CJUE, 1re ch., 25 mai 2016, n° C-559/14
COUR DE JUSTICE DE L’UNION EUROPEENNE
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Meroni, Lembergs, Berkis, Skoks, evcovs
Défendeur :
Recoletos Limited
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Silva de Lapuerta (rapporteur)
Avocat général :
Mme Kokott
Juges :
MM. Arabadjiev, Bonichot, Rodin, Regan
Avocat :
Me kutans
LA COUR (première chambre),
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l'interprétation de l'article 34, point 1, du règlement (CE) n° 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 2001, L 12, p. 1).
2 Cette demande a été présentée dans le cadre d'un litige opposant M. Rudolfs Meroni à Recoletos Limited au sujet d'une demande de reconnaissance et d'exécution en Lettonie d'une décision concernant des mesures provisoires et conservatoires, rendue par la High Court of Justice (England & Wales), Queen's Bench Division (Commercial Court) [Haute Cour de justice (Angleterre et pays de Galles), division du Queen's Bench (chambre commerciale), Royaume-Uni].
Le cadre juridique
Le droit de l'Union
La Charte
3 Aux termes de l'article 47 de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (ci-après la " Charte "), intitulé " Droit à un recours effectif et à accéder à un tribunal impartial " :
" Toute personne dont les droits et libertés garantis par le droit de l'Union ont été violés a droit à un recours effectif devant un tribunal dans le respect des conditions prévues au présent article.
Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable par un tribunal indépendant et impartial, établi préalablement par la loi. Toute personne a la possibilité de se faire conseiller, défendre et représenter.
[...] "
4 Sous le titre VII, intitulé " Dispositions générales régissant l'interprétation et l'application de la Charte ", l'article 51 de celle-ci prévoit, à son paragraphe 1 :
" Les dispositions de la présente Charte s'adressent aux institutions, organes et organismes de l'Union dans le respect du principe de subsidiarité, ainsi qu'aux États membres uniquement lorsqu'ils mettent en œuvre le droit de l'Union. En conséquence, ils respectent les droits, observent les principes et en promeuvent l'application, conformément à leurs compétences respectives et dans le respect des limites des compétences de l'Union telles qu'elles lui sont conférées dans les traités. "
Le règlement n° 44/2001
5 Les considérants 16 à 18 du règlement n° 44/2001 énoncent :
" (16) La confiance réciproque dans la justice au sein de [l'Union] justifie que les décisions rendues dans un État membre soient reconnues de plein droit, sans qu'il soit nécessaire, sauf en cas de contestation, de recourir à aucune procédure.
(17) Cette même confiance réciproque justifie que la procédure visant à rendre exécutoire, dans un État membre, une décision rendue dans un autre État membre soit efficace et rapide. À cette fin, la déclaration relative à la force exécutoire d'une décision devrait être délivrée de manière quasi automatique, après un simple contrôle formel des documents fournis, sans qu'il soit possible pour la juridiction de soulever d'office un des motifs de non-exécution prévus par le présent règlement.
(18) Le respect des droits de la défense impose toutefois que le défendeur puisse, le cas échéant, former un recours, examiné de façon contradictoire, contre la déclaration constatant la force exécutoire, s'il considère qu'un des motifs de non-exécution est établi. Une faculté de recours doit également être reconnue au requérant si la déclaration constatant la force exécutoire a été refusée. "
6 L'article 32 dudit règlement définit la notion de " décision " comme " toute décision rendue par une juridiction d'un État membre quelle que soit la dénomination qui lui est donnée, telle qu'arrêt, jugement, ordonnance ou mandat d'exécution, ainsi que la fixation par le greffier du montant des frais du procès. "
7 L'article 33 du règlement n° 44/2001 prévoit :
" 1. Les décisions rendues dans un État membre sont reconnues dans les autres États membres, sans qu'il soit nécessaire de recourir à aucune procédure.
2. En cas de contestation, toute partie intéressée qui invoque la reconnaissance à titre principal peut faire constater, selon les procédures prévues aux sections 2 et 3 du présent chapitre, que la décision doit être reconnue.
