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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 5-7, 22 septembre 2016, n° 2015-09009

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Grands Moulins de Strasbourg (SA)

Défendeur :

Autorité de la concurrence, Ministre de l'Economie, de l'Industrie et du Numérique

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Michel-Amsellem

Conseillers :

Mmes Luc, Faivre

Avocat :

Me Ferla

CA Paris n° 2015-09009

22 septembre 2016

Faits et procédure

La société Grands Moulins de Strasbourg a formé le 6 mai 2015 un recours devant la Cour d'appel de Paris, pour obtenir l'annulation de la décision n° 15-D-04 du 26 mars 2015 de l'Autorité de la concurrence relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de la boulangerie artisanale. Cette société a été condamnée au titre des articles L. 420-1 du Code du commerce et 101 du TFUE à une sanction pécuniaire s'élevant à 518 000 euros pour avoir participé à une entente anti-concurrentielle visant à fixer en commun un objectif de hausse de prix de la farine à proposer aux boulangeries artisanales.

Cette décision est intervenue après que le Conseil de la concurrence se fût saisi d'office le 23 avril 2008, dans une décision n° 08-SO-05, de " pratiques mises en œuvre dans le secteur des farines alimentaires ", à la suite d'une demande de clémence de la société Wilh. Werhahan Gmbh & Co. KG et ses filiales. Le Conseil, par l'avis n° 08-AC-01 du 27 mai 2008, a accordé à ces sociétés le bénéfice conditionnel de la clémence sous forme d'une exonération totale de sanction.

Le rapporteur général adjoint a procédé à la disjonction de la saisine en deux volets par une décision du 26 janvier 2011.

Le premier volet concernant les farines alimentaires a donné lieu à la décision de l'Autorité n° 12-D-09 du 13 mars 2012, qui a fait l'objet d'une réformation de la Cour d'appel de Paris, par un arrêt du 20 novembre 2014. Un pourvoi en cassation a été formé contre cet arrêt, à l'occasion duquel la société Grands Moulins de Strasbourg a déposé une question prioritaire de constitutionnalité relative à la contrariété de la saisine d'office de l'Autorité, telle que prévue par l'article L. 462-5 du Code de commerce, dans sa version en vigueur au moment des faits, au principe d'impartialité. Par la décision n° 2015-489 du 14 octobre 2015, le Conseil Constitutionnel a déclaré l'article L. 462-5 du Code du commerce conforme à la Constitution, considérant que la décision de saisine d'office " n'a ni pour objet ni pour effet d'imputer une pratique à une entreprise déterminée " et " que dès lors, elle ne (...) conduit pas (le Conseil) à préjuger la réalité des pratiques susceptibles de donner lieu au prononcé des sanctions ".

Le second volet, concernant les farines artisanales, a donné lieu, le 23 février 2013, à une notification de griefs, puis à la décision de sanction n° 15-D-04 susmentionnée.

LA COUR,

La société Grands Moulins de Strasbourg demande à la cour, dans ses conclusions des 4 juin 2015 et 25 mai 2016, de :

- constater la violation de ses droits de la défense, résultant de sa condamnation à la suite d'une procédure entachée de partialité par la décision de l'Autorité de la concurrence de se saisir d'office des pratiques en cause à la suite d'une demande de clémence ;

- d'annuler la décision n° 15-D-04 du 26 mars 2015 de l'Autorité de la concurrence sur la condamnation de la société Grands Moulins de Strasbourg ;

- d'ordonner le remboursement immédiat à la société Grands Moulins de Strasbourg des sommes versées au titre du paiement des sanctions.

La société Grands Moulins de Strasbourg soutient dans un moyen principal et exclusif que la décision de l'Autorité de la concurrence doit être annulée en raison de la violation du principe constitutionnel d'impartialité.

Elle estime qu'elle a été condamnée à la suite d'une saisine d'office fondée sur une demande de clémence et que ce procédé est manifestement attentatoire aux droits de la défense, et surtout au principe d'impartialité, car le collège aurait " préjugé l'affaire " en se saisissant d'office.

Elle considère que, même si le Conseil constitutionnel a déclaré l'ancien article L. 462-5 du Code de commerce, relatif à la saisine d'office, dans sa version en vigueur au moment des faits, conforme à la Constitution dans sa décision du 14 octobre 2015, cette procédure doit être précisément encadrée, afin de vérifier qu'il n'existe aucun doute légitime de pré-jugement.

