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Décisions

CA Paris, Pôle 1 ch. 8, 23 septembre 2016, n° 16-08899

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Gifi Mag (SAS)

Défendeur :

Rocade (SARL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Dabosville

Conseillers :

Mmes Bouvier, de Gromard

Avocats :

Mes Vergnet, Dejean, Perdrieux, Delfly

TGI Lille Métropole, du 24 oct. 2013

24 octobre 2013

La SAS Gifi Mag a confié un contrat dit de gérance-mandat en date du 30 avril 2009 à la SARL Rocade, constituée de trois de ses anciens salariés.

En juillet 2010, la SARL Rocade a adressé à sa mandante divers courriels critiquant les conditions d'exécution dudit contrat.

La SAS Gifi Mag, affirmant pour sa part avoir découvert un taux de casse anormalement élevé sur les produits envoyés à la SARL Rocade, lui a dénoncé ces faits par lettre recommandée avec avis de réception du 31 août 2010, valant mise en demeure avec menace de résiliation pour inexécution en application de l'article 14 du contrat.

Par lettre recommandée avec avis de réception du 15 septembre 2010, la SAS Gifi Mag a confirmé à la SARL Rocade la résiliation avec effet immédiat du contrat de gérance-mandat. Les locaux ont été restitués le 21 septembre 2010, après une sommation de déguerpir signifiée par voie d'huissier.

Par acte du 20 juin 2010, soutenant qu'elle n'avait commis aucune faute grave justifiant la résiliation du mandat-gérance sans versement de l'indemnité prévue par l'article L. 164-4 du Code de commerce, la SARL Rocade a assigné la SAS Gifi Mag devant le Tribunal de commerce de Lille Métropole à titre principal, aux fins de condamnation au paiement de la somme de 155 269 euros au titre de cette indemnité de rupture, à défaut, en paiement de la somme de 152 100 euros à titre de dommages-intérêts et, à titre subsidiaire, sur le fondement de l'article L. 442-6 I 5° du Code de commerce, de condamnation au paiement de la somme de 46 800 euros.

La SAS Gifi Mag a soulevé une exception d'incompétence au profit du tribunal de commerce d'Agen.

Par jugement contradictoire du 24 octobre 2013, le Tribunal de commerce de Lille Métropole, retenant notamment que l'exception d'incompétence est recevable en la forme, en ce qu'elle avait été soulevée avant toute défense au fond ou fin de non-recevoir, qu'elle est motivée et désigne la juridiction estimée compétente ; qu'un examen sommaire de l'assignation montre que le litige porte sur une question de rupture brutale des relations commerciales entre les parties, relevant des dispositions de l'article L. 442-6 du Code de commerce ; qu'en matière de rupture brutale des relations commerciales, le préjudice est réputé avoir été subi au lieu du siège social de celui qui l'invoque ; que le siège social de la demanderesse est situé à Wizernes, dans le ressort de la Cour d'appel de Douai ; qu'il résulte du décret n° 2009-1384 du 11 novembre 2009 que les litiges relevant de l'article L. 442-6 du Code de commerce situés dans le ressort de la Cour d'appel de Douai sont de la compétence exclusive du Tribunal de commerce de Lille, a :

- dit la demande d'exception d'incompétence de la SAS Gifi Mag recevable mais mal fondée ;

- s'est dit compétent rationae loci pour entendre du litige ;

Sur le fond :

- renvoyé les parties à l'audience de rôle du mardi 26 novembre 2013 à 14h30 pour mise en état ;

- débouté les parties de toutes leurs demandes plus amples ou contraires ;

- réservé les dépens.

Par arrêt du 20 février 2014, la Cour d'appel de Douai, saisie du contredit formé par la société Gifi Mag, relevant que la société Rocade impute à la société Gifi Mag une rupture sans motif légitime du contrat de gérance-mandat qui les liait et, à titre subsidiaire, une rupture brutale des relations commerciales sur le fondement de l'article L. 442-6, I, 5°, du Code de commerce, a rejeté le contredit en retenant que la seule invocation de ce texte, fût-ce à titre subsidiaire, commande l'application des règles d'ordre public dérogatoires de compétence territoriale des juridictions spécialisées.

La SAS Gifi Mag a formé un pourvoi en cassation à l'encontre de cet arrêt.

Le Tribunal de commerce de Lille Métropole, parallèlement saisi du fond du dossier, a sursis à statuer.