3. Si la reconnaissance est invoquée de façon incidente devant une juridiction d'un État membre, celle-ci est compétente pour en connaître. "
8 L'article 34, points 1 et 2, de ce règlement dispose :
" Une décision n'est pas reconnue si :
1) la reconnaissance est manifestement contraire à l'ordre public de l'État membre requis ;
2) l'acte introductif d'instance ou un acte équivalent n'a pas été signifié ou notifié au défendeur défaillant en temps utile et de telle manière qu'il puisse se défendre, à moins qu'il n'ait pas exercé de recours à l'encontre de la décision alors qu'il était en mesure de le faire. "
9 Conformément à l'article 35, paragraphes 2 et 3, du règlement n° 44/2001, l'autorité requise est liée par les constatations de fait sur lesquelles la juridiction de l'État membre d'origine a fondé sa compétence. Il ne peut être procédé au contrôle de la compétence des juridictions de l'État membre d'origine. Le critère de l'ordre public visé à l'article 34, point 1, de ce règlement ne peut être appliqué aux règles de compétence.
10 L'article 36 de ce règlement dispose que, en aucun cas, la décision étrangère ne peut faire l'objet d'une révision au fond.
11 L'article 38, paragraphe 1, dudit règlement, prévoit :
" Les décisions rendues dans un État membre et qui y sont exécutoires sont mises à exécution dans un autre État membre après y avoir été déclarées exécutoires sur requête de toute partie intéressée. "
12 L'article 41 de ce règlement est libellé comme suit :
" La décision est déclarée exécutoire dès l'achèvement des formalités [...] La partie contre laquelle l'exécution est demandée ne peut, en cet état de la procédure, présenter d'observations. "
13 Conformément à l'article 42, paragraphe 2, du règlement n° 44/2001 :
" La déclaration constatant la force exécutoire est signifiée ou notifiée à la partie contre laquelle l'exécution est demandée, accompagnée de la décision si celle-ci n'a pas encore été signifiée ou notifiée à cette partie. "
14 L'article 43 dudit règlement prévoit :
" 1. L'une ou l'autre partie peut former un recours contre la décision relative à la demande de déclaration constatant la force exécutoire.
2. Le recours est porté devant la juridiction indiquée sur la liste figurant à l'annexe III.
3. Le recours est examiné selon les règles de la procédure contradictoire.
[...]
5. Le recours contre la déclaration constatant la force exécutoire doit être formé dans un délai d'un mois à compter de sa signification. Si la partie contre laquelle l'exécution est demandée est domiciliée sur le territoire d'un autre État membre que celui dans lequel la déclaration constatant la force exécutoire a été délivrée, le délai est de deux mois et court à compter du jour où la signification a été faite à personne ou à domicile. Ce délai ne comporte pas de prorogation à raison de la distance. "
15 Conformément à l'article 45de ce règlement :
" 1. La juridiction saisie [...] ne peut refuser ou révoquer une déclaration constatant la force exécutoire que pour l'un des motifs prévus aux articles 34 et 35. [...]
2. En aucun cas la décision étrangère ne peut faire l'objet d'une révision au fond. "
Le droit letton
16 L'article 138 du Civilprocesa likums (code de procédure civile) énonce les moyens pour garantir une demande, à savoir :
" 1) la saisie des biens meubles et de l'argent liquide appartenant au défendeur ;
2) l'inscription d'une mention d'interdiction dans le registre des biens meubles concernés ou un autre registre publique ;
3) l'inscription de la mention de la garantie de la demande au registre foncier ou au registre des navires ;
4) la mise sous séquestre d'un navire ;
5) l'interdiction faite au défendeur d'effectuer certaines activités ;
6) la saisie de versements dus par des tiers, y compris les moyens financiers détenus dans des établissements de crédit et d'autres institutions financières ;
7) la suspension des opérations d'exécution en cours (y compris l'interdiction faite à un huissier de justice de transférer de l'argent ou des biens à un exécutant ou à un débiteur, ou le gel de la vente d'un bien). "
17 L'article 427, paragraphe 1, point 4, du code de procédure civile, prévoit :
" La juridiction saisie en appel, indépendamment des moyens énoncés dans l'appel, annule le jugement rendu en première instance et renvoie l'affaire à la juridiction de première instance pour un nouvel examen si elle constate que [...] ledit jugement confère des droits ou impose des obligations à une personne qui n'a pas été conviée à participer à l'affaire en tant que partie. "
18 L'article 452, paragraphe 3, point 4, dudit code énonce :
" Est considéré en tout état de cause comme une violation d'une disposition de droit procédural susceptible d'entraîner une résolution incorrecte du litige :
[...]
le fait qu'un jugement confère des droits ou impose des obligations à une personne qui n'a pas été conviée à participer à l'affaire en tant que partie. "
19 Conformément à l'article 633 du même code :
" (1) Une personne qui considère disposer d'un droit sur un bien meuble ou immeuble saisi qui fait l'objet d'un recouvrement ou bien sur une partie de ce bien doit agir en justice conformément aux règles générales de compétence.
