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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 11, 13 mai 2016, n° 14-06140

PARIS

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

de Carrière (ès qual.), Aux Caprices de Marianne (SARL), Douhaire (ès qual.)

Défendeur :

Delicadessert (SARL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Birolleau

Conseillers :

M. Richard, Mme Prigent

Avocats :

Mes Boccon Gibod, Mahassen, Tremolières, Petit

T. com. Marseille, du 4 mars 2014

4 mars 2014

Faits et procédure

La société Délicadessert a exploité sous l'enseigne Riederer, spécialisée dans la fabrication de produits de pâtisserie, à partir de 2000 un fonds de commerce de distribution de pâtisseries et de confiseries " haut de gamme " de la marque Riederer, dans trois magasins dans le département des Bouches du Rhône (deux à Aix-en-Provence et un à Palette-Le Tholonet). Par contrat du 13 mars 2012, modifié selon avenant du 26 août 2012, Délicadessert a donné les trois locaux d'exploitation de son fonds de commerce en location-gérance à la société Riederer.

La société Riederer ayant été placée, le 6 août 2013, en liquidation judiciaire sur résolution du plan de continuation dont elle faisait l'objet, avec maintien de l'activité, le Tribunal de commerce d'Aix-en-Provence a, par jugement du 3 octobre 2013, ordonné la cession du fonds de commerce la société Riederer à la société Aux Caprices de Marianne.

Par lettre du 2 novembre 2013, la société Aux Caprices de Marianne a informé la société Délicadessert de la cessation de la relation commerciale.

Selon assignation délivrée le 20 décembre 2013, Délicadessert a assigné la société Aux Caprices de Marianne devant le Tribunal de commerce de Marseille aux fins de faire constater la rupture brutale par la société Aux Caprices de Marianne des relations commerciales liant les parties et voir condamner cette dernière au paiement des sommes de 168 000 euro en réparation de la brutalité de la rupture et de sa perte de marge brute sur une durée de huit mois et de 200 000 euro en réparation des autres préjudices subis.

Par jugement rendu le 4 mars 2014, le Tribunal de commerce de Marseille a :

- dit que la société Aux Caprices de Marianne a rompu brutalement sans motif et sans préavis la relation commerciale qui la liait à la société Délicadessert depuis treize ans ;

- dit qu'Aux Caprices de Marianne a engagé ainsi sa responsabilité à l'égard de son distributeur et doit réparer le préjudice qu'elle lui a causé à la suite de ces agissements prohibés ;

- condamné Aux Caprices de Marianne à payer à Délicadessert la somme de 84 000 euro en réparation de la perte de marge sur la durée du préavis de rupture qui aurait dû être de quatre mois ;

- débouté Délicadessert de sa demande de condamnation d'Aux Caprices de Marianne au titre de préjudice moral et au titre de procédure abusive ;

- condamné Aux Caprices de Marianne à payer à Délicadessert la somme de 5 000 euro au titre des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile, ainsi qu'aux dépens ;

- ordonné l'exécution provisoire du jugement.

Par jugement du Tribunal de commerce de Marseille du 5 février 2014, Aux Caprices de Marianne a été mise en redressement judiciaire, redressement converti en liquidation judiciaire le 18 février 2015, Maître de Carrière étant désigné en qualités de liquidateur judiciaire.

L'EURL Aux Caprices de Marianne, la SCP Bouet-Gillibert ès qualités d'administrateurs judiciaires de l'EURL Aux Caprices de Marianne et Maître de Carrière ès qualités de mandataire judiciaire de l'EURL Aux Caprices de Marianne ont interjeté appel de ce jugement le 18 mars 2014.

Prétentions des parties

Maître de Carrière ès qualités de liquidateur judiciaire de la société Aux Caprices de Marianne, intervenant volontaire, par ses dernières conclusions signifiées le 2 avril 2015, demande à la cour de :

- prendre acte de son intervention volontaire ès qualités de liquidateur judiciaire de la société Aux Caprices de Marianne ;

- confirmer le jugement du Tribunal en ce qu'il a débouté la société Délicadessert de sa demande au titre du préjudice moral ;

- infirmer en toutes ses autres dispositions le jugement ;

- déclarer irrecevable la demande de Délicadessert de dommages et intérêts pour procédure abusive ;

- débouter la société Délicadessert de l'ensemble de ses demandes, fins et prétentions ;

- condamner la société Délicadessert à payer à Maître de Carrière ès qualités la somme de 50 000 euro pour procédure abusive ;

- condamner la société Délicadessert à payer à Maître de Carrière ès qualités la somme de 20 000 euro pour frais irrépétibles de justice en application de l'article 700 du Code de procédure civile.