Par arrêt n° du 20 octobre 2015, la Chambre commerciale de la Cour de cassation, sur un moyen relevé d'office, a cassé et annulé en toutes ses dispositions l'arrêt rendu le 20 février 2014 par la Cour d'appel de Douai qui, en statuant comme elle a fait, sans relever la fin de non-recevoir tirée de l'inobservation de la règle d'ordre public investissant la Cour d'appel de Paris du pouvoir juridictionnel exclusif de statuer sur les contredits formés contre les décisions rendues dans les litiges relatifs à l'application de l'article L. 442-6 du Code de commerce, a violé les articles 125 du Code de procédure civile, L. 442-6 et D. 442-3 du Code de commerce.

La Cour de cassation a ordonné le retour du dossier de l'affaire au greffe du Tribunal de commerce de Lille Métropole aux fins de sa transmission, avec le contredit et une copie du jugement, au greffier de la Cour d'appel de Paris.

Le contredit formé contre la décision du 24 octobre 2013, par requête du 8 novembre 2013 de la SAS Gifi Mag déposée au greffe du tribunal de commerce d'Evry a ainsi été reçue par la Cour d'appel de Paris le 6 avril 2016.

Dans ses dernières écritures déposées et soutenues oralement à l'audience du 24 juin 2016, la contredisante demande à la cour de :

- la déclarer recevable et bien fondée en son contredit de compétence ;

Y faisant droit,

- dire et juger que les dispositions spéciales et d'ordre public des articles L. 146-1 et suivants du Code de commerce excluent l'application des règles générales d'ordre public de l'article L. 442-6 I 5° du même Code en matière d'indemnisation des conséquences de la rupture d'un contrat de gérance-mandat ;

- dire et juger que le Tribunal de commerce de Lille Métropole n'est pas compétent pour se prononcer sur la demande formée à l'encontre de la SAS Gifi Mag par la SARL Rocade suivant assignation du 20 juin 2012 délivrée par la SCP Andrieu-Bruneau-Guillaume-Issèle, huissiers de justice à Agen ;

- infirmer en conséquence le jugement du 24 octobre 2013 aux termes duquel le Tribunal de commerce de Lille Métropole s'est déclaré compétent ;

- dire et juger que seul le tribunal de commerce d'Agen est compétent pour connaître des demandes formées par la SARL Rocade en application des dispositions de la clause attributive de compétence figurant à l'article 17 de la convention du 30 avril 2009 ;

- renvoyer en conséquence l'affaire devant cette juridiction pour qu'elle statue sur la demande, conformément à la loi ;

- condamner la SARL Rocade au paiement de la somme de 5 000 euros au bénéfice de la SAS Gifi Mag au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ;

- condamner la même aux entiers "dépens".

La contredisante soutient :

- que le contrat de gérance-mandat contient en son article 17 une clause attribuant "tous différends relatifs à la validité, l'interprétation et l'exécution" de la convention au tribunal de commerce d'Agen que cette clause s'applique à l'exécution du contrat, notamment les articles 14 et 15 qui concernent la rupture ; que les demandes de la SARL Rocade se fondent sur la rupture des relations commerciales ; qu'elles entrent donc dans le champ de la clause ;

- que la clause est valide au regard des conditions posées par l'article 48 du Code de procédure civile ; qu'elle est stipulée entre deux commerçants et spécifiée de manière apparente ;

- que la SARL Rocade ne peut prétendre que son action se fonde sur l'article L. 442-6 du Code de commerce alors que sa demande principale se fonde sur les articles 1134 du Code civil et L. 146-4 du Code de commerce, et non sur l'article 1382 du Code civil ; que sa demande principale a donc un fondement contractuel et non délictuel, de sorte que la solution jurisprudentielle visant à appliquer la solution posée par l'article 46 du Code de procédure civile n'est pas applicable à l'espèce ;

- qu'en outre le contrat de mandat-gérance est soumis aux dispositions spéciales et d'ordre public des articles L. 146-1 et suivants du Code de commerce de sorte que l'article L 442-6 I 5° du Code de commerce, d'ordre général, est inapplicable, comme l'a jugé la Cour de cassation par arrêts du 3 avril 2012 pour la rupture brutale d'un mandat d'agent commercial (pourvoi n° 11-13.527) et 4 octobre 2011 dans le domaine des contrats de transports (pourvoi n° 10-20.240) ;

- que la SARL Rocade n'explique pas en quoi le fait qu'elle invoque l'article L. 442-6 I 5° à titre subsidiaire suffirait à donner compétence au Tribunal de commerce de Lille ;

que la jurisprudence (Cass. com. du 26 mars 2013 et décisions de cours d'appel) qu'elle cite n'est en effet pas transposable au présent litige car elle concerne des contentieux qui ne sont pas soumis à des dispositions spéciales d'ordre public, dérogatoires à l'article L. 442-6 I 5° ;

- qu'en tout état de cause, la Cour de cassation considère que les dispositions de l'article L. 442-6 I 5° ne font pas obstacle à l'efficacité d'une clause attributive de juridiction (Cass. com., 22 oct. 2008, n° 07-15.823 ; 20 mars 2012, n° 11-11.570).

