennent qu'il incombait à l'Autorité d'établir un lien de causalité entre la position dominante détenue et l'abus allégué et qu'elle a failli dans cette démonstration. Elles contestent, en toute hypothèse, l'existence de "circonstances particulières" propres à justifier l'application aux faits de l'espèce des articles L. 420-2 du Code de commerce et 102 du TFUE.
Sur le lien de causalité, la société Orange fait valoir qu'une pratique ne peut constituer un abus de position dominante que si elle résulte "de l'utilisation, de l'exploitation d'un pouvoir de marché détenu par l'entreprise qui la met en œuvre" et elle soutient que cette condition fait défaut en l'espèce.
Il ressort cependant de la décision déférée que ce lien a été clairement caractérisé par l'Autorité. Celle-ci en effet, comme la Cour l'a relevé plus haut, a explicitement relevé que les pratiques de différenciation tarifaire, susceptibles d'affaiblir la concurrence sur le marché de détail "en évinçant ou en affaiblissant les concurrents au moins aussi efficaces sur ce marché", avaient été mises en œuvre "en raison" de la position dominante détenue par Orange et SFR sur le marché de la terminaison d'appel, cette position dominante leur ayant permis de pratiquer des prix de terminaison d'appel "supra-concurrentiels".
Ce caractère supra-concurrentiel des prix de terminaison d'appel que les opérateurs ont pratiqué est attesté par la méthode selon laquelle l'ART puis l'Arcep les ont régulés. Ayant posé le principe d'orientation de ces prix vers les coûts, le régulateur sectoriel a constaté qu'une régulation tarifaire permettrait seule, en l'absence de toute pression concurrentielle, de garantir la réalisation de ce principe. Ce constat a été explicité et commenté par le régulateur dans les différentes décisions par lesquelles il a, à partir de 2004, mis en place un dispositif de contrôle tarifaire des terminaisons d'appel vocal mobile, dans le cadre de la transposition des directives européennes du "paquet télécom" de 2002. C'est ainsi que l'ART a relevé, s'agissant des trois opérateurs de téléphonie mobile, Orange, SFR et Bouygues, qu'"il n'existe quasiment pas de pression concurrentielle sur les prix de [leur] terminaison d'appel. Cette situation pourrait [les] amener à pratiquer des prix de monopole en l'absence de régulation. Une telle situation justifie la mise en place d'une obligation de contrôle des prix (...). Un examen des coûts révèle des écarts importants avec les prix pratiqués, ce qui justifie la mise en place d'un contrôle tarifaire consistant en une obligation de refléter les coûts correspondants" (décisions n° 2004-937, 2004-938 et 2004-939 du 9 décembre 2004 portant sur l'influence significative des sociétés Orange, SFR et Bouygues sur le marché de gros de la terminaison d'appel vocal sur leur réseau et les obligations imposées à ce titre). Par la mise en œuvre de ce contrôle, le régulateur sectoriel a recherché une convergence vers les coûts, non pas immédiate mais à terme, par une réduction progressive de l'écart entre les prix pratiqués et ces coûts, de sorte que sur la période considérée, les prix plafonds imposés ont toujours été supérieurs aux coûts, mais dans une proportion tendant à diminuer.
Ce constat s'est vérifié quelle que soit la méthode employée par le régulateur sectoriel pour calculer les coûts de terminaison d'appel des opérateurs. En effet, l'Arcep a, jusqu'en 2008, calculé ces coûts selon la méthode dite des coûts complets, puis à partir de sa décision du 2 décembre 2008, par laquelle elle a fixé les plafonds tarifaires de terminaison d'appel des trois opérateurs pour la période allant du 1er juillet 2009 au 31 décembre 2010, elle a recouru à la méthode dite des coûts incrémentaux de long terme. Or, elle a constaté que les tarifs de terminaison d'appel étaient toujours "très supérieurs à la cible", désormais définie en référence aux coûts incrémentaux, et elle a noté qu'il en serait allé de même si la cible était restée définie "en référence aux coûts complets" (décision n° 2008-1176 du 2 décembre 2008, p. 51). Elle a, par ailleurs, souligné à plusieurs reprises que les tarifs qu'elle fixait par ses différentes décisions consistaient dans des "plafonds tarifaires, qui doivent s'entendre comme des limites supérieures laissant la liberté aux opérateurs de mettre leurs tarifs, sous ces plafonds, au niveau qu'ils jugent pertinents". Sur ce point, il n'est pas contesté que les opérateurs ont toujours fixé leurs prix au niveau même des plafonds fixés par le régulateur, de sorte qu'en est établi le caractère supra-concurrentiel, rendu possible par la position dominante détenue par eux sur le marché de la terminaison d'appel vers leur réseau. Ce constat a été rappelé par l'Autorité qui, dans sa décision, a observé que leur position dominante sur le marché de leur terminaison d'appel avait permis "aux opérateurs de facturer aux autres opérateurs un prix de terminaison d'appel supra-concurrentiel en s'alignant sur les tarifs maximum fixés par l'Arcep, qui étaient, au Cours de la période en cause, significativement supérieurs aux coûts réels encourus par les opérateurs pour fournir la prestation d'appel de terminaison d'appel". Le Conseil d'État a, au demeurant, fait le même constat dans l'arrêt du 24 juillet 2009 par lequel il a partiellement annulé la décision de régulation tarifaire de l'Arcep en date du 2 décembre 2008, en notant que "l'ensemble des plafonds fixés aux opérateurs demeur[aient] supérieurs aux coûts incrémentaux de long terme et permett[aient] à ces opérateurs de réaliser une marge sur la terminaison d'appel (...)".
Dès lors, on ne saurait affirmer, comme le fait SFR, que le caractère supraconcurrentiel des prix de terminaison d'appel ne constitue qu'une "pure pétition de principe ne reposant sur aucune démonstration" et qui, de surcroît, n'aurait été "alléguée" à aucun moment de la procédure. Sur ce dernier point, en effet, l'Autorité a clairement expliqué aux points 583 et suivants de sa décision qu'Orange et SFR, détenant un monopole sur les marchés amont de leurs terminaisons d'appel, avaient facturé aux autres opérateurs "un prix de terminaison d'appel supraconcurrentiel en s'alignant sur les tarifs maximum fixés par l'Arcep, qui étaient, au Cours de la période en cause, significativement supérieurs aux coûts réels encourus par les opérateurs pour fournir la prestation de terminaison d'appel", ce constat ayant été fait par le Conseil d'État dans l'arrêt précité, que les coûts aient été évalués selon la méthode des coûts complets ou selon la méthode des coûts incrémentaux.
A ce stade de l'analyse par ailleurs, les requérants reprochent à l'Autorité d'avoir établi, non un lien entre la position dominante et les pratiques reprochées de différenciation tarifaire, mais un lien entre la pratique de prix supra-concurrentiel et l'un de ses effets, à savoir l'augmentation des coûts des concurrents, et ils soulignent que cette pratique n'a nullement fait l'objet d'un grief notifié.
Cette critique doit être écartée en ce qu'elle déforme l'analyse sur laquelle l'Autorité a fondé sa décision. Contrairement à ce que prétendent les requérants, le lien qui doit être démontré, aux fins de l'application des articles L. 420-2 du Code de commerce et 102 du TFUE, a en l'espèce pour "point de départ" non le caractère supra-concurrentiel des prix de terminaison d'appel, mais bien la position détenue par les opérateurs sur les marchés de cette terminaison vers leur réseau. C'est en effet cette position dominante qui leur a permis d'aligner leurs prix sur les plafonds fixés par l'Arcep, alors que confrontés à une pression concurrentielle, ils auraient tendu à baisser ces prix et à les rapprocher des coûts supportés. Ainsi que le souligne l'Autorité dans ses observations, ces prix supra-concurrentiels ne sont donc nullement le "point de départ" du lien avec les pratiques reprochées, mais la conséquence de la position dominante qui les rend possibles.
La société Orange, par ailleurs, soutient qu'elle apporte la "démonstration positive" de l'absence de tout lien de causalité, en faisant valoir qu'elle a toujours dégagé une "marge significative" sur le marché de détail, alors même qu'elle s'appliquait la même charge de terminaison d'appel que celle qu'elle facturait à ses concurrents. Elle produit à cet égard sa marge, de 2005 à 2011, sur tous les produits de sa gamme on net illimité, calculée sur la base de ses coûts totaux, incluant tous les coûts de terminaison d'appel, "y compris sa propre charge de terminaison d'appel pour les appels on net, au même tarif que celui pratiqué à l'égard de ses concurrents". Cette marge s'avérant toujours positive, allant de 9,5 euros en 2005 à 12,1 euros en 2011, par mois et par ligne, elle y voit la démonstration qu'elle ne s'est pas servie de sa prestation de terminaison d'appel pour construire ses offres de détail et assurer leur rentabilité.
Cette argumentation cependant ne serait pertinente que si étaient en cause dans la présente affaire des pratiques de ciseau tarifaire ; or, tel n'est pas le cas puisque le grief reproché aux requérants porte sur des pratiques de différenciation tarifaire. Elle ne saurait donc conduire à écarter l'analyse sur laquelle la décision déférée est fondée. Sur ce point, c'est à juste titre que l'Autorité rappelle dans ses
observations qu'une pratique de différenciation tarifaire peut exister sans ciseau tarifaire, dès lors qu'elle peut avoir pour effet, sans même empêcher des concurrents du marché aval aussi efficaces de proposer leurs services de manière rentable, d'élever sensiblement leurs coûts pour les affaiblir et atténuer la pression concurrentielle qu'ils peuvent exercer.
En ce qui concerne les "circonstances particulières" propres à justifier l'application des articles L. 420-2 du Code de commerce et 102 du TFUE, alors même que le marché dominé n'est pas celui sur lequel l'abus est allégué, la société Orange fait valoir que la Cour de cassation en a défini le sens et la teneur dans son arrêt du 17 mars 2009 rendu dans l'affaire GlaxoSmithKline, en s'appuyant sur la jurisprudence de la Cour de Justice, et que les faits en cause dans la présente affaire ne répondent pas à cette définition. Elle souligne, en effet, que la Cour de cassation s'est référée aux arrêts des 3 juillet 1991, Akzo Chemie BV et 14 novembre 1996, Tetra Pak International, dans lesquels la Cour de Justice a relevé des circonstances, dans le premier arrêt, "établissant que c'est pour renforcer sa position dominante sur un marché qu'une entreprise a mis en œuvre une pratique abusive sur un marché distinct qu'elle ne domine pas" et, dans le second, "démontrant que des marchés présentent des liens de connexité si étroits qu'une entreprise se trouve dans une situation assimilable à la détention d'une position dominante sur l'ensemble des marchés en cause" et elle observe qu'aucune de ces circonstances n'est démontrée en l'espèce.
Il est de fait que les pratiques reprochées à Orange et SFR ne font pas apparaître de circonstances analogues à celles décrites dans cet arrêt : en effet, il n'est nullement allégué par l'Autorité que ces opérateurs auraient mis en œuvre des pratiques abusives sur le marché aval en vue de renforcer leur position dominante sur le marché amont, ni que leur situation pourrait être "assimilée" à la détention d'une position dominante sur "l'ensemble" de ces marchés, compte tenu de l'étroitesse des liens les unissant. Force est de constater, cependant, que les requérants en tirent une conclusion erronée en prétendant que, dès lors, la condition tenant à l'existence de "circonstances particulières", posée par la Cour de cassation dans son arrêt, n'est pas remplie. Ce faisant, ils donnent à cet arrêt une portée qu'il n'a pas : il résulte en effet des termes mêmes de sa décision que la Cour de cassation n'a nullement limité la notion de "circonstances particulières" à celles qu'elle a relevées, à titre seulement illustratif et non limitatif, puisqu'elle a jugé que les textes réprimant l'abus de position dominante pouvaient s'appliquer à des pratiques mises en œuvre sur un marché distinct du marché dominé, "notamment" lorsque l'autorité de concurrence démontre l'existence de circonstances particulières, telles celles relevées par la Cour de Justice dans les arrêts Akzo Chemie BV et Tetra Pak international.
Au cas d'espèce, l'ensemble des constatations faites ci-dessus, tenant en particulier au lien unissant la position dominante détenue sur les marchés amont et les pratiques abusives mises en œuvre sur le marché aval de détail, constituent, au vu de la spécificité de ces marchés, des circonstances particulières propres à justifier l'application des articles L. 420-2 du Code de commerce et 102 du TFUE. Il en résulte, par ailleurs, qu'il n'y a pas lieu de saisir la Cour de Justice, comme le demande Orange, d'une question préjudicielle portant sur la suffisance d'une "simple connexité entre marchés" pour démontrer un lien de causalité entre le marché de gros amont et le marché de détail aval.