Il fait tout d'abord valoir qu'il n'existe entre les sociétés Délicadessert et Aux Caprices de Marianne aucune relation commerciale établie au sens de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce, qu'en effet :

- la relation commerciale de fournisseur-distributeur entre Riederer et Délicadessert a cessé à compter du 1er septembre 2012, date à laquelle le contrat de location-gérance est venu interrompre la relation de distribution et transformer cette relation en une exploitation de fonds de commerce ;

- à compter du 3 octobre 2013, par l'effet du jugement de cession, Aux Caprices de Marianne s'est trouvée être le nouveau propriétaire du fonds Riederer ;

- le jugement de cession ayant expressément exclu du champ de la reprise le contrat de location-gérance - au demeurant préalablement résilié par l'administrateur judiciaire - Aux Caprices de Marianne n'a repris aucune relation commerciale établie ;

- s'il n'est pas contesté que la reprise d'une entreprise dans le cadre d'un plan de cession n'a pas pour effet de substituer une nouvelle relation commerciale avec le repreneur à celle en place avec l'entreprise reprise, toutefois pour que la relation commerciale soit reprise par le cessionnaire, encore faut-il qu'elle existe ; or, aucune relation de distribution n'existait entre Riederer et Délicadessert au jour où le plan de reprise a été arrêté par le tribunal de commerce au bénéfice d'Aux Caprices de Marianne.

Il indique ensuite qu'Aux Caprices de Marianne n'a pas rompu brutalement la relation commerciale avec Délicadessert, mais n'a fait qu'user de sa faculté de résiliation en raison de l'inexécution, par Délicadessert, de ses obligations, inexécution tenant :

- au refus de paiement de marchandises, alors que Délicadessert s'est reconnue redevable des factures émises dont l'exigibilité n'était pas contestable ;

- à la tierce opposition formée par Délicadessert contre le jugement du Tribunal de commerce d'Aix en Provence du 3 octobre 2013, tierce opposition dont le caractère purement dilatoire a été reconnu par le Tribunal de commerce ;

- au maintien de Délicadessert dans les locaux de Palette, alors que le bail de sous-location avait été résilié par l'administrateur judiciaire de Riederer ;

- à la poursuite de l'utilisation du nom commercial " Riederer ", nom cédé à la société Aux Caprices de Marianne mais utilisé par Délicadessert sur le site internet Pages Jaunes ;

- aux demandes d'enregistrement à l'INPI, par Monsieur Philippe Segond, gérant de Délicadessert, de la marque " Riederer " ;

- à la poursuite de l'exploitation du site Internet www.riederer.fr et à l'encaissement de commandes passées par des clients de Riederer.

Sur la durée du préavis de rupture, il observe que, si les premiers juges ont justement retenu que la relation commerciale ne portait pas sur une marque et qu'il n'y avait donc pas lieu de doubler la durée du préavis, le préavis de quatre mois accordé par le tribunal est manifestement trop élevé au regard de la durée de la relation commerciale entre les parties, qui a été de seulement un mois, et que Délicadessert, qui avait d'autres fournisseurs et dont l'activité de salon de thé pouvait être poursuivie de manière autonome, s'est réorganisée en moins de deux semaines après l'arrêt des livraisons.

Sur la réparation allouée à Délicadessert, il précise que :

- le préjudice ne peut être évalué sur seulement 15 jours, mais sur quatre mois dans l'hypothèse où un préavis d'une telle durée serait retenu ;

- Délicadessert ne saurait prétendre à la réparation d'un préjudice pour le magasin de Palette qu'elle occupe sans droit ni titre ;

- la perte de marge brute ne peut être déterminée que par référence aux ventes de produits Riederer, à l'exclusion des articles fabriqués par les autres fournisseurs de Délicadessert ;

- la marge brute communiquée par l'expert-comptable de Délicadessert ne peut pas être retenue pour la période de préavis, alors que le chiffre d'affaires dégagé par Délicadessert n'a cessé de chuter.