Par ses observations du 24 mars 2016, l'Autorité de la concurrence demande à la cour de rejeter l'ensemble des conclusions et des demandes de la requérante.

Par courrier du 15 mars 2016, le ministre de l'Economie, de l'Industrie et du Numérique a précisé qu'il n'entendait pas exercer la faculté de présenter des observations telle que prévue par l'article R. 464-19 du Code du commerce. Il a déclaré partager l'analyse de l'Autorité de la concurrence exposée dans sa décision n° 15-D-04.

Madame l'Avocat général a déposé des observations écrites le 10 juin 2016, dans lesquelles elle conclut de même au rejet du recours, au regard de la décision du Conseil constitutionnel, qui a déjà tranché la question, de précédents des juridictions de contrôle qui ont validé la procédure, et en l'absence de tout élément probant de nature à étayer en l'espèce le grief de partialité.

Sur quoi,

Sur la prétendue impossibilité absolue de se saisir d'office dans la matière répressive

La société requérante expose que la faculté du collège du Conseil de la concurrence de s'autosaisir est attentatoire aux droits fondamentaux, car elle implique que celui-ci, appelé à se prononcer sur l'opportunité de se saisir d'office de faits nouveaux, les considère nécessairement comme avérés. Faculté dévolue exclusivement aux autorités administratives indépendantes, elle devrait, selon elle, entraîner, en matière de procédures administratives de sanctions, la prohibition absolue de sanctionner après s'être saisi d'office. La société Grands Moulins de Strasbourg cite à l'appui de ce moyen une décision du Conseil constitutionnel n° 2012-286 QPC.

Mais cette décision est relative aux seules saisines d'office des juridictions et ne concerne pas les autorités administratives indépendantes. Elle rappelle l'interdiction de principe, pour toute juridiction pénale, de, successivement, se saisir d'office, puis statuer au fond. Le Conseil constitutionnel admet que les juridictions civiles ou commerciales puissent se voir reconnaître cette faculté, mais à la double condition que cette procédure soit fondée sur un motif d'intérêt général et soit encadrée par la loi afin de garantir que la saisine d'office ne reflète pas un pré-jugement de l'affaire. Selon cette décision, en effet : " en principe une juridiction ne saurait disposer de la faculté d'introduire spontanément une instance au terme de laquelle elle prononce une décision revêtue de l'autorité de chose jugée ; que, si la Constitution ne confère pas à cette interdiction un caractère général et absolu, la saisine d'office d'une juridiction ne peut trouver de justification, lorsque la procédure n'a pas pour objet le prononcé de sanctions ayant le caractère d'une punition, qu'à la condition qu'elle soit fondée sur un motif d'intérêt général et que soient instituées par la loi des garanties propres à assurer le respect du principe d'impartialité ".

Le Conseil constitutionnel considère, en l'espèce, que ces garanties sont insuffisantes, s'agissant des cas de saisines d'office des tribunaux de commerce.

Il ne résulte donc pas de cette décision, visant exclusivement les juridictions commerciales, une prohibition de principe des saisines d'office des autorités administratives, même investies de pouvoir de sanction.

Sur les modalités de la saisine d'office

La société requérante soutient encore que, dans la mesure où elle a été adoptée à la suite d'une autosaisine sur le fondement de l'article L. 462-5 ancien du Code de commerce, la décision de l'Autorité est contraire au principe d'impartialité et doit être annulée. L'illégalité de la décision résulterait du fait que le collège s'est saisi d'office avant la réforme de l'article L. 462-5 du Code de commerce, alors que le Conseil constitutionnel n'a validé la saisine d'office que dans la nouvelle version de l'article L. 462-5, c'est-à-dire lorsqu'elle est proposée par le rapporteur général, instance distincte du collège, dans sa décision n° 2012-280 QPC du 12 octobre 2012.

L'article L. 462-5 du Code de commerce, dans sa version en vigueur au moment des faits, disposait : " Le Conseil de la concurrence peut être saisi par le ministre chargé de l'Economie de toute pratique mentionnée aux articles L. 420-1, L. 420-2 et L. 420-5. Il peut se saisir d'office ou être saisi par les entreprises ou, pour toute affaire qui concerne les intérêts dont ils ont la charge, par les organismes visés au deuxième alinéa de l'article L. 462-1 ".