Sur la prise en compte de la régulation sectorielle
Les prestations de terminaison d'appel vocal mobile en cause dans la présente affaire ont fait l'objet, à partir de 2004, d'une régulation sectorielle ex ante, sur la base des articles L. 37-1 et suivants du Code des postes et communications électroniques (CPCE) et dans le cadre de la transposition en droit interne des directives européennes de 2002 dites du "paquet télécom". Cette régulation a pris la forme de décisions, adoptées successivement par l'ART puis par l'Arcep, à l'issue d'analyses des marchés de gros de la terminaison d'appel vocal vers les numéros mobiles. Ces décisions ont, d'abord, déclaré "pertinent", au sens des dispositions du CPCE, le marché de gros de la terminaison d'appel vocal sur le réseau de chacun des trois opérateurs, - Orange, SFR et Bouygues -, à destination de leurs clients en métropole et ont considéré que ces opérateurs y exerçaient une "influence significative". Elles ont, ensuite, régulé les prestations de terminaison d'appel, d'une part, en imposant aux opérateurs le respect de certaines obligations en matière d'accès et d'interconnexion, telle l'obligation de répondre à toute demande raisonnable d'accès dans des conditions transparentes, objectives et non discriminatoires et, d'autre part, en soumettant ces prestations à un encadrement tarifaire. C'est ainsi, sur ce dernier point, que le régulateur sectoriel, après avoir posé le principe selon lequel les opérateurs devaient orienter leurs tarifs vers leurs coûts, a imposé à chacun d'entre eux un prix plafond de leur prestation de terminaison d'appel, en appliquant une asymétrie tarifaire au profit de la société Bouygues, à laquelle il a accordé la possibilité de pratiquer des tarifs plus élevés que ceux pratiqués par les sociétés Orange et SFR. Cette asymétrie tarifaire a pris fin au 1er juillet 2011, date à partir de laquelle le régulateur a fixé un prix plafond de la terminaison d'appel identique pour les trois opérateurs. Le tableau présenté ci-dessous rend compte de cette asymétrie en retraçant l'évolution, en centimes d'euros, du prix moyen puis du prix plafond fixé par le régulateur :
2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 1/07/2009 1/07/2010 1/07/2011 Orange et SFR 20,12 17,07 14,94 12,5 9,6 7,5 6,5 4,5 3 2 Bouygues 27,49 24,67 17,89 14,79 11,24 9,24 8,5 6 3,4 2
La Cour d'appel de Paris, devant laquelle les sociétés Orange et SFR avaient dénoncé "le refus de prendre en compte, dans l'analyse des pratiques incriminées, les conséquences de la régulation sectorielle s'imposant aux acteurs du marché", a, par son arrêt du 19 juin 2014, fait expressément figurer "la prise en compte de la régulation sectorielle" dans la demande d'avis qu'elle a transmise à la Commission européenne.
Dans son avis, la Commission européenne a conclu, sur ce point, que "si la prise en compte de la régulation sectorielle peut être pertinente aux fins de l'appréciation du comportement des opérateurs sur le marché en vertu de l'article 102 TFUE, il n'en demeure pas moins que la régulation sectorielle dans un cas comme le présent n'exclut pas l'application de l'article 102 TFUE".
Cette conclusion n'est pas, en tant que telle, contestée par les requérants, qui conviennent que la mise en œuvre d'une régulation sectorielle n'a pas pour effet d'écarter, par principe, l'application de l'article 102 du TFUE. En revanche, ils soutiennent que l'Autorité n'a pas suffisamment et correctement pris en compte cette régulation sectorielle qui selon eux, d'une part, a intégralement compensé les effets de leurs offres d'abondance et, d'autre part, conduisait nécessairement au développement de telles offres.
Sur le caractère total ou partiel de la compensation tarifaire
L'Autorité a considéré que l'asymétrie tarifaire appliquée par l'Arcep n'avait compensé que partiellement et tardivement, à partir du 1er janvier 2008, la détérioration du solde d'interconnexion de la société Bouygues et l'effet d'élévation des coûts auquel celle-ci avait dû faire face du fait de la commercialisation des offres d'abondance des sociétés Orange et SFR.
Les requérants contestent cette analyse et soutiennent que l'asymétrie tarifaire a compensé intégralement et dès l'origine les effets de leurs offres d'abondance, les exonérant ainsi de toute responsabilité.
Sur ce point, il convient au préalable d'observer que jusqu'au 1er janvier 2008, l'asymétrie tarifaire mise en place a eu pour objet, non de compenser le déséquilibre du solde d'interconnexion constaté au détriment de la société Bouygues, mais - en reflétant les différences de coûts, supérieurs chez cet opérateur - de garantir le principe d'orientation vers les coûts prôné par le régulateur sectoriel. En effet, l'encadrement tarifaire des prestations de terminaison d'appel ayant été instauré pour réduire l'écart constaté entre les prix pratiqués par les opérateurs et les coûts de ces prestations, le régulateur a fixé les prix plafonds de celles-ci, au vu des coûts supportés. Il en est résulté l'asymétrie tarifaire dont la société Bouygues a bénéficié, puisqu'elle supportait des coûts supérieurs à ceux de ses concurrents. Le régulateur sectoriel, au demeurant, a explicitement et clairement indiqué que cette asymétrie tarifaire procédait de la différence constatée dans les coûts de terminaison d'appel pesant sur les opérateurs, par exemple dans sa décision fixant les tarifs du 1er janvier 2007 au 8 décembre 2007, où elle justifie ainsi l'asymétrie : "La décision de l'Autorité consiste à maintenir pour Bouygues Télécom l'écart de terminaison d'appel qui existe aujourd'hui avec Orange France et SFR. L'Autorité estime que cet écart tarifaire est justifié par les différences de coûts, qui sont supérieurs (cf. annexe D). L'Autorité rappelle que Bouygues Télécom est entré plus tardivement que ses concurrents sur le marché et, compte tenu de sa part de marché plus faible, qu'il bénéficie d'effets d'échelle moindres qui sont reflétés par les différences de coûts observées" (Décision n° 2006-0779 du 14 septembre 2006 portant sur l'encadrement tarifaire des tarifs de terminaison d'appel vocal " directe " pour l'année 2007 de la société Orange France, de la Société française du radiotéléphone et de la société Bouygues Telecom en raison de leur influence significative sur les marchés de gros de la terminaison d'appel vocal sur leur réseau respectif). Ce n'est qu'à compter du 1er janvier 2008 que l'asymétrie tarifaire a été expressément corrélée par l'Arcep non seulement aux coûts de la terminaison d'appel supportés par les opérateurs, mais aussi au "déséquilibre de trafic entrant-sortant que le plus petit opérateur subit" (décision n° 2007-810 du 4 octobre 2007, p. 90). Aussi est-ce à juste titre que l'Autorité souligne dans ses observations que la régulation sectorielle n'a compensé "dans un premier temps, que les asymétries de coûts entre les opérateurs, et non les asymétries de trafic".
S'agissant de l'importance et de la portée de la compensation résultant de l'asymétrie tarifaire dont a bénéficié la société Bouygues, la société Orange soutient qu'elle a été intégrale et même excessive en 2008, "puisqu'elle a couvert non seulement la part prétendument imputable aux offres d'abondance on net d'Orange et de SFR, mais aussi celle qui relevait du choix de politique commerciale de Bouygues Télécom ", dont l'offre d'abondance cross-net "Néo" avait détérioré le solde d'interconnexion. A l'appui de cette allégation, elle observe que l'écart entre les tarifs de terminaison d'appel qui lui ont été imposés ainsi qu'à SFR, et le tarif imposé à Bouygues s'est accru, en 2008 et 2009, dans les proportions suivantes :
2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 01/07/2009 01/07/2010 Écart en faveur de Bouygues 36,60% 44,50% 19,70% 18,30% 18,30% 23,20% 30,80% 33,30% 13,30%
Cependant, force est de constater que cette mesure de l'asymétrie tarifaire ne démontre pas, par elle-même, que la compensation en résultant a été intégrale, comme le prétendent les requérants, puisqu'elle n'est mise en relation ni avec les coûts, ni avec les soldes d'interconnexion. Elle est, par ailleurs, contredite par les analyses au vu desquelles l'Arcep a mis en place une régulation asymétrique des tarifs de terminaison d'appel.
C'est ainsi que dans sa décision du 2 décembre 2008 fixant les tarifs de terminaison d'appel pour la période allant du 1er juillet 2009 au 31 décembre 2010, elle a indiqué qu'elle entendait ne pas prendre "intégralement" en compte les déséquilibres de trafic on net et off net, afin de "permettre à SFR et Orange sur la période couverte par l'encadrement tarifaire envisagé dans le présent document de proposer également davantage d'offres d'abondance off net, qui auront pour effet de limiter les effets de déséquilibres de trafic" (décision n° 08-1176 du 2 décembre 2008 portant définition de l'encadrement tarifaire des prestations de terminaison d'appel vocal mobile des opérateurs Orange France, SFR et Bouygues Telecom pour la période du 1er juillet 2009 au 31 décembre 2010, p. 45).
Le caractère seulement partiel de la régulation tarifaire asymétrique a, enfin, été consacré par le Conseil d'Etat qui, statuant par son arrêt du 24 juillet 2009 sur la décision de l'Arcep fixant les tarifs de terminaison d'appel du 1er juillet 2009 au 31 décembre 2010, a rappelé que l'asymétrie tarifaire consentie à Bouygues avait pour objet non de faire disparaître le déséquilibre du solde d'interconnexion, mais de l'"atténuer" par une "compensation partielle et transitoire". Faisant application de ces principes, et ayant constaté que l'asymétrie prévue pour la période Courant du 1er juillet 2010 au 31 décembre 2010 aurait eu pour effet "de compenser intégralement le déficit qu'elle a pour objet d'atténuer, voire, dans la plupart des hypothèses, de faire bénéficier cette société [la société Bouygues] d'un transfert financier supérieur à ce déficit", le Conseil d'État en a prononcé l'annulation, en jugeant que la différenciation tarifaire résultant de cette asymétrie était "manifestement disproportionnée au regard de l'objectif qui lui est assigné".
Dans ces conditions, les requérants ne sauraient prétendre que la régulation ex ante de l'Arcep aurait intégralement compensé les effets de leurs offres d'abondance on net et c'est donc à juste titre que l'Autorité a considéré qu'elle ne constituait pas une "circonstance exonératoire" de leur responsabilité.
Il est dès lors sans objet de saisir la Cour de Justice, comme le demande Orange, d'une question préjudicielle tendant à déterminer si l'article 102 du TFUE s'applique en présence d'une tarification asymétrique "destinée à annihiler l'effet" d'offres d'abondance on net, puisqu'il a été démontré que la compensation n'avait pas été totale. Il en va de même de la question préjudicielle portant sur l'"interdiction", au regard de l'article 102 du TFUE, de mettre en œuvre des offres commerciales "visant à limiter rationnellement" les sorties de trésorerie de l'opérateur, compte tenu d'une asymétrie tarifaire des terminaisons d'appel ; en effet, la violation de l'article 102 TFUE qui fonde la décision déférée procède non de la recherche par les opérateurs d'une limitation de leurs sorties de trésorerie, mais de la différenciation tarifaire abusive résultant des offres commerciales en cause.
Sur l'incitation au développement d'offres d'abondance on net résultant de la régulation ex ante
Les requérantes soutiennent que l'asymétrie tarifaire imposée par l'Arcep au bénéfice de Bouygues les a conduites "nécessairement" à commercialiser des offres d'abondance on net. C'est ainsi, en particulier, qu'Orange fait valoir que cette asymétrie a accru l'écart entre les coûts et le prix de terminaison d'appel de Bouygues et, ce faisant, qu'elle a, d'une part, augmenté rationnellement les incitations d'Orange et SFR à proposer des offres d'abondance on net et, d'autre part, les a dissuadées de lancer des offres d'abondance cross-net, car celles-ci auraient entrainé des sorties de trésorerie importantes et, corrélativement, une rémunération excessive pour Bouygues.
Il n'est pas contestable que l'asymétrie tarifaire a pu inciter les opérateurs qui n'en bénéficiaient pas à diminuer leurs charges financières de terminaison d'appel et lançant des offres d'abondance poussant leurs clients à pratiquer des appels on net. Cet effet incitatif, au demeurant, a été souligné par l'Arcep qui, dans ses décisions de 2007 et 2008, a indiqué dans les mêmes termes que la différenciation tarifaire mise en place transitoirement au profit de Bouygues, autrement dit l'asymétrie tarifaire, ne prenait pas intégralement en compte les déséquilibres de trafic, afin de "permettre à SFR et Orange sur la période couverte par l'encadrement tarifaire envisagé dans le présent document de proposer également des offres d'abondance off net".