(2) Une demande tendant à l'exclusion d'un bien d'un acte de saisie, à l'effacement d'une inscription de recouvrement sur le registre foncier ou une autre demande doit être intentée contre le débiteur et l'exécutant. Si le bien est saisi sur le fondement de la partie d'un jugement pénal relative à la confiscation d'un bien, la personne condamnée et l'institution financière sont invitées à comparaître en tant que défendeurs.
(3) Si le bien a déjà été vendu, la demande est dirigée contre la personne à qui le bien a été transféré ; si le juge fait droit à la demande concernant un immeuble, l'inscription relative au transfert du droit de propriété à l'acquéreur au registre foncier est déclarée invalide.
[...] "
Le litige au principal et les questions préjudicielles
20 À la suite d'une action en justice engagée par Recoletos et par d'autres parties à l'encontre de MM. Aivars Lembergs, Olafs Berkis, Igors Skoks et Genadijs evcovs, une ordonnance de mesures provisoires et conservatoires a été prononcée le 9 avril 2013 par la High Court of Justice (England & Wales), Queen's Bench Division (Commercial Court) [Haute Cour de justice (Angleterre et pays de Galles), division du Queen's Bench (chambre commerciale)]. Cette ordonnance n'a pas été notifiée auxdites personnes.
21 Par une ordonnance du 29 avril 2013 (ci-après l'" ordonnance litigieuse "), la High Court of Justice (England & Wales), Queen's Bench Division (Commercial Court) [Haute Cour de justice (Angleterre et pays de Galles), division du Queen's Bench (chambre commerciale)], a confirmé lesdites mesures à l'encontre de ces mêmes personnes. En particulier, a été maintenue la mise sous séquestre des biens appartenant à M. Lembergs. Il a été interdit à ce dernier et aux autres parties défenderesses de disposer de leurs actions dans AS Ventbunkers, établie en Lettonie, de s'en servir ou d'en réduire leur valeur, indépendamment du fait que les actions dans cette société leur appartiennent, directement ou indirectement, ou encore de disposer de tout produit ou de tout revenu de vente de ces actions ainsi que de toutes autres sociétés ou entités par lesquels les parties défenderesses ont accès aux actions de Ventbunkers. M. Lembergs ne possède qu'une seule action de cette société. Environ 29 % du capital de Ventbunkers est détenu par Yelverton Investments BV (ci-après " Yelverton ") dans laquelle M. Lembergs détient des droits à titre de " bénéficiaire réel ".
22 L'ordonnance litigieuse est accompagnée de plusieurs annexes parmi lesquelles figure un organigramme des sociétés et d'autres entités qui y sont visées. Ces dernières n'étaient pas parties à la procédure devant la juridiction ayant rendu cette ordonnance.
23 Selon l'ordonnance litigieuse, Recoletos est désignée comme étant responsable de la notification ou de la signification de cette ordonnance. Ainsi qu'il ressort de cette dernière, le droit de s'adresser à la High Court of Justice (England & Wales), Queen's Bench Division (Commercial Court) [Haute Cour de justice (Angleterre et pays de Galles), division du Queen's Bench (chambre commerciale)], et de s'opposer aux mesures ordonnées par cette juridiction est accordé à toutes les personnes auxquelles ladite ordonnance a été notifiée. Celle-ci a été rendue lors d'une audience dont les parties défenderesses ont été informées, étant précisé que ces dernières ont le droit de saisir cette juridiction d'une demande de modification ou d'annulation de l'ordonnance litigieuse.