Dans sa décision n° 2012-280 QPC du 12 octobre 2012, le Conseil constitutionnel a estimé qu'en se saisissant d'office d'une procédure de vérification de l'exécution des injonctions, prescriptions et engagements figurant dans une décision autorisant une opération de concentration, puis en sanctionnant le non-respect, par une entreprise, de certains engagements, l'Autorité de la concurrence n'avait pas méconnu les principes d'indépendance et d'impartialité qui s'imposent à elle, en confondant, en son sein, les fonctions d'édiction d'obligations comportementales dans la décision autorisant la concentration sous conditions, et les fonctions de sanction en cas de non-respect de ces obligations, non plus que les fonctions de poursuite/instruction et de jugement.

Il a donc estimé conforme à la Constitution le paragraphe III de l'article L. 462-5 du Code de commerce, ainsi rédigé : " III.- Le rapporteur général peut proposer à l'Autorité de la concurrence de se saisir d'office des pratiques mentionnées aux I et II et à l'article L. 430-8 ainsi que des manquements aux engagements pris en application des décisions autorisant des opérations de concentration intervenues avant l'entrée en vigueur de l'ordonnance n° 2008-1161 du 13 novembre 2008 portant modernisation de la régulation de la concurrence ".

Il a relevé à cet égard que la proposition de saisine d'office émanait du rapporteur général, indépendant du collège, qui instruit les faits de manière séparée du collège et ne participe pas à son délibéré, garantissant ainsi la séparation poursuite-instruction/jugement et que l'ouverture de cette procédure par le collège qui s'était saisi d'office, ne conduisait pas l'Autorité à préjuger la réalité des manquements à examiner : " Considérant, en second lieu, que si les dispositions du paragraphe III de l'article L. 462-5 du Code de commerce autorisent l'Autorité de la concurrence à se saisir " d'office " de certaines pratiques ainsi que des manquements aux engagements pris en application des décisions autorisant des opérations de concentration, c'est à la condition que cette saisine ait été proposée par le rapporteur général ; que ces dispositions, relatives à l'ouverture de la procédure de vérification de l'exécution des injonctions, prescriptions ou engagements figurant dans une décision autorisant une opération de concentration, ne conduisent pas l'autorité à préjuger la réalité des manquements à examiner ".

La société Grands Moulins de Strasbourg ne peut déduire de cette décision que la validation de la procédure de saisine d'office, par le Conseil constitutionnel, repose sur la seule circonstance qu'elle est proposée par le rapporteur général. Il faut, en effet, pour apprécier la portée de cette décision, préciser le cadre de la saisine du Conseil constitutionnel, qui portait tant sur la séparation des pouvoirs normatif et de sanction de l'Autorité en matière de contrôle des concentrations, que sur le cumul des pouvoirs de poursuite et de sanction. C'est au regard de quatre garanties légales, dont le respect doit être vérifié par les juridictions de contrôle, que la procédure a été considérée, en l'espèce, conforme à la Constitution. En premier lieu, la proposition de saisine d'office émanait du rapporteur général ; en deuxième lieu, il était constaté que l'ouverture de la procédure n'avait pas conduit l'Autorité à préjuger la réalité des manquements ; en troisième lieu, l'instruction de l'affaire avait été réalisée par un service d'instruction doté d'indépendance par rapport au collège, et, enfin, la décision infligeant les sanctions avait été délibérée par le collège, hors la présence des services d'instruction.

Les conclusions de la requérante tendant à voir prononcer l'illégalité de la saisine d'office du collège, prononcée selon les dispositions de l'ancien article L. 462-5 du Code de commerce, au seul motif que la loi ne prévoyait pas que le rapporteur général saisissait préalablement le collège d'une demande de saisine d'office, ne peuvent donc se fonder sur cette décision.

Par ailleurs, elles seront rejetées, n'étant fondées ni en droit, ni en fait.