Cependant, le constat de cet effet incitatif ne suffit pas, à lui seul, à écarter l'application des articles L. 420-2 du Code de commerce et 102 du TFUE. En effet, en présence d'une régulation sectorielle, la question est alors de savoir si le comportement anticoncurrentiel reproché aux entreprises en cause leur était imposé par cette régulation, celle-ci fixant alors un cadre juridique éliminant toute possibilité de comportement concurrentiel. Au vu des éléments du dossier, la réponse est en l'espèce clairement négative. En premier lieu, en effet, la régulation sectorielle en cause ne portait que sur les marchés amont de gros, mais pas sur les marchés aval de détail sur lesquels portait la différenciation tarifaire reprochée aux entreprises en cause. En second lieu, la régulation sectorielle des marchés amont consistait dans le plafonnement du prix de gros des terminaisons d'appel et elle laissait donc aux opérateurs une "large marge de manœuvre" pour fixer leurs prix de détail, comme l'Arcep l'a souligné dans sa décision du 4 octobre 2007 fixant les tarifs de terminaison d'appel pour la période 2008-2010 ; le régulateur a, en effet, expressément rappelé que sa décision fixait des "plafonds tarifaires qui doivent s'entendre comme des limites supérieures laissant la liberté aux opérateurs de mettre leurs tarifs, sous ces plafonds, au niveau qu'il juge pertinent", de sorte qu'"il est de la seule responsabilité de l'opérateur de vérifier que ses structures tarifaires sont cohérentes entre les marchés de gros et les marchés de détail et qu'elles ne l'exposent pas au risque de se voir sanctionner au titre du droit commun de la concurrence pour abus sur un marché de détail connexe au marché de gros sur lequel il détient une position dominante" ( Décision 2007-0810 du 4 octobre 2007 portant sur la détermination des marchés pertinents relatifs à la terminaison d'appel vocal sur les réseaux mobiles français en métropole, la désignation d'opérateurs exerçant une influence significative sur ces marchés et les obligations imposées à ce titre pour la période 2008-2010, p. 50).
Sur les atteintes à la concurrence résultant des pratiques en cause
Sur le standard de preuve
En ce qui concerne le standard de preuve, l'Autorité a considéré qu'il ne lui était pas nécessaire de démontrer que les pratiques en cause avaient eu un effet anticoncurrentiel concret sur les marchés concernés, qui tiendrait, par exemple, à une détérioration effective quantifiable de la position concurrentielle des opérateurs de téléphonie mobile concurrents, et notamment de Bouygues, mais qu'il lui suffisait de "démontrer l'existence d'un effet anticoncurrentiel au moins potentiel". Elle a jugé que cette démonstration était faite et qu'en l'espèce les pratiques d'Orange et SFR étaient "de nature à produire des effets anticoncurrentiels sur le marché de détail de la téléphonie mobile" ; plus précisément, elle a constaté que ces pratiques "tend[aient] à produire deux types d'effets anticoncurrentiels par le biais d'un renforcement des effets de club à l'œuvre sur ce marché" : d'une part, des effets sur la fluidité du marché et, d'autre part, un affaiblissement de la structure de la concurrence.
L'Autorité a appuyé cette analyse sur la jurisprudence communautaire qui, selon elle, a consacré le recours à ce "standard de preuve" et jugé que pour établir une violation de l'article 102 TFUE, il n'était pas nécessaire de démontrer que le comportement abusif de l'entreprise en position dominante avait eu un effet anticoncurrentiel concret sur les marchés concernés, mais seulement qu'il tendait à restreindre la concurrence ou, en d'autres termes, qu'il était de nature à, ou qu'il était susceptible, d'avoir un tel effet ; elle cite à cet égard les arrêts rendus par la Cour de Justice le 17 février 2011 dans l'affaire TeliaSonera Sverige AB et par le Tribunal de première instance le 17 décembre 2003 dans l'affaire British Airways plc.
Les sociétés Orange et SFR considèrent que la référence à cette jurisprudence n'est pas en l'espèce pertinente et que l'Autorité a, en réalité, "abaissé" le standard de preuve requis pour l'application des articles L. 420-2 du Code de commerce et 102 du TFUE.
C'est ainsi que SFR fait valoir que le recours, à titre de standard de preuve, à des effets seulement potentiels peut se justifier dans certaines circonstances, par exemple lorsque l'autorité de concurrence intervient à titre préventif ou lorsque les pratiques sont encore à l'œuvre au moment de son intervention sans qu'elles aient pu produire tous leurs effets. Elle prétend qu'en revanche, en l'absence de telles circonstances, il est "plus que discutable" de s'en tenir à des effets potentiels, lorsque comme en l'espèce la décision est intervenue plus de cinq ans après la fin des pratiques en cause, puisqu'il est alors possible de porter un jugement rétroactif sur les effets réels de ces pratiques, sans qu'il soit besoin d'en rechercher des "conséquences hypothétiques ou théoriques".
Cet argument ne peut cependant être retenu. En effet, le constat de la durée séparant la période durant laquelle les pratiques reprochées ont été mises en œuvre et la date à laquelle elles ont été sanctionnées n'emporte pas les conséquences que lui prête la société SFR. En particulier, il ne saurait conduire à ne fonder l'application des articles L. 420-2 du Code de commerce et 102 du TFUE que sur des effets avérés et à écarter toute prise en compte d'effets potentiels. Une telle interprétation au demeurant, qui réduirait la portée de la jurisprudence précitée, a, comme le souligne l'Autorité dans ses observations, été explicitement condamnée par le Tribunal de l'Union européenne dans un arrêt du 29 mars 2012 rendu dans l'affaire Téléfonica SA. Dans cette affaire, en effet, les parties soulignaient le laps de temps qui s'était écoulé entre le commencement du comportement incriminé et l'adoption de la décision, et en concluaient qu'il n'était "pas approprié de faire un test d'effets probables, la Commission disposant du temps nécessaire pour démontrer la matérialité des prétendus effets anticoncurrentiels". Le Tribunal a rejeté cet argument en relevant qu'il "ne trouv[ait](...) aucun fondement dans la jurisprudence" (TUE, 29 mars 2012, Téléfonica SA, point 272).
La société Orange conteste elle aussi la pertinence des précédents jurisprudentiels sur la base desquels l'Autorité a considéré qu'elle pouvait fonder son analyse sur la démonstration d'effets non pas avérés, mais potentiels. Elle soutient à cet égard que l'Autorité a "dénaturé" le sens de ces précédents, dans la mesure où étaient en cause dans ces affaires des pratiques anticoncurrentielles par objet, et qu'on ne saurait, en conséquence, en étendre la portée à des pratiques anticoncurrentielles par effet.
Cette interprétation, cependant, est démentie par la lecture des décisions citées. Sans doute les pratiques en cause étaient-elles différentes de celles visées dans la présente espèce ; ainsi, dans l'affaire TéliaSonera Sverige AB, était-il reproché à un opérateur historique de télécommunications - qui disposait d'un réseau d'accès local reliant la quasi-totalité des foyers et qui offrait à d'autres opérateurs l'accès à ce réseau - d'avoir abusé de sa position dominante par sa politique tarifaire en conséquence de laquelle l'écart entre les prix de vente des prestations intermédiaires et les prix de vente des services proposés aux clients finals était insuffisant pour couvrir les coûts qu'il devait lui-même supporter pour la distribution de ces services à ces clients. Force est de constater, cependant, à la lecture de la décision, que les circonstances propres à ce cas d'espèce sont sans incidence sur la portée des principes que la Cour a consacrés en ce qui concerne le standard de preuve. La Cour a, en effet, affirmé en des termes généraux que l'effet anticoncurrentiel d'une pratique reprochée à une entreprise en position dominante "ne doit pas être nécessairement concret, étant suffisante la démonstration d'un effet anticoncurrentiel potentiel de nature à évincer les concurrents au moins aussi efficaces que l'entreprise en position dominante" et elle n'a assorti cette formule d'aucune restriction, ni condition qui en limiterait la portée aux pratiques de "ciseau tarifaire" en cause, ou aux pratiques anticoncurrentielles par leur objet. Il en va de même de l'arrêt du Tribunal de première instance rendu dans l'affaire British Airways plc, le Tribunal jugeant qu'"aux fins de l'établissement d'une violation de l'article 82 CE, il n'est pas nécessaire de démontrer que l'abus considéré a eu un effet concret sur les marchés concernés. Il suffit à cet égard de démontrer que le comportement abusif de l'entreprise en position dominante tend à restreindre la concurrence ou, en d'autres termes, que le comportement est de nature ou susceptible d'avoir un tel effet".
Il en ressort qu'en affirmant que le standard de preuve retenu par l'Autorité ne serait admis qu'en matière de pratiques anticoncurrentielles par leur objet, Orange soumet, indûment, ce standard à une restriction qui ne figure pas dans la jurisprudence qui l'a consacré.
A titre surabondant, Orange soutient que le standard de preuve retenu par l'Autorité est "tellement bas, abstrait et théorique" qu'il conduit à tenir pour abusive toute pratique de différenciation tarifaire. Cette critique a été précédemment examinée et réfutée par la Cour comme inopérante, dans la mesure où, par exemple, une offre cross -net sans restriction sur le réseau de destination n'emporte pas de traitement différencié des appels, ni d'effet anticoncurrentiel.
Enfin, la société Orange soutient que l'Autorité n'a pas établi le lien qui pourrait exister entre le dommage éventuellement subi par la société Bouygues et le dommage à la concurrence, lequel résulterait de la diminution de la pression concurrentielle exercée par celle-ci du fait de la diminution de l'attractivité de ses offres. Ce point, cependant, relève non du débat sur le standard de preuve, mais d'autres problématiques qui seront examinées plus loin.
En toute hypothèse, l'Autorité a fondé sa décision non pas seulement sur l'analyse que les pratiques reprochées à Orange et SFR étaient "de nature à produire" des effets anticoncurrentiels, mais aussi sur le constat que les données empiriques du dossier confirmaient "que ces effets ont pu être concrètement observés sur le marché", tant en ce qui concerne les effets sur la fluidité du marché et l'élévation de barrières, que l'affaiblissement de la concurrence émanant des plus petits opérateurs.
Sur les effets sur la fluidité du marché et sur l'élévation de barrières à l'entrée
Sur l'amplification artificielle de l'"effet tribu"
Il n'est pas contesté que le marché de détail de la téléphonie mobile est caractérisé par le jeu d'un mécanisme de prescription naturelle, résultant de ce que le client d'un opérateur est souvent amené à recommander aux personnes de son entourage de s'abonner chez le même opérateur. Cette prescription conduit alors à la constitution de "tribus" de proches, abonnés auprès du même opérateur. Comme le rappelle Orange dans ses écritures, et ce point n'est pas en discussion, cet "effet tribu" n'est, en lui-même, nullement anticoncurrentiel.
Au cas d'espèce, l'Autorité a relevé que les abonnés ayant souscrit les offres d'abondance on net litigieuses avaient, pour profiter des avantages de cette abondance, une forte incitation financière à recommander à leurs proches de migrer sur le même réseau qu'eux, afin que les communications entre eux ne soient par décomptées du forfait. Elle en a conclu que, par la différenciation tarifaire qu'elles induisaient, ces offres produisaient, au-delà du mécanisme de prescription naturelle, une amplification de l'"effet tribu" et qu'elles "étaient de nature à favoriser artificiellement la conquête et la fidélisation des "tribus" de proches".
Cet effet "potentiel" d'amplification ne peut être contesté dans son principe, puisqu'il procède directement de l'avantage d'abondance dont l'abonné ne peut profiter que par un regroupement de ses proches. Il a d'ailleurs été mis en lumière par l'Arcep dans l'avis qu'elle a rendu à l'Autorité dans le cadre de la présente affaire. Le régulateur sectoriel en effet, ayant souligné l'"attractivité des offres d'abondance", avait relevé que "pour les opérateurs, [ces offres] constituent donc des vecteurs privilégiés pour conquérir ou conserver des clients sur les segments de marché les plus fluides et donc ayant les coûts d'acquisition les plus faibles" (Avis n° 2007-0037 du 15 mars 2007, p. 5). Aussi l'Autorité a-t-elle pu justement en conclure que les offres d'abondance on net commercialisées par Orange et SFR à partir de 2005 "étaient de nature" à favoriser artificiellement le regroupement effectif des tribus de proches.
Mais au-delà de la simple potentialité de cet effet des offres d'abondance on net, l'Autorité s'est attachée à en démontrer la réalité, en recourant à deux indicateurs : l'évolution du nombre moyen de "proches" pour SFR et l'évolution du taux d'activation pour Orange.