24 Dans cette dernière, est également indiqué ce qui suit :
" Dans un délai de 7 jours suivant la réception d'une copie de la présente ordonnance [...], les défendeurs doivent accomplir tous les actes raisonnablement en leur pouvoir pour éviter que, d'une quelconque manière, les membres des conseils d'administration des sociétés énumérées [dans] la présente ordonnance disposent de, se servent de ou diminuent les intérêts [de Ventbunkers] détenus par lesdites sociétés. De tels actes, s'ils sont raisonnablement en leur pouvoir, doivent inclure, sans se limiter à cela, l'information officielle immédiate des sociétés précitées, par l'intermédiaire des membres de leurs conseils d'administration et [...] dans la mesure où ils en ont le pouvoir, l'interdiction de toute aliénation, disposition ou diminution de valeur des intérêts [de Ventbunkers] détenus par lesdites sociétés.
[...]
La présente ordonnance n'interdit pas aux défendeurs de disposer, de se servir ou de diminuer la valeur de tout actif des défendeurs qui ne relève pas des intérêts [de Ventbunkers].
La présente ordonnance n'interdit pas de se servir ou de disposer des intérêts [de Ventbunkers] dans le cadre d'activités commerciales normales et appropriées, mais auparavant, les défendeurs doivent en informer les représentants légaux des requérantes.
[...]
Un défendeur personne physique à qui il a été enjoint de ne pas agir doit s'abstenir d'agir lui-même ainsi que de n'importe quelle autre manière. Il ne peut agir par l'intermédiaire d'autres personnes agissant en son nom, sur ses instructions ou à son instigation.
[...]
Les dispositions de la présente ordonnance produisent leurs effets sur les personnes suivantes dans un pays ou un État situé en dehors du ressort de la juridiction de céans :
a) les défendeurs ;
b) toute personne qui :
- relève de la compétence de la juridiction de céans ;
- s'est vu notifier par écrit la présente ordonnance à sa résidence ou sur son lieu de travail situé dans le ressort de la juridiction de céans ; et
- est à même d'empêcher des actes ou des abstentions en dehors du ressort de la juridiction de céans qui créent ou facilitent une infraction aux dispositions de la présente ordonnance ; et
c) toute autre personne dans la seule mesure où une juridiction de ce pays ou État a déclaré la présente ordonnance exécutoire ou l'a exécutée. "
25 Par la suite, le certificat visé aux articles 54 et 58 du règlement n° 44/2001 a été délivré le 3 mai 2013. Il y est indiqué que l'ordonnance litigieuse doit être appliquée à l'encontre de MM. Lembergs, Berkis, Skoks et evcovs.
26 Le 28 juin 2013, Recoletos a introduit devant le Ventspils tiesa (tribunal de Ventspils, Lettonie) une demande visant à faire déclarer exécutoire l'ordonnance litigieuse ainsi qu'à garantir l'exécution de cette ordonnance au moyen de mesures de référé.
27 Cette demande a été accueillie partiellement par le Ventspils tiesa (tribunal de Ventspils) le même jour. Elle a été rejetée en ce qui concerne la garantie relative à l'exécution de l'ordonnance litigieuse.
28 MM. Berkis, Skoks et evcovs, ainsi que M. Meroni, avocat établi à Zurich (Suisse), lequel est à la fois représentant et gérant du patrimoine de M. Lembergs mis sous séquestre, dont il exerce les droits d'actionnaire dans Ventbunkers, ainsi que directeur de Yelverton, ont alors interjeté pourvois complémentaires de la décision du Ventspils tiesa (tribunal de Ventspils) devant la Kurzemes apgabaltiesa (cour régionale de Kurzeme, Lettonie). La partie de la décision rejetant la demande visant à garantir l'exécution de l'ordonnance litigieuse n'a pas été frappée d'appel.
29 Par décision du 8 octobre 2013, la Kurzemes apgabaltiesa (cour régionale de Kurzeme) a annulé la décision du Ventspils tiesa (tribunal de Ventspils), statuant au fond sur la demande introduite par Recoletos. Elle a déclaré l'ordonnance de mise sous séquestre de biens exécutoire en partie en Lettonie en ce qu'elle interdit à M. Lembergs de disposer de ses actions, de s'en servir ou d'en réduire la valeur, indépendamment du fait que ces actions lui appartiennent directement ou non, dans Ventbunkers, ainsi que de confier à des tiers le soin de mener ces activités. Cette juridiction a jugé infondées les objections de M. Meroni, selon lesquelles l'ordonnance litigieuse lésait les intérêts de tierces personnes qui n'étaient pas parties à l'action engagée devant la juridiction du Royaume-Uni. La juridiction d'appel a précisé à cet égard que l'ordonnance litigieuse ne concernait que M. Lembergs et la mise sous séquestre des biens de ce dernier.