Elles sont, en premier lieu, clairement démenties par la décision rendue par le Conseil constitutionnel sur une question prioritaire de constitutionnalité posée dans la présente affaire, le 14 octobre 2015 (n° 2015-489 QPC) : " 7. Considérant que si, en vertu des dispositions de l'article L. 462-5 du Code de commerce, le Conseil de la concurrence peut décider de se saisir d'office de certaines pratiques anticoncurrentielles, cette décision par laquelle le Conseil exerce sa mission de contrôle du bon fonctionnement des marchés n'a ni pour objet ni pour effet d'imputer une pratique à une entreprise déterminée ; que, dès lors, elle ne le conduit pas à préjuger la réalité des pratiques susceptibles de donner lieu au prononcé de sanctions ; que l'instruction de l'affaire est ensuite assurée sous la seule direction du rapporteur général dans les conditions et selon les garanties prévues par les articles L. 463-1 et L. 463-2 dudit Code ; que le collège du Conseil de la concurrence est, pour sa part, compétent pour se prononcer, selon les modalités prévues par l'article L. 463-7 du même Code, sur les griefs notifiés par le rapporteur général et, le cas échéant, infliger des sanctions ; que les deux derniers alinéas de cet article disposent que, lors de la séance, le rapporteur général peut présenter des observations, tout en prévoyant que lorsque le Conseil statue sur des pratiques dont il a été saisi en application de l'article L. 462-5, le rapporteur général et le rapporteur n'assistent pas au délibéré que, compte tenu de ces garanties légales, dont il appartient à la juridiction compétente de contrôler le respect, la décision du Conseil de la concurrence de se saisir d'office n'opère pas de confusion entre, d'une part, les fonctions de poursuite et d'instruction et, d'autre part, les pouvoirs de sanction ; 8. Considérant que, dans ces conditions, les mots " se saisir d'office ou " figurant à l'article L. 462-5 du Code de commerce ne portent aucune atteinte aux principes d'indépendance et d'impartialité découlant de l'article 16 de la Déclaration de 1789 ; que ces dispositions, qui ne méconnaissent aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit, doivent être déclarées conformes à la Constitution ".

Il ressort de cette décision que le Conseil constitutionnel, saisi en l'espèce du seul cumul des fonctions de poursuite et de jugement, valide la procédure, en soulignant qu'elle présente les mêmes garanties que celles exigées en 2012, à l'exception de l'intervention préalable du rapporteur général, qui n'est pas mentionnée.

Il résulte de ce qui précède que la saisine d'office, qui ne constitue pas un acte d'accusation, n'est pas en soi contraire au principe d'impartialité, ainsi qu'il résulte par ailleurs d'une jurisprudence constante citée par l'Autorité au point 223 de sa décision.

En deuxième lieu, l'ouverture de la procédure à la suite d'une demande de clémence implique nécessairement l'intervention préalable du rapporteur général. L'Autorité a justement rappelé au point 225 de sa décision, que " la jurisprudence a considéré - sans avoir besoin de s'appuyer sur un texte explicite - que la faculté de saisine d'office était en fait subordonnée, avant la précision apportée en 2008, à l'intervention préalable des services d'instruction qui, sous la forme d'observations orales présentées devant le collège, faisaient état d'éléments rassemblés par eux et justifiant, selon eux, une saisine d'office ".

La saisine d'office a ici été déclenchée après une demande de clémence, ce qui implique que la proposition de saisine d'office émanait effectivement du rapporteur général. En effet, c'est lui seul qui reçoit les demandes de clémence, apprécie les suites à y donner, et propose au collège d'accorder un avis de clémence et de se saisir d'office. Cette procédure est le complément nécessaire de la procédure de clémence.

Si l'avis de clémence et la décision d'autosaisine n'ont pas la même nature, ils sont fondés sur les faits dénoncés par le demandeur de clémence. Pas plus que dans la saisine d'office, le collège ne prend partie sur la culpabilité de l'entreprise dans l'avis de clémence et il n'en résulte aucun " préjugement ", ainsi que l'atteste la décision de non-lieu citée par la saisissante, par laquelle le Conseil a écarté les griefs révélés par une dénonciation (décision 10-D-36 du 17 décembre 2010).

La requérante ne démontre pas, par ailleurs, que le fait que l'avis de clémence ait été précédé par la saisine d'office lui ait fait grief.

En troisième lieu, la décision de saisine d'office ne révèle aucun préjugement de l'affaire, l'Autorité soulignant à juste titre, au point 21 de ses observations, qu'elle ne vise nominativement aucune entreprise, ne prend parti sur aucune qualification d'infraction ni imputation à une entreprise déterminée. Ce n'est donc pas un acte d'accusation.

Enfin, aucun élément probant ne vient démontrer que les garanties procédurales exigées par le Conseil constitutionnel auraient été méconnues, ainsi que le rappelle l'Autorité aux points 24 à 29 de ses observations.

Par ces motifs : Rejette le recours de la société Grands Moulins de Strasbourg, La condamne aux dépens.