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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 11, 20 mai 2016, n° 13-12457

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Dufour, Filing NR (EURL), Joulain (ès qual.)

Défendeur :

Alcatel Lucent International (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Birolleau

Conseillers :

Mme Lis Schaal, M. Chenaf

Avocats :

Mes Elgani, Buret, Damerval

T. com. Paris, du 3 juin 2013

3 juin 2013

Faits et procédure

L'opérateur de téléphonie Free Mobile a confié à la société Alcatel Lucent une mission de recherche et d'acquisition de sites destinés à l'installation d'équipements d'émissions radioélectriques.

Alcatel a sous-traité cette mission à quatre entreprises, dont la société Filing Négociation et Représentation (Filing NR), ayant pour gérant et associé unique Monsieur Franck Dufour.

Alcatel et Filing NR ont, à cet effet, le 17 août 2010, conclu un contrat - cadre organisant les conditions générales de leurs relations, d'une durée de 24 mois - contrat tacitement reconductible, sauf dénonciation par l'une ou l'autre des parties moyennant un préavis de trois mois - et un contrat d'exécution.

Le 24 novembre 2011, Free Mobile, invoquant la défaillance de la société Alcatel Lucent dans l'exécution du contrat, a notifié à Alcatel la résiliation du contrat à effet du 31 décembre 2011. Alcatel, par suite de cette résiliation, n'a pas passé de nouvelles commandes à son sous-traitant Filing NR et l'a informé, le 30 janvier 2012, dans le respect du préavis contractuel, que le contrat ne serait pas renouvelé à son terme du 17 août 2012.

Invoquant une rupture brutale de la relation commerciale, la société Filing et Monsieur Dufour ont, par acte du 14 septembre 2012, assigné la société Alcatel devant le Tribunal de commerce de Paris qui, par jugement rendu le 3 juin 2013, a :

- condamné la SA Alcatel Lucent à verser à la EURL Filing NR la somme de 500 € à titre de dommages et intérêts pour paiement tardif de deux factures ;

- débouté pour le surplus de la demande ;

- débouté l'EURL Filing NR de l'ensemble de ses autres demandes de dommages et intérêts ;

- débouté Monsieur Franck Dufour de l'ensemble de ses demandes indemnitaires ;

- condamné in solidum la EURL Filing NR et Monsieur Dufour à payer à la SA Alcatel Lucent la somme de 10 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile;

- débouté les parties de toutes leurs demandes autres, plus amples ou contraires ;

- condamné in solidum l'EURL Filing NR et Monsieur Dufour aux dépens de l'instance.

Le tribunal a considéré qu'au regard de sa nature - un contrat de sous-traitance résiliable en cas de résiliation du contrat principal - et de son objet - le déploiement d'un réseau d'antennes pour un nouvel opérateur mobile - la relation commerciale ne pouvait être, par nature, pérenne, de sorte que l'existence d'une relation commerciale établie entre les parties n'était pas démontrée.

Par déclaration du 21 juin 2013, l'EURL Filing NR et Monsieur Dufour ont interjeté appel de ce jugement.

Prétentions des parties

L'EURL Filing NR, Monsieur Dufour et Monsieur Pascal Joulian ès qualité de liquidateur judiciaire de l'EURL Filing NR, par conclusions signifiées le 24 février 2016, demandent à la cour de :

- dire qu'Alcatel a méconnu des obligations contractuelles engageant ainsi sa responsabilité civile en ne procédant pas au règlement immédiat de deux factures de Filing depuis le 1er janvier 2012 ;

- dire qu'Alcatel a rompu de manière brutale et sans motif légitime la relation commerciale, engageant ainsi sa responsabilité commerciale ;

- infirmer le jugement entrepris ;

Statuant à nouveau,

Au titre du règlement des deux factures

- condamner Alcatel au règlement d'une indemnité de 10 000 euro en réparation du préjudice moral né de sa résistance abusive depuis le 1er janvier 2012 à ne pas régler volontairement deux factures ;

Au titre de la rupture brutale des relations commerciales

- condamner Alcatel à payer à Filing les sommes de :

• 818 000 euro pour préjudice économique résultant du manque à gagner ;

• 550 173 euro en réparation du préjudice économique né de l'impossibilité pour Filing de procéder à l'amortissement des investissements importants engagés pour l'exécution des bons de commandes d'Alcatel ;

• 450 000 euro pour préjudice moral ;

Au titre de la réparation des préjudices subis par Monsieur Dufour

- condamner Alcatel au règlement d'une indemnité de 250 000 euro pour préjudice moral à Monsieur Dufour en sa qualité de gérant et associé unique de Filing ;

- condamner Alcatel au règlement d'une indemnité de 400 000 euro pour préjudice professionnel à Monsieur Dufour en sa qualité de gérant et associé unique de Filing ;

- condamner Alcatel au règlement d'une indemnité de 270 223,13 euro en réparation du préjudice matériel causé à Monsieur Dufour en sa qualité de gérant et associé unique de Filing ;

En tout état de cause,

- condamner la société Alcatel à payer à la société Filing et à Monsieur Dufour, à chacun, la somme de 5 000 euro en application de l'article 700 du Code de procédure civile.