30 M. Meroni a alors formé un pourvoi complémentaire devant l'Augstakas tiesas Civillietu departaments (Cour suprême, département des affaires civiles, Lettonie) contre l'arrêt de la Kurzemes apgabaltiesa (cour régionale de Kurzeme), concluant à ce que l'arrêt rendu soit annulé dans la mesure où il accorde l'exécution en Lettonie de l'ordonnance litigieuse à l'encontre de M. Lembergs.
31 Dans son pourvoi, M. Meroni fait valoir qu'il est le directeur de Yelverton, celle-ci étant actionnaire de Ventbunkers, et qu'il exerce les droits d'actionnaire de M. Lembergs dans cette société. Selon lui, l'ordonnance litigieuse l'empêcherait d'exercer les droits de vote découlant des actions de Yelverton dans Ventbunkers. M. Meroni a également affirmé que la reconnaissance et l'exécution de l'ordonnance litigieuse sont contraires à l'exception d'ordre public prévue à l'article 34, point 1, du règlement n° 44/2001, dans la mesure où les interdictions prononcées dans l'ordonnance litigieuse portent atteinte aux droits de propriété de tiers qui n'étaient pas parties à la procédure devant la juridiction ayant rendu l'ordonnance litigieuse.
32 L'Augstakas tiesas Civillietu departaments (Cour suprême, département des affaires civiles), relève que cette ordonnance concerne non seulement M. Lembergs mais aussi des tiers comme Yelverton ainsi que d'autres personnes qui n'étaient pas parties à la procédure devant la High Court of Justice (England & Wales), Queen's Bench Division (Commercial Court) [Haute Cour de justice (Angleterre et pays de Galles), division du Queen's Bench (chambre commerciale)]. Or, il serait difficile d'éclaircir les faits quant à l'information des personnes non impliquées dans l'affaire sur l'ordonnance litigieuse et les documents relatifs au recours si de tels documents n'ont été fournis ni par les requérants, ni par le défendeur. Il conviendrait dès lors de vérifier si le droit de l'Union permet, lors de la détermination de mesures conservatoires dans un litige, de restreindre les droits de propriété d'une personne qui n'est pas impliquée en tant que partie dans ledit litige, même s'il est néanmoins prévu que toute personne qui est affectée par une décision relative à des mesures conservatoires a le droit de s'adresser à tout moment à la juridiction concernée pour demander la modification ou l'annulation de la décision, et de laisser aux requérants le soin de notifier la décision aux personnes intéressées, la juridiction nationale de l'État [membre] requis n'ayant guère de possibilités de vérifier les faits relatifs à cette notification.
33 L'Augstakas tiesas Civillietu departaments (Cour suprême, département des affaires civiles), considère que, si une personne n'a pas le statut de partie à une procédure, elle n'a même pas la possibilité de faire connaître ses observations devant la juridiction saisie, que ce soit sur des questions de fait comme de droit, ce qui est l'essence même du droit à un procès équitable. En effet, une partie à un litige devrait se voir signifier tant le recours lui-même que les pièces du dossier à l'appui de celui-ci. Ce ne serait qu'en prenant connaissance des arguments sur le fond de l'affaire qu'une telle partie aurait la possibilité de se défendre contre la partie adverse. À cet égard, il y aurait lieu de garantir une procédure qui soit conforme au principe du procès contradictoire et équitable, cela non seulement au stade où l'affaire est examinée sur le fond, mais aussi dans la phase relative à l'adoption de mesures provisoires et conservatoires.
34 Dans ces conditions, l'Augstakas tiesas Civillietu departaments (Cour suprême, département des affaires civiles), a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
" 1) Convient-il d'interpréter l'article 34, point 1, du règlement n° 44/2001 en ce sens que, dans le cadre de la procédure de reconnaissance d'une décision rendue par une juridiction étrangère, la lésion des droits de personnes qui ne sont pas impliquées dans la procédure au principal peut être un motif de mise en œuvre de la clause d'ordre public prévue audit article 34, point 1, et de refus de reconnaître cette décision étrangère pour autant qu'elle affecte ces personnes qui ne sont pas impliquées dans la procédure au principal ?
