CC, 8 juillet 2016, n° 2016-552 QPC
CONSEIL CONSTITUTIONNEL
Décision
Brenntag (Sté)
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL A ÉTÉ SAISI le 4 mai 2016 par la Cour de cassation (chambre commerciale, arrêt n° 520 du même jour), dans les conditions prévues à l'article 61-1 de la Constitution, d'une question prioritaire de constitutionnalité. Cette question a été posée pour la société Brenntag par la SCP Foussard - Froger, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation. Elle a été enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2016-552 QPC. Elle est relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit des articles L. 450-3 et L. 464-8 du Code de commerce.
Au vu des textes suivants :
- la Constitution ;
- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 modifiée portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
- le Code de commerce ;
- l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence ;
- l'ordonnance n° 2000-912 du 18 septembre 2000 relative à la partie législative du Code de commerce ;
- la loi n° 2001-420 du 15 mai 2001 relative aux nouvelles régulations économiques ;
- la loi n° 2003-7 du 3 janvier 2003 modifiant le livre VIII du Code de commerce ;
- l'ordonnance n° 2008-1161 du 13 novembre 2008 portant modernisation de la régulation de la concurrence ;
- la loi n° 2012-1270 du 20 novembre 2012 relative à la régulation économique outre-mer et portant diverses dispositions relatives aux outre-mer ;
- la loi n° 2014-344 du 17 mars 2014 relative à la consommation ;
Au vu des pièces suivantes :
- les observations présentées pour la société requérante par Me Claire Mendelsohn, avocat au barreau de Paris, enregistrées les 26 mai et 10 juin 2016 ;
- les observations présentées pour l'Autorité de la Concurrence, partie en défense, par la SCP Baraduc-Duhamel-Rameix, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, enregistrées le 26 mai 2016 ;
- les observations présentées par le Premier ministre, enregistrées le 26 mai 2016 ;
- les pièces produites et jointes au dossier ;
Après avoir entendu Me Mendelsohn et Me Régis Froger, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, pour la société requérante, Me Elisabeth Baraduc, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, pour la partie en défense, et M. Xavier Pottier, représentant le Premier ministre, à l'audience publique du 28 juin 2016 ;
Et après avoir entendu le rapporteur ;
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL S'EST FONDÉ SUR CE QUI SUIT :
1. La société requérante a formé un pourvoi en cassation contre deux arrêts de la Cour d'appel de Paris rejetant ses recours en annulation dirigés contre des demandes de communication d'informations et de documents. Ces demandes, intervenues entre avril 2014 et novembre 2014, étaient fondées sur les pouvoirs d'enquête prévus à l'article L. 450-3 du Code de commerce. La question prioritaire de constitutionnalité doit être considérée comme portant sur les dispositions applicables au litige à l'occasion duquel elle a été posée. Dès lors, le Conseil constitutionnel est saisi de l'article L. 450-3 du Code de commerce dans sa rédaction résultant de la loi du 17 mars 2014 mentionnée ci-dessus ainsi que de l'article L. 464-8 du Code de commerce dans sa rédaction résultant de la loi du 20 novembre 2012 mentionnée ci-dessus.
2. L'article L. 450-3 du Code de commerce dans sa rédaction résultant de la loi du 17 mars 2014 prévoit que : " Les agents mentionnés à l'article L. 450-1 peuvent opérer sur la voie publique, pénétrer entre 8 heures et 20 heures dans tous lieux utilisés à des fins professionnelles et dans les lieux d'exécution d'une prestation de services, ainsi qu'accéder à tous moyens de transport à usage professionnel.
" Ils peuvent également pénétrer en dehors de ces heures dans ces mêmes lieux lorsque ceux-ci sont ouverts au public ou lorsqu'à l'intérieur de ceux-ci sont en cours des activités de production, de fabrication, de transformation, de conditionnement, de transport ou de commercialisation.