S'agissant de SFR, l'Autorité s'est fondée sur des données figurant dans une étude intitulée "Comment les abonnés HV communiquent-ils avec leurs correspondants '" établie en 2006 par SFR. Cette "Étude Cercles relationnels" distingue, parmi les correspondants d'un abonné SFR, les "proches", avec lesquels l'abonné a au moins cinq contacts par mois pendant trois mois consécutifs, les "relations", avec lesquelles l'abonné a au moins cinq contacts en trois mois présents deux mois sur trois, et les autres correspondants. Il en ressort que la proportion, dans l'ensemble des "proches" d'un abonné SFR, des proches également abonnés à SFR a augmenté avec le lancement des offres d'abondance on net, puisqu'elle est passée de 1,8 sur 3,5 proches avant ce lancement, à 2,5 sur 3,7 proches après ce lancement, soit un pourcentage de 51 % avant lancement, à 68 % après lancement.
S'agissant d'Orange, l'Autorité a retenu comme indicateur l'évolution du taux d'activation, par les abonnés de ses offres d'abondance, des numéros favoris, c'est-à-dire des numéros pouvant faire l'objet d'appels illimités. Sur la base de données fournies par Orange, elle a observé que dans le cadre des offres "Classique" et "Intense" ce taux avait augmenté de 2006 à 2008, passant, respectivement, de 59 % à 79 % et de 64 % à 88 %, puis s'était stabilisé. Elle a conclu que cette évolution traduisait d'abord un regroupement des proches auprès d'Orange, ces proches quittant leur opérateur tiers pour rejoindre cette 'tribu' en formation, puis une stabilisation de regroupement en " tribus ".
La société Orange réfute cette conclusion en faisant valoir, en premier lieu, que l'Autorité s'est fondée sur des données concernant SFR et les lui a transposées, de sorte que sa démonstration du renforcement du regroupement des 'tribus' ne procèderait que d'une "présomption" à son égard.
Cette critique ne peut qu'être écartée puisqu'il ressort de la lecture de la décision déférée que l'Autorité n'a nullement étendu à Orange les conclusions qu'elle a tirées de l'observation des données concernant SFR (nombre de proches) mais qu'elle a au contraire appliqué à Orange un indicateur spécifique consistant, comme la Cour vient de le rappeler, dans le taux d'activation, par les abonnés aux offres d'abondance, de leurs numéros favoris.
Par ailleurs, Orange conteste la pertinence de l'interprétation que l'Autorité donne de l'évolution du taux d'activation des numéros favoris sur laquelle elle se fonde. Elle avance, sur la base d'une étude du cabinet MAAP, qu'aux moins deux autres explications peuvent être avancées, l'une tirée d'un effet d'apprentissage, l'autre d'un effet de composition. L'effet d'apprentissage résulterait du retard avec lequel les abonnés des offres d'abondance en maîtriseraient les avantages et donc activeraient les numéros favoris ; l'effet de composition procèderait de la migration vers d'autres opérateurs des abonnés d'abondance n'ayant pas activé les numéros favoris, et donc ne profitant pas des avantages de ces offres, cette migration entraînant mécaniquement une augmentation du taux d'activation puisque la population concernée s'est contractée.
Il convient, au préalable, d'observer que si Orange qualifie de "péremptoire" l'interprétation donnée par l'Autorité, les explications alternatives qu'elle avance ne sont présentées que comme hypothétiques. Sur le fond, l'Autorité a relevé à juste titre que l'effet d'apprentissage allégué ne pouvait être que limité, puisque l'abonné est, dès la souscription de l'offre d'abondance, invité à faire connaître ses numéros favoris, de sorte que l'absence d'activation correspond le plus souvent au fait que les proches de cet abonné ne sont pas abonnés auprès du même opérateur. Dès lors, l'augmentation constatée du taux d'activation traduit bien le regroupement des tribus auprès du même opérateur. Il en va de même de l'effet de composition, qui procède pour l'essentiel d'une erreur de choix de l'abonné lors de la souscription, d'ampleur par conséquent marginale et insusceptible d'expliquer l'augmentation constatée du taux d'activation.
S'agissant de SFR comme d'Orange, l'Autorité s'est appuyée sur des données produites par les opérateurs, consistant en des études qualitatives qui analysent les critères de choix des abonnés aux offres d'abondance. Elle a détaillé aux points 247 à 254 de sa décision le contenu de ces études - Étude Synovate 2006 "Bilan & Perspectives de la gamme First" pour Orange, Etude LH2 pour SFR -, d'où il ressort, selon elle, que la composante d'abondance on net est "le principal moteur d'abonnement des clients".
La société Orange conteste cette conclusion qu'elle juge erronée, et elle souligne que selon l'étude utilisée par l'Autorité, le premier critère de choix est la qualité réseau, qui est cité par 80 %, 83 % et 81 % des abonnés des offres "Classique", "Intense" et "Pro".
Mais si, de fait, la qualité réseau est le critère le plus souvent cité, le critère de l'abondance on net est le critère le plus cité comme étant le critère "le plus important" ; c'est ainsi que dans les offres "Orange Classique", "Orange Intense" et "Orange Pro", il représente, respectivement respectivement 30 %, 35 % et 22 % des critères désignés comme "le plus important", le critère suivant, portant sur la qualité du réseau, représentant 11 % 12 % et 12 %.
Orange et SFR, par ailleurs, produisent des études relatives à l'évolution du nombre de foyers mono-opérateurs à la suite du lancement des offres d'abondance on net, qui contredisent, selon elles, les conclusions de l'Autorité. Ces études démontreraient que la proportion de foyers mono-opérateur Orange aurait baissé dans le temps et que la proportion de foyers mono-opérateurs SFR serait restée stable (Baromètre Novascope produit par Orange, Etude RBB produite par SFR).
Cependant, comme le souligne l'Autorité dans ses observations, l'analyse de l'évolution de la part des foyers mono-opérateurs n'a, en l'occurrence, qu'une portée limitée. En premier lieu, en effet, les données sur lesquelles cette analyse est fondée sont discutables, puisqu'elles intègrent les "foyers" qui peuvent ne compter qu'un seul membre abonné, dont la prise en compte n'est pas conséquent pas probante. En second lieu, et surtout, l'effet tribu s'étend au-delà du seul cercle familial et on ne saurait donc déduire de la stabilité de la proportion des foyers mono-opérateur une stabilité de l'effet tribu.
Sur le verrouillage des clients et l'élévation des barrières à l'entrée
L'Autorité a considéré que la différenciation tarifaire mise en œuvre par Orange et SFR dans le cadre de leurs offres d'abondance tendait à "verrouiller" les groupes de proches auprès d'un même opérateur, dans la mesure où le changement d'opérateur entrainait des coûts de sortie supérieurs à ceux encourus en l'absence de différenciation tarifaire. Ce surcoût résulterait d'abord de la perte du bénéfice d'abondance par le client, celui-ci devant alors soit moins appeler ses proches, soit souscrire un forfait assorti d'un temps de communication plus important, généralement plus coûteux, sauf à opter pour une offre d'abondance cross-net. L'Autorité a rappelé que cet effet de surcoût a été souligné par l'Arcep qui, dans sa décision du 2 novembre 2010, a relevé qu'"une fois qu'un " club " est formé et qu'un consommateur est client du même opérateur que ses correspondants les plus fréquents, le changement d'opérateur est pour lui d'autant plus coûteux qu'il lui ferait perdre le bénéfice des tarifs préférentiels offerts pour les appels on net vers ces correspondants." (Décision n° 2010-1149 du 2 novembre 2010, p. 39). Ce surcoût lié au changement d'opérateur procèderait également de l'élévation des dépenses en résultant pour les proches de ce client disposant d'une abondance on net, puisque leurs appels en direction de ce client deviennent des appels off net. L'Autorité en a conclu que la différenciation tarifaire en cause "tendait" à faire obstacle au changement d'opérateur des membres d'une tribu déjà constituée auprès d'un opérateur et qu'elle était donc "de nature à créer" un effet de verrouillage des tribus en élevant les coûts de changement d'opérateur pour les membres du groupe.
Au-delà de l'affirmation de cet effet "potentiel", l'Autorité soutient que le "verrouillage" des abonnés d'Orange et de SFR a été concrètement observé à la suite du lancement des offres d'abonnement on net. Elle produit en ce sens des données statistiques dont les requérantes contestent la pertinence.
C'est ainsi qu'elle affirme que le taux de "churn", c'est-à-dire le taux de résiliation, des clients disposant d'offres d'abondance on net est plus faible que le taux de "churn" des clients disposant d'offres sans composante d'abondance.
Elle s'appuie, en particulier, sur l'observation des forfaits ZAP des clients détenteurs de l'option "3 numéros KDO", sur la base de données fournies par Orange, qu'elle a recalculées ; il en ressortirait que le taux de "churn" de ces clients utilisant effectivement la composante d'abondance de leur offre - c'est-à-dire ayant activé un ou plusieurs numéros favoris - serait 16 fois inférieur à celui de l'ensemble des clients d'Orange, s'agissant des offres Classique 2 h, et 9 fois inférieur s'agissant des offres Classiques 4h. S'agissant des clients de SFR, elle fait valoir qu'"il n'existe aucune raison de penser que les clients de SFR se comporteraient de manière différente de ceux d'Orange à cet égard", et qu'en conséquence il n'y a pas lieu d'écarter le constat, qu'elle a fait à propos d'Orange, de la faiblesse du taux de "churn" des clients disposant d'une composante d'abondance. Elle en conclut que cette observation montre que les offres d'abondance on net ont "un effet fidélisant auprès de la clientèle" et que le taux réduit de "churn" constitue "un indicateur de l'effet de verrouillage concret des pratiques de différenciation tarifaire entre appels on net et off net mises en œuvre par Orange".
La société Orange remet en cause cette conclusion qui, selon elle, procède d'une analyse biaisée du taux de "churn" des offres d'abondance on net. Elle souligne, en effet, que pour calculer les rapports ci-dessus, l'Autorité a comparé le taux de "churn" de clients sous engagement pour encore au moins 6 mois, à une moyenne entre le taux de "churn" de clients engagés et celui de clients non engagés.
Elle fait valoir que cette comparaison est, dès lors, dépourvue de sens, puisque le taux de "churn" de clients sous engagement est, de façon naturelle, inférieur au taux de "churn" de clients non engagés. Cette critique doit cependant être écartée, dès lors que la population des clients sous engagement a été prise en compte dans le calcul du taux moyen de 'churn' auquel a été comparé le taux de 'churn' des titulaires d'offres d'abondance. La société Orange soutient, en outre, que l'étude réalisée par le cabinet MAPP, qu'elle verse aux débats, démontre la fausseté des conclusions de l'Autorité et établit que le taux de "churn" des clients d'Orange est resté stable entre 2002 et 2008. Mais on ne saurait déduire de la stabilité, à la supposer avérée, du taux de 'churn' de l'ensemble de la clientèle de cet opérateur qu'il en est allé de même du taux de 'churn' du seul segment de cette clientèle titulaire d'offres d'abondance on net.
La société SFR pour sa part conteste aussi la réalité du "verrouillage" de sa clientèle du fait des offres d'abondance on net qu'elle a commercialisées. Elle fournit des données portant sur les années 2007 à 2009, d'où il ressort que le taux de 'churn' de ses clients avec composante d'abondance serait égal au taux de 'churn' de l'ensemble de ses clients. Cette démonstration n'est cependant pas probante dans la mesure où les données produites ne couvrent pas les années 2005 et 2006, période où il convient de rechercher si les offres en cause ont produit des effets anticoncurrentiels, et que les offres cross- net ont supplanté les offres on net à partir de 2008
Sur l'affaiblissement de la concurrence émanant des plus petits opérateurs
La seconde série d'effets anticoncurrentiels des pratiques de différenciation tarifaire identifiés par l'Autorité consiste dans l'affaiblissement de la concurrence des plus petits opérateurs résultant, d'une part, d'un renforcement de l'effet de club "statistique" au profit d'Orange et SFR et, d'autre part, d'une distorsion des flux de trafic au détriment des appels off net.
Sur le renforcement de l'effet de club "statistique" au profit d'Orange et SFR
L'effet de club statistique, qui s'ajoute à l'effet de tribu ci-dessus examiné, est lié aux parts de marché respectives des opérateurs. Il se traduit par "l'incitation du consommateur à choisir, toutes choses égales par ailleurs, l'offre d'abondance on net de l'opérateur qui dispose de la part de marché la plus importante, afin de maximiser ses chances de trouver des interlocuteurs abonnés auprès du même opérateur que le sien, et partant de tirer davantage profit de la composante d'abondance on net de son forfait" (lexique annexé à la décision de l'Autorité). L'Autorité considère que les offres en cause amplifient cet effet, qui revêt alors un caractère à la fois dynamique et cumulatif qualifié d'"effet boule de neige". Elle rappelle que cette amplification a été précédemment soulignée, dans le cadre d'autres affaires, par le Conseil de la concurrence et la Cour d'appel de Paris, ainsi que par l'Arcep qui, dans l'avis qu'elle lui a rendu sur la présente affaire, a relevé que "le potentiel d'attractivité d'une offre d'abondance à effet de réseau (...) est directement fonction de la probabilité d'avoir des correspondants principaux sur le réseau en cause, cette dernière étant en rapport avec la part de marché de cet opérateur" et qu'en conséquence "toute chose égale par ailleurs, le consommateur souscrira dans les faits une telle offre auprès de l'acteur ayant la part de marché la plus forte" (Avis n° 2007-0037 du 15 mars 2007, p. 6).