Par ses dernières écritures, déposées le 10 juin 2016 et soutenues oralement à l'audience du 24 juin 2016, la SARL Rocade, défenderesse au contredit, demande à la cour de :

- débouter la SAS Gifi Mag de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions ;

- dire et juger que le Tribunal de commerce de Lille Métropole est territorialement compétent pour connaître de ses demandes formées contre la SAS Gifi Mag ;

- condamner la SAS Gifi Mag à lui payer la somme de 3 000 euros pour appel abusif en application de l'article 88 du Code de procédure civile ;

- condamner la SAS Gifi Mag à lui payer la somme de 4 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ;

- condamner la SAS Gifi Mag aux entiers dépens de première instance et de contredit.

Elle soutient :

- que la clause attributive de compétence n'est pas applicable en ce qu'elle déroge à des règles d'ordre public, à savoir l'article L. 442-6 I 5° du Code de commerce ; qu'il y a également lieu de l'écarter en ce que le litige ne concerne ni la validité ni l'interprétation, ni l'exécution du contrat de mandat-gérance qu'en outre l'action initiée sur le fondement de l'article L. 442-6 I 5° est de nature délictuelle ce qui exclut toute clause attributive de compétence ;

- que, s'agissant de demandes qui se fondent sur l'article L. 442-6 I 5° du Code de commerce, il y a lieu d'appliquer l'article L. 442-3 du Code de commerce qui donne compétence exclusive au Tribunal de commerce de Lille Métropole ;

- qu'il est de jurisprudence constante que l'article L. 442-6 I 5° instaure une action à caractère délictuel même lorsque la rupture s'inscrit dans un cadre contractuel, de sorte qu'il y a lieu d'appliquer l'article 46 du Code de procédure civile qui donne compétence au juge du lieu où le préjudice est subi, soit en matière de rupture abusive de relations commerciales, le lieu du siège social de la personne qui s'en prévaut ;

- que la seule invocation de l'article L. 442-6 I 5° du Code de commerce commande l'application des règles dérogatoires de compétence, indépendamment de tout examen du bien-fondé des demandes, comme cela ressort de la jurisprudence ; qu'il suffit que cet article entre dans le champ du litige, même à titre subsidiaire ; que c'est ce qu'a retenu à bon droit le Tribunal de commerce de Lille Métropole ; que c'était également le sens de l'avis de l'avocat général rendu dans le cadre du pourvoi en cassation formé par la SARL Rocade ;

- qu'il y a lieu de faire application des dispositions de l'article 88 du Code de procédure civile et de condamner la contredisante à une amende civile de 3 000 euros en ce que son recours apparaît manifestement dilatoire.

Sur ce LA COUR

La société Rocade, imputant à la société Gifi Mag une rupture sans motif légitime du contrat de gérance-mandat du 30 avril 2009 qui les liait, a, par assignation du 20 juin 2012, saisi le Tribunal de commerce de Lille Métropole aux fins d'obtenir, à titre principal, la condamnation de la défenderesse à payer l'indemnité prévue par l'article L. 146-4 du Code du commerce, à défaut, le paiement de dommages-intérêts en réparation d'une résiliation du mandat sans motif légitime, et à titre subsidiaire, sur le fondement de l'article L. 442-6 I 5° du Code du commerce, le versement d'une somme en réparation de la rupture soudaine et brutale des relations commerciales.

En ce qui concerne la juridiction compétente pour connaître de ce litige, la demanderesse se fonde sur les dispositions de l'article L. 442-6 du Code du commerce pour justifier la saisine du Tribunal de commerce de Lille Métropole seul compétent pour connaître d'un litige portant sur une question de rupture brutale des relations commerciales entre les parties.

La défenderesse à l'instance, la société Gifi Mag, soutient l'incompétence territoriale de la juridiction saisie au profit de celle du tribunal de commerce d'Agen, en invoquant la clause attributive de compétence de l'article 17 du contrat de gérance-mandat, qui prévoit que les "différends relatifs à la validité, à l'interprétation et à l'exécution" de ladite convention seront soumis au tribunal de commerce d'Agen.

La Cour de cassation, par arrêt du 29 octobre 2015 (pourvoi n° 14-15.851), a censuré l'arrêt de la Cour d'appel de Douai rejetant le contredit formé par la société Gifi Mag à l'encontre du jugement du 24 octobre 2013 du Tribunal de commerce de Lille Métropole qui s'est déclaré compétent ratione loci pour connaître du litige relevant, fût-ce à titre subsidiaire, des dispositions d'ordre public de l'article L. 442-6 du Code du commerce.