Il sollicite enfin la condamnation pour procédure abusive de Délicadessert qui ne souhaitait pas véritablement reprendre ses relations commerciales avec Aux Caprices de Marianne, ainsi que cela ressort de ce qu'elle a attendu deux mois pour agir au fond et de ce qu'elle a retrouvé un nouveau fournisseur en seulement deux semaines.

La société Délicadessert, appelante à titre incident, par ses dernières conclusions signifiées le 27 mai 2015, demande à la Cour de :

- fixer la créance de la SARL Délicadessert à l'encontre de la société Aux Caprices de Marianne à la somme de 168 000 euro en réparation de la perte de marge brute sur la durée du préavis de rupture qui aurait dû être, au minimum, de huit mois ;

- fixer la créance de la société Délicadessert à l'encontre de la société Aux Caprices de Marianne à la somme de 200 000 euro de dommages et intérêts pour les autres causes de préjudices subis ;

- débouter la société Aux Caprices de Marianne et ses mandataires de toutes leurs demandes, fins et conclusions, comme étant infondées et injustifiées ;

Subsidiairement,

- confirmer la décision dont appel, sauf à tenir compte des conséquences de la mise en liquidation judiciaire de la SARL Aux Caprices de Marianne survenue depuis ;

- débouter tout contestant de toutes ses demandes ;

Y ajoutant,

- condamner Maître de Carrière ès qualités à payer à la société Délicadessert les sommes de 25 000 euro à titre de dommages et intérêts pour procédure abusive et de 10 000 euro sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile, ainsi qu'aux dépens.

Elle indique que le contrat de location-gérance du 13 mars 2012 d'une part, a imposé au locataire-gérant de maintenir les produits et l'enseigne, d'autre part, contrairement à ce qu'affirme l'appelant, n'a pas fait de Riederer son propre distributeur, puisque Riederer s'est bornée à exploiter des fonds de commerce et une clientèle qui ne lui appartenaient pas et qui sont demeurés ceux de Délicadessert. Elle précise que la thèse de l'appelant selon laquelle la location-gérance aurait interrompu la relation commerciale entre Riederer et Délicadessert n'est pas juridiquement fondée, qu'ainsi, le locataire-gérant était tenu de poursuivre les contrats en cours et les articles vendus après la date d'effet du contrat de location-gérance sont demeurés des produits de marque Riederer. Elle en infère que la relation Riederer/Délicadessert s'est poursuivie jusqu'à la rupture du 2 novembre 2013, de sorte que c'est à une relation de 13 années qu'il convient de se référer pour déterminer la durée suffisante du préavis de rupture.

Sur le préjudice, elle indique que les trois magasins exploités sont restés fermés jusqu'au 20 novembre 2013, date à laquelle elle a pu trouver un nouveau fournisseur et rétablir son stock de produits frais à vendre, que ce délai ne saurait lui être reproché, le professionnalisme dont elle a fait preuve ne devant pas lui nuire ; elle précise que, durant les 15 jours de fermeture, Delicadessert a perdu la totalité de son chiffre d'affaires et a dû assumer toutes les charges d'exploitation, y compris sur la boutique de Palette, qui ne peut être exclue dans l'évaluation du préjudice alors que ce magasin, comme les autres, a été livré par Aux Caprices de Marianne.

Il est expressément référé aux écritures des parties pour un plus ample exposé des faits, de leur argumentation et de leurs moyens.