" Lorsque ces lieux sont également à usage d'habitation, les contrôles ne peuvent être effectués qu'entre 8 heures et 20 heures et avec l'autorisation du juge des libertés et de la détention du tribunal de grande instance dans le ressort duquel sont situés ces lieux, si l'occupant s'y oppose.
" Les agents peuvent exiger la communication des livres, factures et autres documents professionnels et obtenir ou prendre copie de ces documents par tout moyen et sur tout support. Ils peuvent également recueillir, sur place ou sur convocation, tout renseignement, document ou toute justification nécessaires au contrôle.
" Pour le contrôle des opérations faisant appel à l'informatique, ils ont accès aux logiciels et aux données stockées ainsi qu'à la restitution en clair des informations propres à faciliter l'accomplissement de leurs missions. Ils peuvent en demander la transcription par tout traitement approprié des documents directement utilisables pour les besoins du contrôle ".
3. L'article L. 464-8 du Code de commerce dans sa rédaction résultant de la loi du 20 novembre 2012 prévoit que :
" Les décisions de l'Autorité de la concurrence mentionnées aux articles L. 462-8, L. 464-2, L. 464-3, L. 464-5, L. 464-6, L. 464-6-1 et L. 752-27 sont notifiées aux parties en cause et au ministre chargé de l'Economie, qui peuvent, dans le délai d'un mois, introduire un recours en annulation ou en réformation devant la Cour d'appel de Paris.
" Le recours n'est pas suspensif. Toutefois, le premier président de la Cour d'appel de Paris peut ordonner qu'il soit sursis à l'exécution de la décision si celle-ci est susceptible d'entraîner des conséquences manifestement excessives ou s'il est intervenu, postérieurement à sa notification, des faits nouveaux d'une exceptionnelle gravité.
" Le pourvoi en cassation, formé le cas échéant, contre l'arrêt de la cour, est exercé dans un délai d'un mois suivant sa notification.
" Le président de l'Autorité de la concurrence peut former un pourvoi en cassation contre l'arrêt de la Cour d'appel de Paris ayant annulé ou réformé une décision de l'Autorité.
" Le ministre chargé de l'Economie peut, dans tous les cas, former un pourvoi en cassation contre l'arrêt de la Cour d'appel de Paris.
" L'Autorité de la concurrence veille à l'exécution de ses décisions ".
4. La société requérante soutient que les dispositions contestées, faute de prévoir une voie de recours immédiate et autonome contre les mesures d'enquêtes fondées sur l'article L. 450-3 du Code de commerce, méconnaissent le droit à un recours juridictionnel effectif, les droits de la défense, le droit au procès équitable, le droit de ne pas s'auto-incriminer, le droit à la protection du domicile, le droit au respect de la vie privée et le droit au secret des correspondances. Les dispositions contestées seraient, en outre, entachées d'incompétence négative.
5. Au sein des dispositions contestées, seul le quatrième alinéa de l'article L. 450-3 du Code de commerce fixe les modalités du droit des agents habilités d'exiger la communication d'informations et de documents dans les enquêtes de concurrence. En outre, la société requérante ne conteste que les mesures prises par les agents des services d'instruction de l'Autorité de la concurrence en application du quatrième alinéa de l'article L. 450-3 du Code de commerce. La question prioritaire de constitutionnalité porte donc sur le quatrième alinéa de l'article L. 450-3 du Code de commerce.
- Sur les griefs tirés de la méconnaissance des droits garantis par l'article 16 de la Déclaration de 1789 :
6. Selon l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : " Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution ". Il résulte de ces dispositions qu'il ne doit pas être porté d'atteintes substantielles au droit des personnes intéressées d'exercer un recours effectif devant une juridiction et que sont garantis le respect des droits de la défense et le droit à un procès équitable.
