CA Paris, Pôle 5 ch. 11, 1 juillet 2016, n° 13-22944
PARIS
Arrêt
Infirmation partielle
PARTIES
Demandeur :
Basile (SARL)
Défendeur :
Carrefour Hypermarchés (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Birolleau
Conseillers :
M. Richard, Mme Prigent
Avocats :
Mes Etevenard, Cacheux, Guerre, Demeyere
Faits et procédure
La société Basile, qui a pour activité la réalisation de photos et d'images numériques, et la société Carrefour Hypermarchés ont entretenu des relations commerciales à compter de 1994. A partir de 2004, ces sociétés ont entendu contractualiser leurs relations par la signature, le 30 janvier 2004, d'un contrat de prestation de services, pour une durée déterminée d'un an avec tacite reconduction.
Le contrat s'est tacitement reconduit d'année en année jusqu'en 2010, date à laquelle et suivant courriel et confirmation par lettre recommandée avec accusé de réception du 15 novembre 2010, la société Carrefour a confirmé à la société Basile qu'elle entendait mettre un terme à leurs relations avec effet au 30 janvier 2012.
La société Basile a saisi en référé le président du Tribunal de commerce d'Evry afin d'obtenir, à titre principal, le paiement à titre provisionnel des sommes de 127 748 euros pour l'année 2009 et de 154 091 euros pour l'année 2010, à titre subsidiaire, la condamnation provisionnelle de la société Carrefour à lui payer la différence entre le chiffre d'affaires minimum garanti et le chiffre d'affaires réalisé pour les années 2009 et 2010. Par ordonnance du 6 avril 2011, le président du tribunal de commerce a dit n'y a voir lieu à référé.
Par assignation en date du 19 septembre 2011, la société Basile a saisi au fond le Tribunal de commerce d'Evry aux fins notamment de voir condamner la société Carrefour, au titre de l'insuffisance contractuelle de chiffre d'affaires, à payer les sommes de 137 399,31 euros HT au titre de l'année 2009 et de 147 479,70 euros HT au titre de l'année 2010, juger que le préavis contractuel de rupture de la relation commerciale de 12 mois est insuffisant, constater que le préavis n'a pas été respecté, fixer le préavis de rupture à 24 mois, et condamner à ce titre la société Carrefour au paiement de la somme de 232 939 euros HT au titre du préavis non respecté.
Le Tribunal de commerce d'Evry s'étant déclaré incompétent rationae materiae, le Tribunal de commerce de Paris, par jugement rendu le 21 octobre 2013, a :
- dit l'action recevable ;
- condamné Carrefour à verser à Basile la somme de 65 316,01 euros au titre de l'insuffisance contractuelle de chiffre d'affaires des années 2009 et 2010, avec intérêts au taux légal à compter du 19 septembre 2011 ;
- condamné Carrefour à verser à Basile la somme de 21 639,68 euros au titre de l'insuffisance de chiffre d'affaires pendant la période contractuelle de préavis ;
- débouté la Basile de ses prétentions fondées sur l'application de l'article L. 442-6 I 5° du Code de commerce ;
- condamné Carrefour à verser à Basile la somme de 5 000 euros en application de l'article 700 du Code de procédure civile ;
- débouté les parties de leurs demandes autres plus amples ou contraires ;
- ordonné l'exécution provisoire de la décision ;
- condamné Carrefour aux dépens.
La société Basile a interjeté appel de ce jugement le 29 novembre 2013.
Prétentions des parties
La société Basile, par dernières conclusions signifiées le 11 juin 2014, demande à la cour de :
- confirmer le jugement en ce qu'il a retenu que Carrefour a violé ses obligations contractuelles et retenu le principe d'une condamnation de Carrefour au règlement d'une indemnité correspondant à une insuffisance contractuelle de chiffre d'affaires pendant les années 2009 et 2010, ainsi que pendant le préavis mais reformer ledit jugement sur les quantum ;
- infirmer par ailleurs le jugement en ce qu'il a jugé suffisant le préavis contractuel de 12 mois ;
En conséquence :
- condamner Carrefour à payer à Basile, au titre de l'insuffisance contractuelle de chiffre d'affaires de années 2009 et 2010, à des dommages et intérêts à hauteur de :
* 137 399,31 euros HT au titre de l'année 2009, avec intérêts au taux légal à compter du 31 décembre 2009 ;
* 147 479,70 euros HT au titre de l'année 2010, avec intérêts au taux légal à compter du 31 décembre 2010 ;
- subsidiairement, confirmer la condamnation de première instance au montant de 65 316,01 euros pour 2009 et 2010 et y ajoutant 219 563 euros à titre de dommages et intérêts pour non-respect de l'obligation de bonne foi dans l'exécution du contrat ;
- ordonner la capitalisation des intérêts en application de l'article 1154 du Code civil ;
En tout état de cause,
- fixer le préavis de rupture à 24 mois ;
- condamner, à ce titre, Carrefour au règlement à la Basile de la somme de 162 090 euros au titre du préavis non respecté, avec intérêts au taux légal à compter du 31 janvier 2012 ;
- condamner Carrefour à la somme de 10 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ;
- débouter Carrefour de ses demandes, fins et conclusions ;
- condamner la société Carrefour aux entiers dépens.