Ils soutiennent que la société Alcatel, en s'abstenant de régler dans le délai requis, les sommes de 7 367,36 euro pour le mois de janvier 2012 et de 8 096,92 euro pour le mois de février 2012, s'est rendue coupable de résistance abusive du fait du règlement tardif de la facture de la société Filing et doit être condamnée au paiement de dommages intérêts.

Ils font valoir, sur la rupture brutale de la relation commerciale, que les sociétés Alcatel et Filing entretenaient antérieurement au contrat-cadre du 10 août 2010, des relations commerciales remontant à l'année 2005 et que cette antériorité démontre le caractère établi de cette relation. Ils précisent que, malgré le respect du préavis contractuel, Alcatel a rompu brutalement cette relation commerciale établie en s'autorisant à modifier unilatéralement les conditions d'exécution du contrat.

La société Alcatel Lucent International, venant aux droits de la société Alcatel Lucent France, appelante à titre incident, par conclusions signifiées le 20 novembre 2013, demande à la cour de :

- dire l'appel de la société Filing et de Monsieur Dufour mal fondé ;

- dire l'appel incident de la société Alcatel recevable et bien fondé ;

Y faisant droit,

- infirmer le jugement entrepris en ce qu'il a débouté Alcatel de sa demande de dommages et intérêts pour procédure abusive, et statuant à nouveau,

- condamner in solidum la société Filing et Monsieur Dufour à lui payer la somme de 5 000 euro à titre de dommages et intérêts pour procédure abusive ;

- les condamner, sous la même solidarité, au paiement de la somme de 8 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile et aux entiers dépens.

Elle soutient que la société Filing n'établit nullement l'existence de relations commerciales suivies et continues ; elle précise que le contrat-cadre était un contrat à durée déterminée qui, à ce titre, pouvait ou non être renouvelé, n'offrait dès lors aucune pérennité et ne pouvait donc faire espérer à la société Filing NR une continuité à l'infini de la relation contractuelle.

Elle conclut à l'irrecevabilité des demandes de Monsieur Dufour au motif qu'elles font double emploi avec celles de Filing et que Monsieur Dufour ne démontre pas un quelconque lien contractuel avec Alcatel.

Il est expressément référé aux écritures des parties pour un plus ample exposé des faits, de leur argumentation et de leurs moyens.

MOTIFS DE LA DÉCISION

Sur l'existence d'une relation commerciale établie

Considérant que l'article L. 442-6 I 5° du Code de commerce dispose qu'" engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant une durée minimale de préavis déterminée en référence aux usages du commerce ou par des accords interprofessionnels " ;

Considérant que le caractère établi de la relation commerciale entre les parties suppose l'existence d'un flux d'affaires suivi, stable et habituel, et d'une situation dans laquelle la partie qui invoque la brutalité de la rupture pouvait raisonnablement anticiper, pour l'avenir, une continuité de la relation avec son partenaire commercial ;

Considérant que c'est à tort que Filing soutient qu'elle a entretenu une relation d'affaires avec Alcatel à partir de 2005 ; qu'en effet, les seules factures des 28 août 2005, 31 mai 2006, 29 janvier 2007, 28 novembre 2008 et 1er mars 2009 attestent uniquement d'interventions ponctuelles de Filing et sont dès lors insuffisantes à démontrer le caractère continu et régulier de la relation entre les parties ; que la seule relation d'affaires établie avec Alcatel dont peut se prévaloir Filing est celle développée dans le cadre du contrat-cadre du 17 août 2010, du contrat d'exécution conclu le même jour et des dix bons de commande émis par Alcatel entre les 24 août 2010 et 25 janvier 2011 ;

Considérant que, si Filing prétend que la rupture de la relation serait intervenue par un courriel du 20 décembre 2011 signifiant que les prestations réalisées et à réaliser par Filing ne sont plus facturables, elle ne rapporte la preuve ni du courriel invoqué, ni [sic] ;