7. Si les dispositions contestées imposent de remettre aux agents habilités les documents dont ces derniers sollicitent la communication, elles ne leur confèrent ni un pouvoir d'exécution forcée pour obtenir la remise de ces documents, ni un pouvoir général d'audition ou un pouvoir de perquisition. Il en résulte que seuls les documents volontairement communiqués peuvent être saisis. La circonstance que le refus de communication des informations ou documents demandés puisse être à l'origine d'une injonction sous astreinte prononcée par l'Autorité de la concurrence, d'une amende administrative prononcée par cette autorité ou d'une sanction pénale ne confère pas une portée différente aux pouvoirs dévolus aux agents habilités par les dispositions contestées.
8. En premier lieu, le droit reconnu aux agents habilités d'exiger la communication d'informations et de documents, prévu par les dispositions contestées, ne saurait, en lui-même, méconnaître les droits de la défense.
9. En second lieu, d'une part, les demandes de communication d'informations et de documents formulées sur le fondement des dispositions contestées ne sont pas en elles-mêmes des actes susceptibles de faire grief. D'autre part, si une procédure est engagée contre une entreprise à la suite d'une enquête administrative pour pratique anticoncurrentielle ou si une astreinte ou une sanction est prononcée à l'encontre d'une entreprise, la légalité des demandes d'informations peut être contestée par voie d'exception. En outre, en cas d'illégalité de ces mesures, même en l'absence de décision faisant grief, le préjudice peut être réparé par le biais d'un recours indemnitaire. Il en résulte que les dispositions contestées ne portent pas atteinte au droit des personnes intéressées de faire contrôler, par les juridictions compétentes, la régularité des mesures d'enquête. Le grief tiré de la méconnaissance du droit à un recours juridictionnel effectif doit donc être écarté.
10. En troisième lieu, il résulte de tout ce qui précède que le grief tiré de la méconnaissance du droit à un procès équitable doit également être écarté.
- Sur les autres griefs :
11. En premier lieu, selon l'article 9 de la Déclaration de 1789 : " Tout homme étant présumé innocent jusqu'à ce qu'il ait été déclaré coupable, s'il est jugé indispensable de l'arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s'assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi ". Il en résulte un principe selon lequel nul n'est tenu de s'accuser.
12. Le droit reconnu aux agents habilités d'exiger la communication d'informations et de documents, prévu par les dispositions contestées, tend à l'obtention non de l'aveu de la personne contrôlée, mais de documents nécessaires à la conduite de l'enquête de concurrence. Il en résulte que les dispositions contestées ne portent pas atteinte au principe mentionné au paragraphe 11. Le grief tiré de la méconnaissance des droits et libertés garantis par l'article 9 de la Déclaration de 1789 doit donc être écarté.
13. En second lieu, selon l'article 2 de la Déclaration de 1789 : " Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l'oppression ". Il en résulte le droit au respect de la vie privée, le principe d'inviolabilité du domicile et le principe du secret des correspondances.
14. Les dispositions contestées permettent uniquement la communication des livres, factures et autres documents professionnels. Elles ne sont pas relatives à l'entrée dans un lieu à usage d'habitation. Elles ne permettent pas d'exiger la communication de documents protégés par le droit au respect de la vie privée ou par le secret professionnel. Par conséquent, elles ne portent atteinte ni au droit à la protection du domicile, ni au droit au respect de la vie privée, ni au secret des correspondances. Les griefs tirés de la méconnaissance des droits et libertés garantis par l'article 2 de la Déclaration de 1789 doivent donc être écartés.
15. Les dispositions du quatrième alinéa de l'article L. 450-3 du Code de commerce dans leur rédaction issue de la loi du 17 mars 2014, qui ne sont pas entachées d'incompétence négative et ne méconnaissent aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit, doivent être déclarées conformes à la Constitution.
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL DÉCIDE :
Article 1er.- Les dispositions du quatrième alinéa de l'article L. 450-3 du Code de commerce dans leur rédaction issue de la loi n° 2014-344 du 17 mars 2014 relative à la consommation sont conformes à la Constitution.
Article 2.- Cette décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l'article 23-11 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.