Motifs de la décision

Considérant que, dans le cadre du plan de continuation de la société Riederer, la société Délicadessert a, par acte du 13 mars 2012, modifié par avenant du 26 août 2012, donné son fonds de commerce en location-gérance à la société Riederer à effet du 1er septembre 2012 ; que, par lettre du 19 septembre 2013, l'administrateur judiciaire de la société Riederer a mis un terme au contrat de location-gérance ; que, jugement en date du 3 octobre 2013, le Tribunal de commerce d'Aix-en-Provence a accueilli l'offre de plan de reprise du fonds de commerce de la société Riederer présenté par l'EURL Aux Caprices de Marianne et ordonné la cession du fonds de commerce exploité par la SARL Riederer au profit de l'EURL Aux Caprices de Marianne ; que la société Aux Caprices de Marianne a, par lettre du 2 novembre 2013, informé la société Délicadessert de la cessation de la relation commerciale ; que ce courrier ne fait état d'aucun préavis ;

Considérant que Délicadessert fait grief à l'EURL Aux Caprices de Marianne d'avoir, le 2 novembre 2013, brutalement rompu la relation commerciale ;

Sur l'existence d'une relation commerciale établie

Considérant que l'article L. 442-6 I 5° du Code de commerce dispose qu' "engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers, de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte, notamment, de la durée de la relation commerciale. Les dispositions qui précèdent ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d'inexécution, par l'autre partie, de ses obligations ou en cas de force majeure" ;

Considérant que, par la conclusion du contrat de location-gérance, le propriétaire d'un fonds de commerce accorde au locataire-gérant le droit d'exploiter librement le fonds de commerce ; qu'il est par là-même dessaisi de son pouvoir d'exploiter le fonds ;

Considérant qu'en l'espèce, Délicadessert a été, par l'effet du contrat du 13 mars 2012, dessaisie, le 1er septembre 2012, de l'exploitation de son fonds de commerce et n'est plus intervenue qu'en qualité de loueur, et non plus de distributeur ; que la relation fournisseur - distributeur, indissociable de la fonction d'exploitation du fonds de commerce, qu'elle entretenait jusqu'alors avec Riederer, a cessé à compter de cette même date ; que l'appelant est dès lors fondé à soutenir qu'aucune relation de distribution n'existait entre Riederer et Délicadessert à la date de reprise du fonds de commerce de Riederer par la société Aux Caprices de Marianne ;

Considérant que, par lettre en date du 19 septembre 2013, l'administrateur judiciaire de la société Riederer a, en application de l'article L. 641-11-1 du Code de commerce, mis un terme, à compter du 30 septembre 2013, au contrat de location-gérance conclu avec Délicadessert ; qu'à la suite de la cession à la société Aux Caprices de Marianne du fonds de commerce de Riederer, une nouvelle relation commerciale s'est établie entre Riederer et Aux Caprices de Marianne le 1er octobre 2013 ; qu'il s'en déduit que la relation commerciale entre ces deux sociétés ne durait que depuis un mois lorsque la rupture a été notifiée ; que, la relation ne répondant pas à l'exigence de stabilité et de durée significative prévue par l'article L. 442-6 I 5°, Délicadessert n'est pas fondée à invoquer, à l'encontre de la société Aux Caprices de Marianne, une quelconque rupture de la relation commerciale établie ; qu'en conséquence, la cour déboutera Délicadessert de ses demandes et infirmera en ce sens le jugement entrepris ;

Sur les demandes de dommages et intérêts pour procédure abusive

Considérant que Maître de Carrière ès qualités, qui ne procède que par raisonnements hypothétiques, ne rapporte pas la preuve de la volonté de Délicadessert de nuire à la société Aux Caprices de Marianne ; que le jugement sera confirmé en ce qu'il a rejeté la demande de dommages et intérêts de ce chef ; que, Délicadessert ne démontrant pas davantage la réalité d'un abus dans l'exercice du droit d'appel, elle sera débouté Délicadessert de sa demande de dommages et intérêts sur ce point ;

Considérant que l'équité commande de condamner Délicadessert à payer à Maître de Carrière ès qualités la somme de 5 000 euro en application de l'article 700 du Code de procédure civile ;

Par ces motifs : LA COUR statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort, Infirme le jugement entrepris ; Statuant à nouveau, déboute la SARL Délicadessert de ses demandes ; Déboute Maître de Carrière ès qualités de sa demande de dommages et intérêts ; Condamne la SARL Délicadessert à payer à Maître de Carrière ès qualités la somme de 5 000 euro en application de l'article 700 du Code de procédure civile ; Condamne la SARL Délicadessert aux entiers dépens qui seront recouvrés conformément à l'article 699 du Code de procédure civile.