Considérant que c'est en réalité le 31 janvier 2012 qu'Alcatel a mis un terme à la relation commerciale entretenue avec Filing en lui notifiant la non-reconduction, à effet du 16 août 2012, du contrat-cadre et du contrat d'exécution au-delà de leur durée initiale de 24 mois ;

Considérant que cette non-reconduction est intervenue conformément à l'article 23 du contrat-cadre de sous-traitance de prestations du 17 août 2010 qui dispose que " le présent contrat entre en vigueur à la date de signature par les parties et est conclu pour une durée de 24 mois tacitement reconductible d'année en année, sauf dénonciation par l'une ou l'autre des parties, sous la forme d'une lettre recommandée avec accusé de réception adressée par l'une des parties à l'autre, avec un préavis de trois mois " ;

Considérant que la notification, dans le respect des stipulations contractuelles, de la non-reconduction, à son terme, d'un contrat à durée déterminée - non-reconduction par nature prévisible dans un tel contrat - n'est pas assimilable à une rupture de la relation commerciale au sens de l'article L. 442-6 I 5° ; que, par motif substitué, le jugement entrepris sera confirmé en ce qu'il a dit que les conditions d'application de l'article L. 442-6 I 5° n'étaient pas réunies et a débouté Filing de ses demandes de ce chef ;

Sur le retard de paiement de factures

Considérant que la société Filing NR a adressé, pour règlement, à la société Alcatel Lucent deux factures, l'une du 16 janvier 2012 d'un montant de 7 367,36 euro TTC, l'autre du 22 février 2012 de 8 096,92 euro TTC ; qu'il est constant qu'en violation des prévisions contractuelles - en l'espèce l'article 2 " Termes de paiement " issu de l'avenant n° 2 au contrat d'exécution 7073924 entré en vigueur à compter du 1er avril 2011, aux termes duquel les factures doivent être réglées dès leur réception - ces factures ont été payées en août 2012 après une mise en demeure visant la facture du 22 février 2012 ;

Considérant que Filing est fondée à soutenir que ce retard de paiement est constitutif d'un manquement d'Alcatel à ses obligations contractuelles ; que toutefois elle n'établit nullement que le préjudice causé par un tel retard justifie l'allocation de la somme de 10 000 euro à titre de dommages et intérêts ;

Mais considérant que, si Alcatel demande, dans le dispositif de ses conclusions, l'infirmation du jugement entrepris en ce qu'il l'a condamnée à lui verser la somme de 500 euro à titre de dommages et intérêts pour paiement tardif, elle sollicite en revanche, dans les motifs de ses écritures, qu'il lui soit donné " acte qu'elle accepte cette condamnation " ; qu'il convient en conséquence de confirmer la décision déférée sur la condamnation d'Alcatel au paiement de la somme de 500 euro à titre de dommages intérêts ;

Sur les demandes de Monsieur Dufour

Considérant que Monsieur Dufour recherche la responsabilité d'Alcatel sur un fondement délictuel pour le préjudice que lui aurait occasionné la rupture brutale de la relation commerciale ; qu'aucune rupture brutale de la relation commerciale n'étant caractérisée, le jugement sera confirmé en ce qu'il a débouté Monsieur Dufour de ses demandes ;

Sur la demande de la société Alcatel à l'encontre de la société Filing et de Monsieur Dufour pour procédure abusive

Considérant que l'exercice d'une action en justice ne dégénère en abus que s'il constitue un acte de malice ou de mauvaise foi ; que, si Filing et Monsieur Dufour se sont, pour partie, méprise sur leurs droits, cet élément est impropre à faire de l'instance introduite une procédure abusive ; que le jugement sera en conséquence confirmé en ce qu'il a débouté Filing et Monsieur Dufour de leur demande de ce chef ;

Considérant que la décision déférée sera confirmée sur l'application de l'article 700 du Code de procédure civile ; que l'équité commande pas de condamner au paiement de la somme de 2 000 euro en application de l'article 700 du Code de procédure civile en cause d'appel ;

Par ces motifs LA COUR, statuant publiquement et contradictoirement, Confirme le jugement entrepris, Condamne in solidum Monsieur Franck Dufour et la société Filing NR au paiement de la somme de 2.000 euro en application de l'article 700 du Code de procédure civile en cause d'appel, Condamne in solidum Monsieur Franck Dufour et la société Filing NR aux dépens d'appel avec distraction au profit de la SCP Saint Sauveur Damerval-Blanche en application de l'article 699 du Code de procédure civile.