Orange conteste la réalité de cet "effet boule de neige", au motif que l'analyse qui le sous-tend ne saurait s'appliquer qu'à des hypothèses de différenciation tarifaire généralisée et non lorsque, comme en l'espèce, l'avantage d'abondance est réservé à un petit nombre de correspondants, de sorte que la taille du parc de l'opérateur devient "totalement indifférente". Cette conclusion n'est cependant pas démontrée, l'Autorité ayant, au contraire, établi que cet effet est avéré, autant lorsque la différenciation porte sur l'ensemble des numéros que lorsqu'elle porte sur trois numéros favoris seulement. C'est ainsi qu'elle a, à juste titre, rappelé que tant le Conseil de la concurrence, dans l'affaire n° 02-D-69, que la Cour d'appel de Paris, dans son arrêt du 28 janvier 2005, avaient décrit cet effet en notant que les clients étaient incités, dans le choix d'une offre, à tenir compte du réseau "auquel appartiennent leurs principaux correspondants". Il en ressort qu'à l'inverse, les plus petits opérateurs ne peuvent s'appuyer sur aucun effet de club statistique, compte tenu de la taille réduite de leur parc de clients et, partant, de la plus faible probabilité que les interlocuteurs privilégiés de leur abonné appartiennent même réseau.
Sur la distorsion des flux de trafic au détriment des appels off net
L'Autorité a constaté que le lancement des offres d'abondance par Orange et SFR avait entrainé, sur la période considérée, une distorsion de trafic caractérisée par une forte augmentation du trafic on net de ces opérateurs, au détriment de leur trafic off net et vers les fixes. Sur la base de données produites par l'Observatoire des marchés de l'Arcep et par les parties, qu'elle a retraitées, elle a en effet observé que la part du trafic on net d'Orange et SFR dans leur trafic total sortant à destination des mobiles de la clientèle résidentielle avait évolué en trois phases successives : jusqu'en 2004, la part du trafic on net est restée relativement stable, à hauteur de 63 % pour Orange et 66 % pour SFR, avant de croître "de manière significative", à partir de 2005, année de lancement de leurs offres d'abondance, pour atteindre 78 % pour Orange et 77 % pour SFR ; cette part a ensuite décru, à partir de 2008, concomitamment à la diffusion des offres d'abondance cross -net lancées en 2006 par Bouygues et 2008 par Orange et SFR. L'Autorité a relevé que l'évolution en volume de la structure du trafic des opérateurs confirmait cette même évolution et marquait, après le lancement des offres d'abondance on net, une "nette rupture" des tendances qui avaient précédemment été observées, puisque le trafic on net d'Orange et SFR a connu une très forte hausse entre 2005 et 2008.
Au vu de ces données, l'Autorité a calculé l'écart entre le trafic effectivement observé et le trafic qui aurait été observé si la tendance des années précédant le lancement des offres d'abondance on net s'était poursuivie, de façon à mesurer la "rétention" du trafic off net d'Orange et SFR vis-à-vis l'un de l'autre et vis-à-vis de Bouygues, c'est-à-dire les communications qui n'ont pas été émises par leurs abonnés à destination des autres opérateurs. Compte tenu des tendances observées jusqu'en 2005, l'Autorité a estimé qu'entre 2005 et 2009, la rétention de trafic off net d'Orange vis-à-vis de SFR et de Bouygues, par rapport au trafic qui aurait été observé si ces tendances s'étaient prolongées, s'est traduite pour ceux-ci par un manque à gagner de recettes de terminaison d'appel de près de 340 millions d'euros, dont 140 millions pour Bouygues et que la rétention de trafic off net de SFR vis-à-vis d'Orange et de Bouygues s'est traduite pour ceux-ci par un manque à gagner de recettes de terminaison d'appel de près de 110 millions d'euros, dont 42 millions d'euros pour Bouygues.
SFR remet en cause la fiabilité et la pertinence de la méthode au moyen de laquelle l'Autorité a ainsi mis à jour et mesuré la rétention de trafic off net. C'est ainsi qu'elle critique le choix de la période de référence et qu'elle soutient qu'il fallait, pour le calcul de la rétention de trafic, exclure les clients prépayés.
Sur ces points, il convient, au préalable, de rappeler que l'analyse de l'Autorité avait pour objet non de mesurer avec précision l'ampleur de la rétention et donc le manque à gagner en résultant pour Bouygues, mais de mettre en évidence la réalité de cet effet de rétention. Ceci posé, l'analyse de l'Autorité a été menée au moyen des données disponibles, lesquelles ne couvraient pas la même période s'agissant d'Orange et de SFR. Par ailleurs, la critique portant sur l'inclusion des clients prépayés ne peut qu'être écartée puisque l'"effet tribu" en cause est susceptible de jouer à l'égard de tous les clients usagers de la téléphonie mobile, qu'ils soient abonnés ou titulaires d'offres prépayées.
Par ailleurs, SFR conteste dans son principe le calcul opéré par l'Autorité à l'aide d'une démonstration contrefactuelle mettant en évidence, s'agissant du volume d'appels off net, l'écart entre l'extrapolation de la tendance et le volume effectivement constaté et soutient que l'examen des données réelles de trafic démontre que les offres litigieuses n'ont entrainé aucune rétention de trafic off net. C'est ainsi qu'elle produit des données relatives à la structure de consommation de ses clients, en janvier 2006, d'où il ressort que la durée des appels sortants vers les réseaux d'Orange et de Bouygues est, après la souscription d'offres d'abondance on net, à peu près équivalente à ce qu'elle était avant.
Ce constat, cependant, ne dément nullement la rétention de trafic off net d'Orange et SFR que l'Autorité a mise en lumière et que traduit l'écart entre le trafic observé et le trafic qui aurait été réalisé si les tendances s'étaient poursuivies.
Sur le surplus du consommateur et sur les justifications des pratiques
Orange et SFR soutiennent que leurs offres d'abondance on net ont augmenté le surplus du consommateur et procuré des gains d'efficacité, de sorte que par leurs effets pro concurrentiels et bénéfiques, elles sont objectivement justifiées et que, par conséquent, la restriction de concurrence prétendument dommageable n'est pas démontrée.
C'est ainsi que Orange prétend, sur la base d'un rapport en date du 16 janvier 2013 établi à sa demande par le cabinet MAAP, que ces offres, en permettant des appels illimités vers un petit nombre de personnes du même réseau, ont libéré des usages off net du forfait, qu'elles ont procuré aux consommateurs un service leur évitant de Courir le risque financier d'un dépassement du forfait lorsqu'ils appellent des numéros favoris, qu'elles ont permis une expansion des usages et, enfin, qu'elles ont conduit à une baisse des prix à la minute et à une forte hausse du taux de pénétration de la téléphonie mobile.
La société SFR soutient également que les offres d'abondance on net qu'elle a commercialisées ont apporté des bénéfices au consommateur. Elle souligne, en particulier, que ceux de ses clients ayant migré vers ces offres ont bénéficié, outre d'une maîtrise de leur consommation, d'une baisse "considérable" de leur facture. Elle s'appuie à cet égard sur une étude portant sur 1,4 million de clients ayant ainsi migré, d'où il ressort que 80 % d'entre eux ont vu leur facture diminuer de 7 euros par mois en moyenne et que la facture des 20 % restants a augmenté de 1,7 euros en moyenne.
La réalité de ces bénéfices et de ces gains d'efficacité est mise en doute par l'Autorité qui, dans sa décision, n'y a vu qu'une simple éventualité, et a admis, tout au plus, que "les offres d'abondance ont pu produire une certaine expansion des usages du forfait de téléphonie mobile au bénéfice des consommateurs en leur permettant d'appeler un petit nombre de proches de manière illimitée sans que ces communications ne soient décomptées de leur forfait et, partant, sans coût supplémentaire". Elle a fait valoir qu'en toute hypothèse, le constat, à le supposer avéré, que les offres d'Orange et SFR auraient généré des gains d'efficacité et procuré des bénéfices au consommateur est, à lui seul, insuffisant pour qu'il en soit tiré plus de conséquences à ce stade. En effet, elle a rappelé qu'il est de jurisprudence constante que les gains d'efficacité allégués par l'entreprise en position dominante ne peuvent être pris en compte qu'à des conditions que la Cour de Justice de l'Union Européenne a présentées dans les termes suivants : "(...) il appartient à l'entreprise occupant une position dominante de démontrer que les gains d'efficacité susceptibles de résulter du comportement considéré neutralisent les effets préjudiciables probables sur le jeu de la concurrence et les intérêts des consommateurs sur les marchés affectés, que ces gains d'efficacité ont été ou sont susceptibles d'être réalisés grâce audit comportement, que ce dernier est indispensable à la réalisation de ceux-ci et qu'il n'élimine pas une concurrence effective en supprimant la totalité ou la plupart des sources existantes de concurrence actuelle ou potentielle" (CJUE 27 mars 2012, Post Danmark, § 42).
Faisant application de ces principes, l'Autorité a considéré qu'au cas d'espèce, Orange et SFR "ne démontr[aient] pas que les pratiques de différenciation tarifaire entre appels on net et appels off net qu'elles ont mises en œuvre étaient objectivement justifiées ou produisaient des gains d'efficacité substantiels neutralisant les effets anticoncurrentiels en résultant". C'est ainsi qu'elle a relevé que cette différenciation tarifaire n'était ni indispensable pour produire les effets bénéfiques allégués, ni proportionnée, et que le lancement d'offres d'abondance cross-net aurait produit les mêmes effets bénéfiques pour les consommateurs, sans emporter les effets anticoncurrentiels qui ont été constatés.
Cette analyse est contestée, tant par Orange que par SFR.
Orange reproche, au préalable, à l'Autorité d'avoir commis une erreur de droit en plaçant l'appréciation du surplus du consommateur sur le terrain de la justification d'une pratique prétendument abusive, alors qu'il lui incombait d'abord de démontrer, ce qu'elle n'aurait pas fait, que la différenciation alléguée avait produit des effets anticoncurrentiels. En procédant ainsi, l'Autorité aurait, selon Orange, indûment transféré la charge de la preuve de ce surplus sur l'opérateur et, par ailleurs, aurait retenu un standard de preuve particulièrement élevé. Force est d'observer, cependant, que cette critique manque en fait puisque, comme la Cour l'a constaté plus haut, l'Autorité a pleinement caractérisé les effets anticoncurrentiels résultant des offres d'abondance on net commercialisées par Orange et SFR ; dès lors, c'est à juste titre que l'Autorité a apprécié, dans des conditions qui seront examinées ci-après, si Orange et SFR, mises en cause sur le fondement des articles L. 420-2 du Code de commerce et 102 du TFUE, apportaient des éléments de preuve propres à démontrer que la différenciation tarifaire qui leur était reprochée était objectivement justifiée par des gains et bénéfices que les offres litigieuses auraient apportés au consommateur.
S'agissant de l'argument de l'Autorité, selon lequel le lancement d'offres d'abondance on net n'était ni nécessaire, ni proportionné aux gains procurés aux consommateurs puisque des offres d'abondance cross-net auraient apporté un bénéfice au consommateur, Orange souligne qu'il repose sur un contrefactuel contraire à celui retenu pour apprécier les effets anticoncurrentiels, lequel consistait dans l'absence d'offres d'abondance.
Mais si l'Autorité a, de fait, recouru à deux situations contrefactuelles différentes, il n'en ressort pas que l'ensemble de son raisonnement serait, comme Orange le prétend, "incohérent". En effet, ces contrefactuels n'ont pas été appliqués au même objet, mais ils ont été employés dans le cadre de deux analyses différentes et indépendantes, en vue de déterminer, pour la première, si les pratiques litigieuses avaient produit des effets anticoncurrentiels et, pour la seconde, si un surplus du consommateur aurait pu être autrement obtenu. Dès lors, le recours, dans le premier cas, à une situation contrefactuelle donnée ne disqualifie pas le recours, dans le second cas, à une autre situation contrefactuelle.