2) En cas de réponse affirmative à la première question, convient-il d'interpréter l'article 47 de la Charte en ce sens que les principes d'équité en matière juridictionnelle qui y sont consacrés permettent, lors de la détermination de mesures conservatoires dans un litige, de restreindre les droits de propriété de personnes qui ne sont pas impliquées en tant que parties dans ledit litige, même s'il est néanmoins prévu que toute personne qui est affectée par une décision relative à des mesures conservatoires a le droit de s'adresser à tout moment à la juridiction concernée pour demander la modification ou l'annulation de la décision, et de laisser aux requérants le soin de notifier la décision aux personnes intéressées ? "
Sur les questions préjudicielles
35 Par ses questions, qu'il y a lieu d'examiner ensemble, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l'article 34, point 1, du règlement n° 44/2001, lu à la lumière de l'article 47 de la Charte, doit être interprété en ce sens que, dans des circonstances telles que celles en cause dans l'affaire au principal, la reconnaissance et l'exécution d'une ordonnance rendue par une juridiction d'un État membre, qui a été prononcée sans qu'un tiers dont les droits sont susceptibles d'être affectés par cette ordonnance ait été entendu, doivent être considérées comme étant manifestement contraires à l'ordre public de l'État membre requis et au droit à un procès équitable au sens de ces dispositions.
36 Afin de répondre à ces questions, il convient de déterminer si le fait que M. Meroni n'ait pas été entendu par la High Court of Justice (England & Wales), Queen's Bench Division (Commercial Court) [Haute Cour de justice (Angleterre et pays de Galles), division du Queen's Bench (chambre commerciale)], avant l'adoption, par cette dernière, de l'ordonnance litigieuse, est susceptible de constituer une atteinte à l'ordre public de l'État dont les juridictions ont été appelées à reconnaître et à exécuter cette ordonnance.
37 Il importe de rappeler que l'ordonnance litigieuse, qui fait l'objet d'une demande de reconnaissance et d'exécution, vise le gel d'un certain nombre d'actifs à titre conservatoire dont le but consiste à éviter que l'une des parties ne les soustraie à la disposition ultérieure de l'autre partie. Cette ordonnance vise ainsi également un certain nombre de tiers, comme le requérant au principal, qui jouissent de droits liés auxdits actifs.
38 En ce qui concerne la notion d'" ordre public " énoncée à l'article 34, point 1, du règlement n° 44/2001, la Cour a jugé, au point 55 de son arrêt du 28 avril 2009, Apostolides (C-420/07, EU:C:2009:271), que cette disposition doit recevoir une interprétation stricte en ce qu'elle constitue un obstacle à la réalisation de l'un des objectifs fondamentaux de ce règlement et qui ne doit jouer que dans des cas exceptionnels.
39 Si les États membres restent, en principe, libres de déterminer, en vertu de la réserve inscrite à l'article 34, point 1, du règlement n° 44/2001, conformément à leurs conceptions nationales, les exigences de leur ordre public, les limites de cette notion relèvent de l'interprétation de ce règlement (voir arrêt du 28 avril 2009, Apostolides, C-420/07, EU:C:2009:271, point 56 et jurisprudence citée).
40 Dès lors, s'il n'appartient pas à la Cour de définir le contenu de l'ordre public d'un État membre, il lui incombe néanmoins de contrôler les limites dans le cadre desquelles le juge d'un État membre peut avoir recours à cette notion pour ne pas reconnaître une décision émanant d'un autre État membre (voir arrêt du 28 avril 2009, Apostolides, C-420/07, EU:C:2009:271, point 57 et jurisprudence citée).
41 À cet égard, il convient de rappeler que, en prohibant la révision au fond de la décision étrangère, les articles 36 et 45, paragraphe 2, du règlement n° 44/2001 interdisent au juge de l'État membre requis de refuser la reconnaissance ou l'exécution de cette décision au seul motif qu'une divergence existerait entre la règle de droit appliquée par le juge de l'État membre d'origine et celle qu'aurait appliquée le juge de l'État membre requis s'il avait été saisi du litige. De même, le juge de l'État membre requis ne saurait contrôler l'exactitude des appréciations de droit ou de fait qui ont été portées par le juge de l'État membre d'origine (voir arrêt du 28 avril 2009, Apostolides, C-420/07, EU:C:2009:271, point 58 et jurisprudence citée).