Elle soutient en premier lieu que la limite contractuelle de 137 025 euros HT +/- 10 % n'a jamais constitué une référence utile puisqu'elle n'a jamais correspondu à aucune réalité pour n'avoir jamais été réalisé, que les parties ont en effet entretenu une relation d'affaires établie et régulière à un niveau bien supérieur à celui visé au contrat, en conséquence de quoi, la société Basile a réalisé de nombreux investissements et réorganisé son activité. L'appelante affirme en outre qu'elle consacrait la quasi-totalité de ses ressources au contrat Carrefour, eu égard la situation de dépendance économique dans laquelle elle se trouvait, que Carrefour ne pouvait ignorer qu'en pratiquant un tel niveau de commandes, bien supérieur à la limite haute du contrat, elle maintenait Basile dans un état de dépendance et que celle-ci était en droit de s'attendre au maintien d'un courant d'affaires à ce niveau.
Elle affirme en second lieu que jusqu'à la dénonciation des relations contractuelles, aucune information n'avait été donnée à la société Basile Studio concernant une éventuelle modification des projets ou volumes de commandes à venir, de sorte qu'en imposant à Basile Studio une diminution drastique de ses commandes dès 2009, avant la résiliation écrite du contrat, Carrefour a purement et simplement violé ses obligations contractuelles. Elle souligne également que la baisse des commandes n'était justifiée par aucune cause exonératoire compte tenu des termes du contrat. Que le préjudice qui en résulte, la perte pure et simple de chiffre d'affaires, doit être réparé.
Elle indique enfin, sur la rupture de la relation commerciale, que Carrefour n'a pas respecté un préavis suffisant, qu'un délai plus long lui était nécessaire pour assurer sa nouvelle orientation et qu'elle est, dans ces conditions, fondée à solliciter un préavis de 24 mois, durée cohérente avec son état de dépendance économique, la durée de la relation commerciale et le nouveau niveau d'affaires imposé par Carrefour.
La société Carrefour Hypermarchés, par dernières conclusions signifiées le 28 août 2014, demande à la cour de :
- juger irrecevables toutes demandes formées par Basile fondées tout à la fois sur la responsabilité contractuelle et délictuelle de Carrefour, et en particulier, ses demandes au titre de la résiliation du contrat à hauteur de 162 090 euros au titre du préavis prétendument non respecté, et par conséquent l'en débouter ;
- juger qu'en vertu du contrat signé entre les parties en date du 30 janvier 2004, Basile n'est pas fondée à réclamer une différence entre le chiffre d'affaires contractuellement garanti et le chiffre d'affaires effectivement réalisé au-delà de la somme prévue contractuellement, soit 137 025 euros HT + ou - 10 % ;
- débouter par voie de conséquence Basile de toutes demandes de dommages et intérêts au titre de l'insuffisance contractuelle de chiffre d'affaires pour les années 2009 et 2010 à hauteur respectivement de 137 399,31 euros HT au titre de l'année 2009 et 147 479,70 euros HT au titre de l'année 2010 ;
- débouter pareillement la société Basile de toutes demandes de dommages et intérêts correspondant aux sommes ci-dessus et ce, pour un prétendu non-respect de l'obligation de bonne foi dans l'exécution du contrat, aucun manquement à la bonne foi n'étant démontré de ce chef à l'encontre de la société Carrefour ;
- confirmer par voie de conséquence le jugement rendu par le Tribunal de commerce de Paris en date du 21 octobre 2013 en toutes ses dispositions ;
- condamner la société Basile au paiement d'une somme de 15 000 euros à titre de dommages et intérêts pour appel abusive et dilatoire ;
- condamner la société Basile au paiement d'une somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ainsi qu'aux entiers frais et dépens.
Elle conclut à l'irrecevabilité des demandes de Basile qui fonde ses prétentions au titre de la résiliation du contrat, à la fois sur un fondement contractuel et sur le fondement délictuel de la rupture brutale de relations commerciales de l'article L. 442-6 I 5° du Code de commerce (appréciation du caractère suffisant du préavis).