Sur le fond, Orange et SFR récusent cet argument - basé sur le constat que le lancement d'offres d'abondance cross-net aurait procuré aux consommateurs les bénéfices invoqués par elles -, en rappelant que les tarifs de terminaison d'appel étaient à l'époque soumis à une asymétrie tarifaire en faveur de Bouygues. Orange soutient ainsi que, compte tenu de l'ampleur de cette asymétrie, le lancement de telles offres aurait été "irréaliste" et "d'un coût prohibitif", et SFR qu'il aurait été "dangereux" pour son équilibre financier.
Sans doute Bouygues bénéficiait-elle de tarifs de terminaison d'appel plus élevés, cette asymétrie ayant pu inciter ses concurrents qui n'en bénéficiaient pas à lancer des offres on net plutôt que cross-net ; cet effet incitatif a d'ailleurs été relevé plus haut par la Cour qui a rappelé qu'il avait été expressément souligné par l'Arcep dans ses décisions fixant les tarifs de terminaison d'appel. Cette circonstance, cependant, ne saurait être vue comme constituant un empêchement au lancement d'offres cross -net. En effet, l'asymétrie tarifaire qu'invoquent Orange et SFR avait pour objet non d'accorder un avantage à Bouygues dans sa compétition avec ses concurrents, mais de compenser - au demeurant de façon seulement partielle - le déséquilibre des coûts supportés par les différents opérateurs, puis le déséquilibre du solde d'interconnexion.
SFR fait valoir, par ailleurs, que les offres litigieuses n'ont pas éliminé la concurrence, puisque ni Bouygues ni les MVNOs n'ont été évincés du marché, dont ils auraient même gagné des parts sur la période considérée. Sur ce point, il convient de rappeler, d'une façon générale, que, comme la Commission européenne l'a indiqué dans l'avis qu'elle a rendu à la Cour, "le fait que la part de marché d'un concurrent ait augmenté ou soit restée stable ne signifie pas nécessairement qu'une pratique abusive a été dénuée d'effet". Au cas particulier, le constat que les concurrents d'Orange et SFR n'ont, effectivement, pas été éliminés du marché ne signifie nullement que les pratiques litigieuses ont été sans impact sur la concurrence, voire qu'elles ont été pro concurrentielles ; au contraire, il a été démontré plus haut que ces offres avaient dégradé les conditions de la concurrence, en portant atteinte à sa fluidité et en élevant des barrières à l'entrée, de sorte que les concurrents n'ont pu répliquer qu'au prix de lourds investissements. En toute hypothèse, l'Autorité a, dans son appréciation des pratiques litigieuses, tenu compte de cette absence d'élimination de la concurrence : c'est ainsi qu'ayant affirmé dans sa décision que les pratiques de différenciation tarifaire mises en œuvre par Orange et SFR revêtaient "un caractère certain de gravité", elle a indiqué qu'elles étaient "moins graves que des pratiques conduisant à l'exclusion mécanique des concurrents du marché".
Au titre des effets pro concurrentiels qu'elle allègue, SFR fait valoir que ses clients ayant souscrit aux offres d'abondance on net ont bénéficié d'une baisse de leur facture, dans des proportions ci-dessus rappelées. L'Autorité considère qu'à supposer cette baisse avérée, elle ne peut être prise en considération car elle correspondrait à une "descente en gamme" résultant de ce que les consommateurs, compte tenu de la possibilité d'appeler "en illimité" certains correspondants, choisiraient alors un forfait offrant un temps de communication plus bref et donc moins coûteux. S'il est permis de douter de la réalité d'un tel phénomène de "descente en gamme", - dont SFR soutient qu'il est "contre-intuitif" -, il convient de rappeler qu'en toute hypothèse, et comme l'Autorité le soutient dans ses observations, toute pratique tarifaire visant à diminuer les prix ne peut être considérée, en tant que telle, et dans tous les cas de figure, comme un gain d'efficience. Au demeurant, la Commission européenne a, dans l'avis qu'elle a rendu à la Cour, rappelé que la prohibition des abus de position dominante "ne vise pas seulement les pratiques susceptibles de causer un préjudice immédiat aux consommateurs, mais également et surtout celles qui leur causent un préjudice en portant atteinte à une structure de concurrence effective". Tel est bien le cas en l'espèce, puisqu'il a été précédemment constaté une dégradation des conditions de la concurrence, résultant en particulier d'une atteinte à la fluidité du marché et d'une élévation des barrières à l'entrée.
Sur le montant des sanctions pécuniaires
Pour déterminer le montant des sanctions pécuniaires infligées à Orange et SFR, l'Autorité a fait application des principes et de la méthode définis et présentés dans son communiqué du 16 mai 2011. C'est ainsi qu'au titre de l'assiette de ces sanctions, elle a retenu la moyenne de la valeur des ventes d'offres d'abondance on net réalisées par Orange et SFR auprès de la clientèle des particuliers, au Cours des années 2006 et 2007, celles-ci correspondant aux exercices comptables complets de la période de commission des pratiques pendant laquelle ces offres constituaient le standard du marché. Cette valeur s'établit à 1 423 266 000 euros pour Orange et 1 194 700 000 euros pour SFR.
L'Autorité a ensuite, au vu de la gravité des faits et du dommage à l'économie, retenu une proportion de 5 % de la valeur de ces ventes et elle a appliqué un coefficient multiplicateur de 2, compte tenu de la durée de l'infraction, de sorte que le montant de base des sanctions s'est établi à 142 326 000 euros pour Orange et 119 470 000 euros pour SFR.
Elle a, enfin, examiné les circonstances propres à chaque entreprise en tenant compte de leur puissance économique, au titre de laquelle elle a augmenté de 10 % le montant de base, de la réitération d'infractions par France Télécom et d'une circonstance atténuante tirée de la fin du bill & keep, qui l'a conduite à diminuer le montant de base de 50 %, de sorte que le montant des sanctions prononcées s'est élevé à 117 419 000 euros pour Orange et France Télécom et 65 708 000 euros pour SFR.
A titre infiniment subsidiaire, les requérants font valoir que le montant des sanctions pécuniaires prononcées contre eux ne saurait être que symbolique, voire diminuée de 100 %, et ils développent en ce sens plusieurs moyens relatifs à la gravité des pratiques en cause, au dommage à l'économie, à la réitération et aux circonstances atténuantes.
Sur la gravité des pratiques
L'Autorité a fondé son appréciation de la gravité des faits en cause sur la nature des infractions, en relevant qu'elles étaient "de nature à limiter la fluidité du marché de détail de la téléphonie mobile et à élever les coûts des concurrents, affaiblissant ainsi la concurrence émanant des opérateurs de plus petite taille et renforçant les barrières à l'entrée sur le marché. Elles étaient susceptibles d'exposer, à terme, les plus petits opérateurs à une éviction du marché". Elle a également pris en compte la nature des produits concernés, dont elle a noté qu'ils étaient des "produits d'usage Courant" et elle a rappelé que les dépenses de téléphonie mobile constituaient une "dépense quasi contrainte dans le budget des ménages", cette circonstance étant "de nature à renforcer la gravité concrète des infractions commises". L'Autorité en a conclu que les pratiques en cause revêtaient "un caractère certain de gravité, même si elles sont moins graves que des pratiques conduisant à l'exclusion mécanique des concurrents du marché", lesquelles relèvent de la qualification de "graves", voire "très graves".
Orange soutient qu'il existe en l'espèce des facteurs qui atténuent la gravité de ces pratiques et elle reproche à l'Autorité de ne pas les avoir pris en considération. Parmi ces facteurs, elle relève que les pratiques n'ont pas d'objet anticoncurrentiel, ni ne relèvent de la catégorie des pratiques par nature injustifiables.
Sur ce point, la Cour ne peut que relever que précisément, cette circonstance a été prise en compte par l'Autorité, puisqu'elle n'a pas retenu les échelons de gravité les plus élevés.
La société Orange soutient également que les pratiques n'ont pas produit d'effet anticoncurrentiel, comme en témoigne le fait que les parts de marché de Bouygues et des MVNOs n'ont pas diminué, et que par ailleurs elles ont augmenté le surplus des consommateurs et qu'elles ont donc été bénéfiques pour ceux-ci. Sur ce point, la Cour rappelle, comme elle l'a fait précédemment, que le constat que les concurrents n'ont effectivement pas été éliminés du marché ne signifie pas que les pratiques litigieuses ont été sans impact sur la concurrence, alors qu'il a, au contraire, été démontré que ces offres avaient dégradé les conditions de cette concurrence. Il convient, par ailleurs, de relever à nouveau que l'Autorité a, dans son appréciation de la gravité des pratiques, tenu compte de l'ensemble des circonstances de l'espèce pour considérer que les pratiques en cause étaient "moins graves que des pratiques conduisant à l'exclusion mécanique des concurrents du marché". Enfin, s'agissant des éventuels bénéfices apportés au consommateur, c'est au titre de la détermination du dommage à l'économie qu'il y a lieu de les examiner.
Sur l'importance du dommage causé à l'économie
L'Autorité a d'abord rappelé qu'il était de jurisprudence constante qu'elle n'était pas tenue de chiffrer avec précision le dommage à l'économie, mais qu'il lui appartenait d'en apprécier l'existence et l'importance en se fondant sur une analyse aussi complète que possible des éléments du dossier, et en "recherchant les différents aspects de la perturbation générale du fonctionnement normal de l'économie engendrée par les pratiques en cause". Elle a procédé à cette appréciation au vu de l'ampleur des pratiques en cause, de leurs conséquences conjoncturelles et structurelles et des caractéristiques économiques du secteur. Elle en a conclu que le dommage causé à l'économie était certain, mais que son importance était "tempérée" par le constat que les parts de marché des concurrents d'Orange et SFR, à savoir les MVNOs et Bouygues, n'avaient pas baissé et qu'en particulier celui-ci s'était maintenu sur le marché de détail des services de téléphonie mobile "grâce à ses propres mérites".
Les requérantes contestent cette analyse et demandent à la Cour de constater que les pratiques litigieuses n'ont, en réalité, causé aucun dommage à l'économie.
En premier lieu, Orange soutient que l'Autorité s'est bornée à "présumer" le dommage à l'économie, en en "postulant" purement et simplement l'existence. Cette allégation est démentie par les termes de la décision, d'où il ressort que l'Autorité s'est attachée à rechercher si les pratiques en cause avaient engendré une "perturbation générale du fonctionnement normal de l'économie" afin d'apprécier l'existence et l'importance du dommage en résultant. Elle a mené cet examen sur la base de critères tirés de l'ampleur des pratiques, des caractéristiques économiques du secteur et des conséquences conjoncturelles et structurelles de ces pratiques, et au vu des données concrètes du dossier. C'est ainsi que l'Autorité a pris en compte, en particulier, le chiffre d'affaires du secteur et celui des offres litigieuses, les parts de marché des opérateurs, les différentes études figurant au dossier et permettant d'observer le comportement des consommateurs, qu'elle s'est référée aux rapports annuels de la Commission européenne sur le marché unique européen des services de communications électroniques, notamment pour identifier les caractéristiques du secteur et que, par une motivation que la Cour adopte, elle s'est appuyée sur les constatations, que la Cour a précédemment examinées, relatives à l'atteinte portée à la fluidité du marché, au regroupement des proches, au verrouillage des tribus, aux impacts de la différenciation tarifaire sur la capacité des autres opérateurs à animer la concurrence et aux distorsions de flux.
En deuxième lieu, Orange reproche à l'Autorité d'avoir procédé à cette appréciation en prenant en compte les positions de marché cumulées d'Orange et SFR, lesquelles s'élevaient en moyenne, entre 2005 et 2008, à respectivement 45 % et 35 % en volume et 41 % et 38 % en valeur. Cette méthode est critiquée par Orange qui fait valoir qu'il lui est reproché non pas d'avoir participé avec SFR à une même entente ou à un même abus, mais d'avoir commis un abus de position dominante distinct de celui reproché à SFR, et que dès lors il n'était pas possible de cumuler les positions de marché respectives.
Il est de fait que l'Autorité n'a pas apprécié distinctement le dommage résultant des pratiques reprochées à Orange et de celles reprochées à SFR. Elle a, cependant, relevé à juste titre que l'importance du dommage causé à l'économie par les pratiques de l'un et de l'autre de ces opérateurs était "principalement fonction" de la différence entre leur part de marché. Cette part de marché étant prise en compte dans le calcul de la valeur des ventes retenue comme assiette de leur sanction respective, il en résulte que la méthode employée par l'Autorité n'a en rien porté atteinte au principe d'individualisation des sanctions.
En troisième lieu, Orange reproche à l'Autorité d'avoir, à tort, écarté dans son appréciation les effets, qu'elle juge bénéfiques aux consommateurs, des pratiques qui lui sont reprochées. Elle fait valoir à cet égard que les offres on net en cause ont augmenté le surplus des consommateurs et qu'elles ont permis une transition vers le modèle de l'offre cross-net qui s'est finalement généralisé.