42 Par conséquent, un recours à l'exception d'ordre public, prévue à l'article 34, point 1, du règlement n° 44/2001, n'est concevable que dans l'hypothèse où la reconnaissance ou l'exécution de la décision rendue dans un autre État membre heurterait de manière inacceptable l'ordre juridique de l'État membre requis, en tant qu'elle porterait atteinte à un principe fondamental. Afin de respecter la prohibition de la révision au fond de la décision étrangère, l'atteinte devrait constituer une violation manifeste d'une règle de droit considérée comme essentielle dans l'ordre juridique de l'État membre requis ou d'un droit reconnu comme fondamental dans cet ordre juridique (voir arrêt du 28 avril 2009, Apostolides, C-420/07, EU:C:2009:271, point 59 et jurisprudence citée).
43 La juridiction de renvoi s'interrogeant sur l'incidence de l'article 47 de la Charte en ce qui concerne l'interprétation de l'article 34, point 1, du règlement n° 44/2001 au regard de la demande de reconnaissance et d'exécution de l'ordonnance litigieuse, il y a lieu de rappeler que le champ d'application de la Charte, pour ce qui est de l'action des États membres, est défini à l'article 51, paragraphe 1, de celle-ci, aux termes duquel les dispositions de la Charte s'adressent aux États membres uniquement lorsqu'ils mettent en œuvre le droit de l'Union (voir arrêt du 26 février 2013, Åkerberg Fransson, C-617/10, EU:C:2013:105, point 17).
44 Une juridiction nationale mettant en œuvre le droit de l'Union en appliquant le règlement n° 44/2001 doit donc se conformer aux exigences découlant de l'article 47 de la Charte aux termes duquel toute personne dont les droits et les libertés garantis par le droit de l'Union ont été violés a le droit à une protection juridictionnelle effective.
45 En outre, la Cour a souligné que les dispositions du droit de l'Union, telles que celles du règlement n° 44/2001, doivent être interprétées à la lumière des droits fondamentaux qui, selon une jurisprudence constante, font partie intégrante des principes généraux du droit dont la Cour assure le respect et qui sont désormais inscrits dans la Charte. À cet égard, l'ensemble des dispositions du règlement n° 44/2001 expriment l'intention de veiller à ce que, dans le cadre des objectifs de celui-ci, les procédures menant à l'adoption de décisions judiciaires se déroulent dans le respect des droits de la défense consacrés à l'article 47 de la Charte (voir arrêt du 11 septembre 2014, A, C-112/13, EU:C:2014:2195, point 51 et jurisprudence citée).
46 En particulier, s'agissant du point de savoir dans quelles circonstances le fait qu'une décision d'une juridiction d'un État membre ait été rendue en violation de garanties d'ordre procédural peut constituer un motif de refus de reconnaissance au titre de l'article 34, point 1, du règlement n° 44/2001, la Cour a jugé que la clause de l'ordre public prévue à cette disposition ne serait appelée à jouer que dans la mesure où une telle atteinte impliquerait que la reconnaissance de la décision concernée dans l'État membre requis entraînerait la violation manifeste d'une règle de droit essentielle dans l'ordre juridique de l'Union et donc dudit État membre (voir arrêt du 16 juillet 2015, Diageo Brands, C-681/13, EU:C:2015:471, point 50).
47 Il convient de relever également que le régime de reconnaissance et d'exécution prévu par les dispositions du règlement n° 44/2001 est fondé sur la confiance réciproque dans la justice au sein de l'Union. C'est cette confiance que les États membres accordent mutuellement à leurs systèmes juridiques et à leurs institutions judiciaires qui permet de considérer que, en cas d'application erronée du droit national ou du droit de l'Union, le système des voies de recours mis en place dans chaque État membre, complété par le mécanisme du renvoi préjudiciel prévu à l'article 267 TFUE, fournit aux justiciables une garantie suffisante (voir arrêt du 16 juillet 2015, Diageo Brands, C-681/13, EU:C:2015:471, point 63).