Selon la Cour de cassation, en ne relevant pas la fin de non-recevoir tirée de l'inobservation de la règle d'ordre public investissant la Cour d'appel de Paris du pouvoir juridictionnel exclusif de statuer sur les contredits formés contre les décisions rendues dans les litiges relatifs à l'application de l'article L. 442-6 du Code de commerce, la Cour d'appel de Douai a violé les articles 125 du Code de procédure civile, L. 442-6 et D.442-3 du Code de commerce.

La présente cour, juridiction de renvoi, saisie du contredit formé par la société Gifi Mag, relève que, s'il est exact que la société Rocade soutient à titre subsidiaire, dans son assignation en justice, sur le fondement de l'article L. 442-6 I 5° du Code du commerce, une demande d'indemnisation de la rupture brutale et abusive par la société Gifi Mag des relations commerciales, elle fonde à titre principal son action en "réclamation d'une indemnisation consécutive à la rupture soudaine unilatérale et injustifiée du contrat de mandat-gérance" sur les dispositions des articles 1134 du Code civil et L. 146-4 du Code du commerce.

Le contrat de gérance-mandat est soumis aux dispositions spéciales et d'ordre public des articles L. 146-1 et suivants du Code de commerce, introduites par la loi n° 2005-882 du 2 août 2005, qui prévoit notamment, en cas de résiliation du contrat par le mandant, sauf faute grave de la part du gérant-mandataire, le paiement par le mandant d'une indemnité égale, sauf conditions plus favorables fixées par les parties, au montant des commissions acquises, ou à la commission minimale garantie mentionnée à l'article L. 146-3, pendant les six mois précédant la résiliation du contrat, ou pendant la durée d'exécution du contrat si celle-ci a été inférieure à six mois.

Il s'en déduit que les dispositions d'ordre général de l'article L. 442 6 I 5° du Code du commerce, qui instaurent une responsabilité de nature délictuelle, et partant, celles des articles L. 442-6 et D. 442-6 du même Code qui donnent compétence à des juridictions spécialisées en matière de rupture brutale et abusive de relations commerciales ne s'appliquent pas lors de la cessation des relations entre un mandant et son gérant-mandataire dès lors que la rupture immédiate du contrat, si elle peut intervenir à tout moment et sans préavis, est subordonnée, en l'absence de faute grave, au paiement d'une indemnité spécifique en application des règles spéciales instaurées par la loi du 2 août 2005, étant relevé que le pouvoir exclusif de la Cour d'appel de Paris pour connaître du contredit formé contre une décision rendue dans un litige relatif à l'application de l'article L. 442-6 du Code de commerce ne préjuge pas de l'applicabilité desdites dispositions aux prétentions de la demanderesse à l'instance.

En l'espèce, l'article 17 du contrat de gérance-mandat conclu le 30 avril 2009 entre deux sociétés commerciales, la SARL Rocade et la SAS Gifi Mag, prévoit expressément, en des termes très apparents, une clause attributive de compétence territoriale, conforme aux exigences de l'article 48 du Code de procédure civile, qui prévoit que tous les différends relatifs à l'exécution de la convention seront soumis au tribunal de commerce d'Agen, ce qui inclut implicitement mais nécessairement les litiges relatifs à la résiliation dudit contrat.

Il se déduit de l'ensemble de ces constatations et énonciations que le Tribunal de commerce de Lille Métropole s'est déclaré à tort compétent ; que le contredit est bien fondé ; qu'il convient de l'accueillir et de renvoyer la cause et les parties devant le tribunal de commerce d'Agen territorialement compétent pour connaître du litige.

En ce qui concerne la demande incidente de la société Rocade, il convient de rappeler que l'exercice d'une action en justice de même que la défense à une telle action constitue en principe un droit et ne dégénère en abus pouvant donner lieu à l'octroi de dommages-intérêts que lorsqu'est caractérisée une faute en lien de causalité directe avec un préjudice ; en l'espèce, un tel comportement de la part de la contredisante n'est pas caractérisé ; la demande incidente de la société Rocade est rejetée.

L'équité commande de ne pas faire droit à la demande des parties présentée sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile.

Eu égard aux circonstances de l'affaire, chacune des parties conservera la charge des frais engagés en matière de contredit.

Par ces motifs : Dit le contredit bien fondé, Renvoie la cause et les parties devant le tribunal de commerce d'Agen territorialement compétent, Déboute la SARL Rocade de sa demande de dommages-intérêts, Déboute les parties de leur demande fondée sur l'article 700 du Code de procédure civile, Laisse à chacune des parties la charge de ses frais.