Sur ce point, la Cour ne peut qu'observer, d'une part, que l'argument tiré de la généralisation des offres cross-net doit être relativisé : comme l'Autorité l'a relevé, les premières offres cross-net d'Orange et SFR n'ont été lancées qu'au milieu de l'année 2008, soit plus de deux ans après le lancement de l'offre Néo par laquelle Bouygues a répliqué aux offres d'abondance on net. D'autre part, elle rappelle que l'existence d'un surplus du consommateur, à la supposer avérée, ne peut être considérée comme annihilant les effets négatifs, constatés plus haut, sur la fluidité du marché et l'élévation de barrières à l'entrée.
Enfin, et en quatrième lieu, Orange soutient que l'Autorité fonde son appréciation du dommage à l'économie sur des affirmations "purement péremptoires", contredites par les éléments du dossier. C'est ainsi qu'elle souligne que les parts des marchés de ses concurrents, et de ceux de SFR, c'est-à-dire Bouygues et les MVNOs, loin de diminuer du fait des pratiques qui lui sont reprochées, ont augmenté durant la période en cause, alors que la sienne propre a baissé, passant en volume et en valeur de 49,8 % à 46,6 % et de 45,7 % à 42,8 %, tandis que celle de Bouygues est passée de 17,6 % à 19,6 %.
Il a déjà été répondu plus haut à cet argument, la Cour ayant rappelé, d'une part, que l'absence d'éviction des concurrents ne pouvait être considérée comme signifiant que les conditions de la concurrence n'auraient pas été affectées par les pratiques en cause et, d'autre part, que l'Autorité a expressément relevé dans son analyse la circonstance que ces pratiques n'avaient pas conduit "à l'exclusion mécanique des concurrents du marché".
Dès lors, il ne ressort d'aucun des arguments ci-dessus examinés que c'est à tort que, compte tenu des appréciations qu'elle a portées sur la gravité des pratiques et sur l'importance du dommage à l'économie, l'Autorité a retenu, pour fixer le montant de base des sanctions, une proportion de 5 % de la valeur des ventes liées à la commercialisation des offres d'abondance on net des mises en cause.
Sur la réitération
L'Autorité a constaté qu'à la date de sa décision, la société France Télécom avait fait l'objet de plusieurs constats d'infraction, au sens de son communiqué du 16 mai 2011 qui explicite, sur la base de l'article L. 464-2 du Code de commerce, la prise en compte d'une éventuelle réitération de pratiques prohibées à titre de circonstance aggravante. Elle a, en effet, relevé que la mise en œuvre par cet opérateur de pratiques prohibées avait donné lieu, de 1994 à 2007, à cinq décisions du Conseil de la concurrence et un arrêt de la Cour d'appel de Paris. Elle a considéré que les conditions posées par son communiqué - qui tenaient au caractère définitif de ces constats, au délai les séparant des pratiques en cause et à l'identité ou à la similitude des pratiques - étaient remplies et elle a, en conséquence, majoré la sanction infligée à France Télécom de 50 %, à hauteur de 39 140 000 euros.
La société Orange fait valoir que, conformément au principe constitutionnel de légalité des peines, applicable à la sanction des pratiques anticoncurrentielles, la prise en compte de la réitération doit être l'objet d'une interprétation stricte. Elle soutient qu'à ce titre, la réitération ne peut être retenue que si les pratiques en cause sont identiques par leur nature et leur objet aux pratiques précédemment sanctionnées. Elle observe que cette condition n'est pas remplie en l'espèce, puisque les pratiques de différenciation tarifaire qui lui sont reprochées ne sont pas identiques, ni similaires à celles qui étaient l'objet des décisions précédentes que l'Autorité invoque.
Il n'est pas contesté, cependant, que ces précédentes décisions avaient sanctionné France Télécom pour avoir mis en œuvre des pratiques ayant pour objet ou pour effet de limiter l'accès au marché à des nouveaux entrants et d'entraver leur développement par la construction ou le maintien de barrières à l'entrée artificielles, des remises abusives ou des pratiques de ciseau tarifaire et, s'agissant de l'affaire ayant donné lieu à l'arrêt de la Cour d'appel de Paris, pour avoir abusé de sa position dominante au moyen d'une discrimination par les prix. Or, la différenciation tarifaire sanctionnée dans la présente affaire emporte ce même type de restrictions à la concurrence. Dès lors, c'est à juste titre que l'Autorité a retenu, pour fixer le montant de la sanction pécuniaire infligée à France Télécom, une circonstance aggravante tirée, comme le prévoit l'article L. 464-2 du Code de commerce, de la réitération de pratiques prohibées.
Sur la circonstance tirée de la régulation sectorielle et de la fin du bill & keep
Orange et SFR soutiennent que la régulation sectorielle et la fin du bill & keep auraient dû être prises en compte à titre de circonstances atténuantes, et qu'elles doivent conduire à ne pas prononcer de sanction pécuniaire à leur encontre.
La Cour a examiné plus haut l'impact de la fin du régime du bill & keep et de la régulation ex ante mise en place, particulièrement de l'asymétrie tarifaire appliquée aux prestations de terminaison d'appel, et elle a conclu, d'une part que cette asymétrie n'avait pas intégralement compensé, comme le soutiennent les requérantes, les effets des offres d'abondance en cause et, d'autre part, que le développement de ces offres ne pouvait être considéré comme un résultat inéluctable. Il y a lieu, en revanche, d'en tenir compte dans la détermination de la sanction des pratiques reprochées aux opérateurs ; à cet égard, c'est à juste titre que l'Autorité, au vu des éléments du dossier, a diminué de 50 % le montant de base de la sanction pécuniaire infligée à Orange et SFR.
Sur l'imprévisibilité alléguée du caractère infractionnel des pratiques en cause
La société SFR soutient que les pratiques qui lui sont reprochées sont différentes de celles qui avaient jusqu'alors donné lieu à des sanctions prononcées sur le terrain de la différenciation tarifaire et qu'elle ne pouvait, en conséquence, prévoir qu'elles seraient considérées comme contraires au droit de la concurrence. Elle fait valoir que dès lors, le caractère inédit de la décision dont elle est l'objet et le doute légitime qu'elle pouvait avoir sur la nature infractionnelle des pratiques en cause doivent conduire à ne prononcer contre elle qu'une sanction symbolique, conformément tant à la jurisprudence et à la pratique décisionnelle des autorités de concurrence, qu'aux dispositions de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, de la Convention européenne des droits de l'Homme et de la Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen. La société SFR invoque, à cet égard, deux décisions dans lesquelles le Tribunal de première instance des Communautés européennes a conclu qu'il était justifié de na pas imposer d'amendes dès lors que le traitement juridique des pratiques en cause " ne présentait pas un caractère d'évidence et soulevait, notamment, des questions complexes tant de nature économique que juridique " (TPICE 28 février 2002, Conférences Maritimes) et que les parties avaient " pu légitimement ignorer " que leurs pratiques, qui ne pouvaient être assimilées à celles ayant déjà été sanctionnées, étaient susceptibles d'être qualifiées d'abus (TPICE 30 septembre 2003, Atlantic Container). La société Orange souligne elle aussi que le test de différenciation tarifaire mis en œuvre par l'Autorité est, à ses yeux, totalement inédit et que les précédentes décisions rendues en la matière concernaient des situations complètement différentes.
Pas plus dans sa décision que dans ses observations devant le Cour, l'Autorité ne conteste, dans son principe même, l'argument développé par les requérantes. Elle soutient, en revanche, qu'il manque en fait puisque la présente affaire n'est pas sans précédent et qu'en conséquence Orange et SFR 'sont mal fondées à invoquer l'imprévisibilité du caractère anticoncurrentiel des pratiques en cause, alors que des pratiques de différenciation tarifaire abusives de même nature, mises en œuvre dans le secteur de la téléphonie mobile, avaient déjà été sanctionnées à plusieurs reprises.' C'est ainsi qu'elle fait valoir qu'il résulte de plusieurs décisions rendues depuis 2002 qu'une pratique de différenciation tarifaire entre appels on net et appels off net est susceptible de constituer un abus de position dominante et elle cite les décisions du Conseil de la concurrence n° 02-D-69 du 26 novembre 2002 (relative aux saisines et aux demandes de mesures conservatoires présentées par la société Bouygues Télécom , l'Union fédérale des consommateurs Que Choisir et la Confédération de la consommation, du logement et du cadre de vie) et n° 04-MC-02 du 9 décembre 2004 (relative à une demande de mesures conservatoires présentée par la société Bouygues Télécom Caraïbe à l'encontre de pratiques mises en œuvre par les sociétés Orange Caraïbe et France Télécom), cette dernière décision ayant été confirmée par un arrêt de la Cour d'appel de Paris en date du 28 janvier 2005.
La Cour observe, cependant que ces précédentes décisions portaient sur des pratiques consistant en des différenciations tarifaires faciales et explicites entre appels on net et off net, et que tel n'est pas le cas dans la présente affaire. Les offres commercialisées par Orange et SFR, en effet, se présentaient toutes sous la forme d'un forfait unique et global, sans valorisation individuelle de leurs diverses composantes ni affichage d'un prix, et sans emporter, hors plages d'abondance, de différence entre les appels on net et les appels off net, qui tous s'imputaient également et dans les mêmes conditions sur le forfait. Ce point a été expressément noté par l'Autorité qui a relevé l'absence de différence de prix par minute entre les appels on net et les appels off net, puisqu'en dehors des plages d'abondance, une minute de communication était décomptée du forfait de la même manière qu'une minute de communication off net et qu'au-delà du forfait, en cas de dépassement par le client, le prix de la minute était le même pour les appels on net et les appels off net. Aussi la différenciation tarifaire a-t-elle été mise à jour par l'Autorité au vu de la "structure" des offres d'abondance et mesurée selon une méthodologie décrite aux points 111 à 114 et appliquée aux points 115 à 184 de sa décision et que la Cour a examinée plus haut.
Ce particularisme, au demeurant, a été souligné par l'Arcep qui, dans l'avis qu'elle a rendu à l'Autorité dans le cadre de cette procédure, a relevé que celle-ci portait "sur une pratique distincte de celle dont elle avait eu à connaître dans ses précédents avis, dans la mesure où elle consiste non pas dans une sur-tarification des appels off net mais en l'inclusion dans une gamme de forfaits d'une prestation d'abondance vers des numéros on net, c'est-à-dire de communications pour lesquelles la terminaison d'appel fait l'objet d'une auto-fourniture" (Avis de l'Arcep p. 12).
Il a, enfin, été expressément reconnu par le précédent arrêt avant dire droit de la Cour du 19 juin 2014, qui en a fait le motif de sa demande d'avis à la Commission européenne dans les termes suivants : "Considérant qu'il convient en l'espèce de relever que les offres incriminées ont une structure différente de celles examinées à l'occasion de litiges antérieurs ; que les questions d'ordre factuel, économique et juridique qu'elles soulèvent au regard de l'application des règles de concurrence européennes, justifient le recours à l'avis de la Commission (...)".
L'examen au fond de la présente affaire a confirmé cette appréciation précédemment portée par la Cour en montrant, notamment, que l'application au cas d'espèce d'un grief de différenciation tarifaire se distinguait des précédents connus jusqu'alors en jurisprudence et dans la pratique décisionnelle des autorités de concurrence. Ce constat ne saurait cependant conduire, comme Orange et SFR invitent la Cour à la faire à ramener à un montant symbolique les sanctions pécuniaires prononcées ; en effet, la complexité du test de différenciation tarifaire mis en œuvre, pas plus que le caractère à certains égards inédit de l'application de la qualification d'abus de position dominante aux faits en cause, ne font disparaître en aucune manière, ni même n'atténuent, la contrariété au droit de la concurrence des pratiques reprochées à Orange et SFR, avec les conséquences qui s'y attachent en ce qui concerne la responsabilité de ces opérateurs. En revanche, la Cour juge qu'il y a lieu de considérer ces circonstances, et leurs effets en termes de prévisibilité pour les opérateurs, comme étant, au cas d'espèce, de nature à diminuer le montant des sanctions pécuniaires prononcées, dans une proportion qu'elle fixe à 20 %. Ce montant sera donc ramené à 93 935 200 euros pour la société Orange, venue aux droits des sociétés France Télécom et Orange France, et à 52 566 400 euros pour la société SFR.
Sur la note en délibéré
Par la note en délibéré du 28 janvier 2016 qu'elle a été autorisée à verser aux débats, SFR a produit et commenté la décision de l'Autorité de la concurrence n° 15-D-20 du 17 décembre 2015 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur des communications électroniques. Par cette décision, l'Autorité a infligé à Orange une sanction pécuniaire de 350 000 000 euros pour avoir enfreint les dispositions de l'article L. 420-2 du Code de commerce et de l'article 102 TFUE en mettant en œuvre des pratiques abusives sur les marchés des communications fixes et mobiles à destination de la clientèle professionnelle.