48 En effet, le règlement n° 44/2001 repose sur l'idée fondamentale selon laquelle les justiciables sont tenus, en principe, d'utiliser toutes les voies de recours ouvertes par le droit de l'État membre d'origine. Sauf circonstances particulières rendant trop difficile ou impossible l'exercice des voies de recours dans l'État membre d'origine, les justiciables doivent faire usage dans cet État membre de toutes les voies de recours disponibles afin d'empêcher en amont une violation de l'ordre public (voir arrêt du 16 juillet 2015, Diageo Brands, C-681/13, EU:C:2015:471, point 64).
49 Dans l'affaire au principal, il ressort de la décision de renvoi que l'ordonnance litigieuse ne déploie pas d'effets juridiques à l'encontre d'un tiers avant qu'il n'en ait été informé et qu'il incombe aux parties requérantes qui cherchent à se prévaloir de celle-ci de veiller à ce que cette ordonnance soit dûment notifiée au tiers visé et de prouver que la notification a effectivement eu lieu. En outre, lorsque cette même ordonnance lui a été notifiée, un tiers qui n'était pas partie à la procédure devant la juridiction de l'État d'origine peut introduire devant celle-ci un recours contre ladite ordonnance et demander que cette dernière soit modifiée ou annulée.
50 Ce régime de protection juridictionnelle reflète les exigences posées par la Cour dans son arrêt du 2 avril 2009, Gambazzi (C-394/07, EU:C:2009:219, points 42 et 44), en ce qui concerne les garanties procédurales assurant à tout tiers concerné une possibilité effective de contester une mesure adoptée par la juridiction de l'État d'origine. Il en résulte que ledit régime ne saurait être considéré comme étant de nature à enfreindre l'article 47 de la Charte.
51 Il y a lieu de rappeler également que la Cour a jugé, dans l'arrêt du 23 avril 2009, Draka NK Cables e.a. (C-167/08, EU:C:2009:263, point 31), que le créancier d'un débiteur ne peut pas introduire un recours contre une décision sur une demande de déclaration de force exécutoire s'il n'est pas formellement intervenu comme partie au procès dans le litige dans le cadre duquel un autre créancier de ce débiteur a demandé cette déclaration de force exécutoire.
52 En effet, si la juridiction de l'État membre requis pouvait apprécier l'existence d'éventuels droits qu'un tiers, qui n'est pas impliqué dans la procédure engagée devant la juridiction de l'État d'origine, fait valoir à l'encontre de la reconnaissance et de l'exécution de la décision étrangère, ladite juridiction pourrait être amenée à examiner le bien-fondé de cette décision.
53 Il s'ensuit que l'argumentation avancée par M. Meroni devant la juridiction de renvoi est susceptible d'amener cette dernière à effectuer un examen qui serait manifestement contraire aux articles 36 et 45, paragraphe 2, du règlement n° 44/2001 aux termes desquels en aucun cas la décision étrangère ne peut faire l'objet d'une révision au fond.
54 Eu égard à l'ensemble des éléments qui précèdent, il convient de répondre à la question posée que l'article 34, point 1, du règlement n° 44/2001, lu à la lumière de l'article 47 de la Charte, doit être interprété en ce sens que, dans des circonstances telles que celles en cause dans l'affaire au principal, la reconnaissance et l'exécution d'une ordonnance rendue par une juridiction d'un État membre, qui a été prononcée sans qu'un tiers dont les droits sont susceptibles d'être affectés par cette ordonnance ait été entendu, ne sauraient être considérées comme étant manifestement contraires à l'ordre public de l'État membre requis et au droit à un procès équitable au sens de ces dispositions, dans la mesure où il lui est possible de faire valoir ses droits devant cette juridiction.
Sur les dépens
55 La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (première chambre) dit pour droit :
L'article 34, point 1, du règlement (CE) n° 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, lu à la lumière de l'article 47 de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, doit être interprété en ce sens que, dans des circonstances telles que celles en cause dans l'affaire au principal, la reconnaissance et l'exécution d'une ordonnance rendue par une juridiction d'un État membre, qui a été prononcée sans qu'un tiers dont les droits sont susceptibles d'être affectés par cette ordonnance ait été entendu, ne sauraient être considérées comme étant manifestement contraires à l'ordre public de l'État membre requis et au droit à un procès équitable au sens de ces dispositions, dans la mesure où il lui est possible de faire valoir ses droits devant cette juridiction.