Elle rappelle que l'intimée ne peut contester, pour la première fois en cause d'appel, avoir accepté un chiffre d'affaires précis constituant le niveau d'engagement de l'intimé dans une fourchette de 137 025 euros HT + ou - 10 % ce, d'autant que l'appelante prétend s'en prévaloir par ailleurs comme d'une " obligation (qui) résulte d'un engagement écrit et sans ambiguïté de la société Carrefour " ; elle précise que, si Basile entendait que le montant contractuel de chiffre d'affaires minimum garanti soit révisé à la hausse, c'est à elle qu'il appartenait de solliciter une révision du contrat sur ce point.
Elle ajoute que le jugement entrepris doit être confirmé en ce qu'il a retenu qu'aucun manquement contractuel ne peut être reproché de ce chef à Carrefour, sauf à dire que Basile doit être indemnisée de la différence entre le chiffre d'affaires minimum garanti et celui effectivement réalisé pendant la période du préavis.
Elle soutient enfin que les demandes fondées sur l'article L. 442-6 5° du Code de commerce sont non seulement irrecevables mais également mal fondées, le préavis de 14 mois exécuté étant suffisant.
Il est expressément référé aux écritures des parties pour un plus ample exposé des faits, de leur argumentation et de leurs moyens.
MOTIFS
Sur l'irrecevabilité des demandes de la société Basile
Considérant que la société Basile sollicite la réparation de son préjudice au titre de l'insuffisance contractuelle de chiffre d'affaires de années 2009 et 2010 et l'indemnisation de la rupture brutale de la relation commerciale au visa de l'article L. 442-6 5° I du Code de commerce ; qu'elle sollicite, à ces titres, une indemnisation par application de la clause de garantie de chiffre d'affaires ;
Mais considérant qu'une partie ne peut, à peine d'irrecevabilité, fonder ses demandes sur un cumul des actions contractuelle et délictuelle à raison d'un même fait ; que, le préavis de rupture ayant commencé à courir le 15 novembre 2010, Basile ne saurait solliciter, au titre tant de l'année 2010 que de la période postérieure, la réparation de son préjudice tout à la fois en application des stipulations du contrat et sur le fondement délictuel ; que Basile sera, en application du principe de non-cumul des actions contractuelle et délictuelle, déclarée irrecevable en ses demandes au titre de l'année 2010 et du préavis de rupture ; que le jugement entrepris sera infirmé en ce sens ;
Sur l'insuffisance contractuelle de chiffre d'affaires
Considérant que l'article 5 du contrat du 30 janvier 2004 stipule que " Carrefour s'engage à réaliser avec Basile Studio un chiffre d'affaires pour l'année 2004 de 137 205 HT + ou - 10 % " ;
Considérant que Carrefour sollicite la confirmation du jugement entrepris sur la condamnation prononcée au titre de l'insuffisance de chiffre d'affaires en 2009 ; que Basile n'est pas fondée à invoquer une garantie de 233 104 euros, alors que la convention du 30 janvier 2004 ne se réfère qu'à un montant garanti de 137 205 euros ; que l'appelante ne justifie d'aucun préjudice autre que celui retenu par les premiers juges ; que le jugement sera en conséquence confirmé en ce qu'il a condamné Carrefour à payer à Basile la somme de 27 617,81 euros [(137 205 euros - 10 %) - 95 704,69 euros] au titre de l'insuffisance de chiffre d'affaires en 2009 ;
Considérant qu'il y a lieu d'allouer, en application de l'article 700 du Code de procédure civile, la somme de 2 000 euros à Basile en cause d'appel ;
Par ces motifs LA COUR statuant publiquement et contradictoirement, Infirme le jugement entrepris en ce qu'il a condamné Carrefour à verser à Basile les sommes de 37 698,20 euros au titre de l'insuffisance de chiffre d'affaires en 2010 et de 21 639,68 euros au titre de l'insuffisance de chiffre d'affaires pendant la période contractuelle de préavis, Statuant à nouveau de ces chefs, Déclare la SARL Basile irrecevable en ses demandes au titre de l'année 2010 et du préavis de rupture, Confirme le jugement entrepris pour le surplus, Condamne la SAS Hypermarchés à payer à la société la somme de 2 000 euros en application de l'article 700 du Code de procédure civile en cause d'appel, Condamne la SAS Hypermarchés aux dépens d'appel, ces derniers étant recouvrés conformément à l'article 699 du Code de procédure civile.