SFR souligne que les pratiques en cause dans cette affaire étaient "bien plus graves et plus classiques" que celles sanctionnées dans la présente affaire, avec lesquelles elles présentent, selon elle, des "similarités évidentes". Elle fait valoir, en effet, qu'Orange a été sanctionnée pour avoir mis en œuvre quatre abus de position dominante, dont elle a reconnu la réalité puisqu'elle n'a pas contesté les griefs retenus contre elle.
S'agissant du montant de la sanction pécuniaire qui a été infligée à Orange, SFR observe que l'Autorité n'a pas précisé, dans sa décision, la proportion de la valeur des ventes qu'elle retenait. Elle considère qu'en appliquant les critères habituels de détermination du montant des sanctions, tels que présentés dans le communiqué du 16 mai 2011, la "sanction théorique " était de 2,4 milliards d'euros. La sanction effectivement prononcée ayant été de 350 millions d'euros, elle en déduit que l'Autorité a, sans l'expliciter dans sa décision, retenu une proportion de la valeur des ventes de 0,5 %, donc significativement plus faible que la proportion de 5 % que l'Autorité a retenue dans la présente affaire.
SFR en conclut que cette récente décision traduit un changement de position de l'Autorité dans son appréciation de la gravité et de l'ampleur du dommage à l'économie en ce qui concerne les abus de position dominante dans le secteur des communications électroniques et qu'en conséquence, la cohérence dans l'application du droit de la concurrence doit conduire à appliquer la même proportion dans la présente affaire, de sorte que la sanction prononcée contre elle ne devrait pas être supérieure à 6,5 millions d'euros.
Sur ce point, la Cour rappelle que l'Autorité doit, sur chaque affaire dont elle a à connaître et dès lors qu'elle a établi l'existence de pratiques anticoncurrentielles prohibées, déterminer individuellement et au cas par cas la sanction qui lui paraît la plus appropriée aux faits de l'espèce ; il lui incombe, en particulier, de proportionner le montant de cette sanction, comme l'impose l'article L. 464-2 I du Code de commerce, à la gravité des faits, à l'importance du dommage causé à l'économie, à la situation de l'entreprise sanctionnée et à l'éventuelle réitération, par celle-ci, de pratiques prohibées. Il en résulte que la référence à d'autres décisions de l'Autorité et l'éventuel constat de différences dans le montant des sanctions prononcées ne permettent pas, à eux seuls, de tirer de conséquences particulières sur le caractère approprié et proportionné des sanctions prises dans une affaire donnée. Au surplus, à supposer que les pratiques sanctionnées dans l'affaire qu'invoque SFR puissent être valablement comparées à celles en cause dans la présente affaire, ce que conteste Orange, force est de constater que la sanction prononcée, au vu des circonstances particulières que l'Autorité a retenues, tenant par exemple à la réitération et à la durée de l'infraction, est d'un montant très supérieur à celui de la sanction infligée aux requérantes puisqu'il s'élève à 350 millions d'euros.
Sur les injonctions
L'Autorité a, sur le fondement de l'article L. 464-2 I du Code de commerce, prononcé à l'encontre d'Orange et SFR des injonctions, ainsi libellées à l'article 4 du dispositif de sa décision : "Article 4 : Il est enjoint aux sociétés Orange France et SFR de prendre toutes mesures utiles pour mettre fin aux infractions visées aux articles 1er et 2 et de s'abstenir à l'avenir de mettre en œuvre des pratiques ayant un objet ou un effet équivalent. Il est également enjoint à ces sociétés de porter à la connaissance des abonnés aux offres on net visées par la présente décision qu'ils disposent de la faculté de résilier leur abonnement sans indemnité et à tout moment, eu égard au constat d'infraction au droit de la concurrence effectué par l'Autorité de la concurrence. Les sociétés Orange France et SFR devront soumettre pour approbation à l'Autorité de la concurrence le contenu de la communication prévue par le point précédent au plus tard le 15 janvier 2013, puis rendre compte de l'exécution des mesures décrites ci-dessus auprès de l'Autorité de la concurrence au plus tard le 30 mars 2013. "
Orange soutient que ces injonctions sont "dépourvues de fondement ou d'objet ou sont en tout état de cause injustifiées, excessives et source d'insécurité juridique" et, en conséquence, elle demande à la Cour d'en prononcer l'annulation.
C'est ainsi, s'agissant des injonctions par lesquelles l'Autorité a ordonné aux intéressées, d'une part, de prendre toutes mesures utiles pour mettre fin aux infractions et, d'autre part, de s'abstenir à l'avenir de mettre en œuvre des pratiques ayant un objet ou un effet équivalent, qu'Orange fait valoir qu'elles sont formulées en des termes vagues, imprécis et entachés d'incertitude "quant à leurs teneur et exécution", au mépris du principe consacré par la jurisprudence, selon lequel "une injonction, constituant par nature une mesure contraignante pour celui qui la subit, est d'interprétation stricte et doit être formulée en des termes clairs, précis et exempts d'incertitudes quant à son exécution".
Cependant, la Cour observe que la décision déférée identifie avec précision les pratiques dont l'Autorité demande la cessation puisque cette dernière injonction porte sur les "infractions visées aux articles 1er et 2", ces articles rappelant, de façon circonstanciée, qu'Orange et SFR "ont enfreint les dispositions de l'article 102 TFUE et l'article L. 420-2 du Code de commerce en mettant en œuvre (...) une différenciation tarifaire abusive entre les appels on net vers [leur] réseau, et les appels off net à destination des réseaux concurrents". On ne relève pas plus d'imprécision ni d'incertitude sur le sens de l'injonction faite à Orange et SFR de "s'abstenir à l'avenir de mettre en œuvre des pratiques ayant un objet ou un effet équivalent" à celles "visées aux article 1er et 2" ; en effet, ces pratiques ont été abondamment décrites dans la motivation de la décision déférée et, plus particulièrement, analysées dans leurs effets anticoncurrentiels. De même, on ne peut qu'écarter la critique selon laquelle celle-ci serait rédigée en des termes "tellement généraux et vagues" qu'elle serait "potentiellement" susceptible d'englober "n'importe quelle offre commerciale sur le marché de la téléphonie mobile", dès lors qu'elle serait "plus attractive que celle commercialisées par les autres opérateurs sur le marché". En effet, l'Autorité a reproché aux mises en cause non d'avoir lancé des offres commerciales "attractives", mais d'avoir pratiqué une différenciation tarifaire abusive, dans des conditions qu'elle a très précisément analysées, de sorte qu'en visant l'"équivalence" d'objet ou d'effet, elle n'a nullement condamné "par avance" toute offre qui s'avèrerait plus attractive que celles déjà présentes sur le marché.
Orange, par ailleurs, soutient que l'injonction par laquelle l'Autorité lui a ordonné, ainsi qu'à SFR, de "porter à la connaissance des abonnés aux offres on net visées par la présente décision qu'ils disposent de la faculté de résilier leur abonnement sans indemnité et à tout moment, eu égard au constat d'infraction du droit de la concurrence (...)" remet en cause, dans leur principe, les offres on net illimité qui, pourtant, ne sont pas proscrites en tant que telles, mais qui n'ont été considérées en l'espèce anticoncurrentielles que parce qu'elles emportaient une différenciation tarifaire excessive et abusive.
Cette injonction n'a cependant pas le sens que lui prête Orange, puisque dès lors que les offres en cause ont été jugées contraires au droit de la concurrence, il convenait d'en informer leurs titulaires, pour leur permettre de prendre toutes mesures qu'ils jugeraient utiles, sans qu'il en résulte une condamnation de ces offres en tant que telles.
Orange, enfin, rappelle que depuis le 1er janvier 2013, les tarifs de terminaison d'appel sont désormais fixés par l'Arcep aux coûts incrémentaux de la prestation et elle soutient qu'en conséquence les opérateurs ne peuvent plus pratiquer de tarifs supra concurrentiels. Elle en conclut que, dans ces conditions, ses offres d'abondance on net "ne peuvent plus présenter un caractère infractionnel car elles ne sauraient conduire à une augmentation des coûts de Bouygues Télécom " et que les injonctions sont, depuis le 1er janvier 2013, dépourvues d'objet.
Cependant, une telle conclusion ne saurait être éventuellement tirée sans que soit préalablement menée une nouvelle analyse du dossier, au vu des conditions réglementaires et de marché postérieures à la période qui est l'objet de la décision de l'Autorité. Il est donc vain pour Orange de remettre en cause, pour ce motif, la pertinence de l'injonction que l'Autorité a prononcée en prenant en compte, comme celle-ci le faire, le contexte factuel et juridique des pratiques qu'elle a sanctionnées.
Sur la publication de la décision déférée
L'Autorité a ordonné à Orange, France Télécom et SFR de publier, à leurs frais, dans les éditions papier d'"Aujourd'hui en France" et du "Parisien" un résumé de sa décision dont elle a donné le texte au point 716. Cette publication s'inscrit dans le cadre des dispositions de l'article L. 464-2 I du Code de commerce, d'où l'Autorité tire le pouvoir d'"ordonner la publication, la diffusion ou l'affichage de sa décision ou d'un extrait celle-ci selon les modalités qu'elle précise (...)".
Orange rappelle que cette mesure constitue une sanction complémentaire qui doit être motivée et proportionnée à l'objectif poursuivi, et elle juge cette injonction injustifiée et excessive, en soulignant, en particulier, que l'affaire concerne une période "révolue" et qu'en tout état de cause la décision de l'Autorité a trouvé un important écho médiatique résultant du communiqué de presse qui a été publié et de la conférence de presse tenue par son président. Elle demande en conséquence à la Cour d'annuler cette injonction de publication et d'ordonner sous astreinte toute mesure utile susceptible d'en compenser les effets.
La Cour observe que l'Autorité a spécialement motivé l'injonction qu'elle a prononcée en relevant la nécessité "d'informer les consommateurs de la présente décision et de les inciter à la vigilance vis-à-vis des pratiques condamnées au titre d'abus de position dominante par la présente décision". L'Autorité pouvait, en effet, prendre en compte l'intérêt des consommateurs, qu'elle a jugé affecté par les pratiques en cause, pour ordonner cette publication, dont le texte, par ailleurs, rend compte fidèlement des motifs de la décision rendue et des sanctions prononcées. Il en résulte que la publication critiquée n'est ni dans son principe, ni dans sa teneur disproportionnée par rapport à l'objectif poursuivi d'information des consommateurs.
Il n'y a donc pas lieu, par ailleurs, de "compenser les effets" de cette publication, comme le demande Orange qui sollicite de la Cour, au cas où elle annulerait ou réformerait la décision déférée, qu'elle ordonne à l'Autorité de publier sur son site internet et, à ses frais, dans les quotidiens "Les Échos" et "Le Figaro" un "exposé des motifs de l'annulation ou de la réformation prononcée". En effet, si la Cour a réformé cette décision en ce qui concerne le montant des sanctions pécuniaires infligées à Orange et SFR, elle n'a remis en cause ni l'analyse qu'a faite l'Autorité des offres d'abondance on net commercialisées par ces opérateurs, ni les conséquences qui en ont été tirées quant à leur qualification au regard des articles L. 420-2 du Code de commerce et 102 du TFUE.
Sur les demandes de condamnation au titre de l'article 700 du Code de procédure civile
Il n'y a pas lieu de prononcer de condamnation en application de l'article 700 du Code de procédure civile.
Par ces motifs : Donne acte à la société Bouygues Télécom de son désistement ; Reforme la décision de l'Autorité de la concurrence n° 12-D-24 du 13 décembre 2012 de l'Autorité de la concurrence relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de la téléphonie mobile à destination de la clientèle résidentielle en France métropolitaine, mais seulement en ce qu'elle a infligé aux sociétés Orange et France Télécom une sanction pécuniaire de 117 419 000 euros et à la société SFR une sanction pécuniaire de 65 708 000 euros ; Statuant à nouveau de ces chefs, Fixe à la somme de 93 935 200 euros le montant de la sanction pécuniaire infligée à la société Orange, venue aux droits des sociétés Orange France et France Télécom ; Fixe à la somme de 52 566 400 euros le montant de la sanction pécuniaire infligée à la société SFR
; Rappelle que les sommes payées excédant le montant ci-dessus fixé devront être remboursées aux sociétés concernées, outre les intérêts au taux légal à compter du présent arrêt et s'il y a lieu capitalisation des intérêts dans les termes de l'article 1154 du Code civil ; Rejette les demandes de condamnation au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ; DIT qu'en application de l'article 15-2 du règlement (CE) n° 1/2003 du Conseil du 16 décembre 2002, le présent arrêt sera transmis à la Commission européenne ; Condamne les sociétés Orange et SFR aux dépens de l'instance.