CA Paris, Pôle 5 ch. 5, 29 septembre 2016, n° 15-04154
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Linéa Latina (SARL)
Défendeur :
Sercotex (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Dabosville
Conseillers :
M. Loos, Mme Schaller
Avocats :
Mes Sebag, Guizard, Sportes
FAITS ET PROCÉDURE
La SARL de droit tunisien Linéa Latina a été créée en 2001 et a pour activité le façonnage de vêtements, notamment de chemises.
La SAS de droit français Sercotex commercialise en France les chemises façonnées par Linéa Latina avec les tissus fournis par la société Sercotex.
La société Sercotex a été également associée majoritaire de la société Linéa Latina jusqu'en août 2009.
En 2009, les deux sociétés ont signé une convention comportant la cession des parts de la société Sercotex et un engagement de celle-ci de commander et alimenter la production de la société Linéa Latina d'un minimum de 1 500 à 5 000 pièces.
Les relations se sont ensuite dégradées entre les parties.
Considérant qu'elle était victime d'une rupture brutale, la société Linéa Latina a fait parvenir une mise en demeure avant poursuites le 10 avril 2013 réclamant à la société Sercotex une indemnisation de 1 000 000 euros correspondant à 36 mois de préavis pour le préjudice qu'elle estimait avoir subi.
Elle a ensuite assigné la société Sercotex le 26 avril 2013.
Par jugement en date du 16 février 2015, le Tribunal de commerce de Paris a :
- Débouté la SARL Linéa Latina de ses demandes.
- Condamné la SARL Linéa Latina à payer à la SAS la société Sercotex la somme de 10 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.
- Dit les parties mal fondées en leurs demandes plus amples ou contraires au dispositif du jugement et les en a débouté.
- Ordonné d'office l'exécution provisoire du jugement.
- Condamné la SARL Linéa Latina aux dépens, dont ceux à recouvrer par le greffe, liquidés à la somme de 82,44 euros dont 13,52 euros de TVA.
Vu l'appel interjeté par la société Linéa Latina contre cette décision.
Vu les dernières conclusions signifiées par la société Linéa Latina le 30 juillet 2015, par lesquelles il est demandé à la cour de :
- Déclarer la société Linéa Latina recevable et bien fondée en ses demandes et prétentions.
- Débouter la société la société Sercotex de l'ensemble de ses demandes, en ce compris celles formées au titre de son appel incident.
En conséquence,
- Confirmer partiellement le jugement du Tribunal de commerce de Paris rendu le 16 février 2015 en ce qu'il a :
- Déclaré la demande de la Société Linéa Latina, recevable et bien fondée,
- Débouté la société Sercotex de ses demandes reconventionnelles.
- Infirmer partiellement le jugement du Tribunal de commerce de Paris rendu le 16 février 2015 en ce qu'il a :
- Débouté la société Linéa Latina de l'ensemble de ses demandes,
- Condamné la société Linéa Latina à verser à la société Sercotex la somme de 10 000 euros au titre de l'article 700 du CPC.
En conséquence, statuant de nouveau de :
- Constater l'existence de relations commerciales établies entre la société Linéa Latina et la société Sercotex depuis 2001.
- Constater l'exercice abusif du droit de rupture unilatéral par la société la société Sercotex.
- Constater le préjudice financier et économique causé à la société Linéa Latina.
- Dire et juger qu'un préavis égal à trente-six mois aurait dû être respecté par la défenderesse et que sa responsabilité est de ce fait engagée.
- Condamner la société Sercotex à payer à Linéa Latina la somme de 1 400 000 euros au titre de la durée du préavis raisonnable qui aurait dû être respecté par la société Sercotex du fait de la rupture.
- Condamner la société Sercotex à payer à Linéa Latina la somme de 2 000 000 euros au titre du préjudice économique, financier et commercial du fait de la rupture brutale des relations commerciale et distinct de la durée du préavis raisonnable, et ce avec intérêt au taux légal à compter du 9 avril 2013, date de présentation et distribution de la mise en demeure.
- Débouter la société Sercotex de toutes ses demandes plus amples et contraires.
- Condamner la société Sercotex à payer à Linéa Latina la somme de 15 000 euros en application de l'article 700 du Code de procédure civile.
- Condamner la société Sercotex aux entiers dépens.
Vu les dernières conclusions signifiées par la SAS la société Sercotex le 1er juillet 2015, par lesquelles il est demandé à la cour de :
- Recevoir la Société en ses présentes conclusions.
Y Faisant droit,
- Confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a débouté la société Linéa Latina de l'ensemble de ses demandes, l'a condamnée au paiement de la somme de 10 000 euros au titre de l'article 700 CPC et ordonné l'exécution provisoire dudit jugement.
- Constater que la société Linéa Latina n'a plus d'existence juridique.
- Constater que la société Linéa Latina n'était pas représentée par son mandataire liquidateur à la date de délivrance de l'assignation.
Par conséquent,
- Déclarer nulle l'assignation délivrée le 26 avril 2013 par la société Linéa Latina à l'encontre de la société Sercotex.
En tout état de cause,
- Condamner la société Linéa Latina à verser à la société Sercotex la somme de 400 000 euros pour les préjudices subis.
- Condamner la société Linéa Latina à verser à la société Sercotex la somme de 10 000 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de Procédure Civile.
- Condamner la société Linéa Latina aux entiers dépens d'instance.
MOTIFS DE LA DÉCISION
Sur la validité de l'assignation ;
La société Sercotex soulève la nullité de l'assignation délivrée le 26 avril 2013 par la société Linéa Latina au motif que cet acte introductif d'instance indique que Linéa aurait " fermé " ce qui impliquerait la perte de la capacité d'ester et d'agir en justice ;
La Cour relève que cet acte n'est mentionné ni produit dans aucun des bordereaux de pièces des parties, ce qui prive le moyen de toute portée ;
Par ailleurs avait été produit devant le premier juge un K bis de la société Linéa Latina, traduit par un traducteur assermenté près cette Cour ; il appartient à la société Sercotex, si elle doute de la pérennité de la société Linéa Latina, d'en apporter la preuve, ce qu'elle ne fait pas ;
En conséquence le moyen n'est pas fondé ;
Au fond ;
Sur la rupture des relations commerciales ;
L'ancienneté de ces relations, telle que relatée plus haut au titre des faits constants, n'est pas discutée et le tribunal, a lui-même relevé qu'elles avaient " débuté en 2001 pour perdurer jusqu'à 2012 " ;
Pour autant il a dénié le caractère établi de ces relations au motif que, au regard de la date du 19 novembre 2012 retenue selon lui par la société Linéa Latina comme celle de la rupture, les rapports entre les parties n'avaient plus depuis deux ans un caractère " suivi, stable et habituel " qui aurait permis de garantir leur continuité ; que tout au contraire cette relation était devenue " houleuse, instable, insatisfaite " ;
Ce faisant le tribunal a confondu ce qui relève de relations commerciales établies avec la notion de préavis ;
Chacune des parties est en effet libre d'y mettre fin - quels qu'en soient les motifs - à tout moment sous réserve d'un préavis raisonnable, hormis le cas d'une faute grave qui n'est ici pas invoqué ;
La société Sercotex date de l'envoi d'un courrier du 18 février 2011 la cessation des relations, et cette date est contestée par la société Linéa Latina qui juge qu'elle n'a bénéficié d'aucun préavis ; le premier juge mentionne effectivement que " Latina retient comme date de rupture à l'initiative de Sercotex le 19 novembre 2012, date à laquelle Sercotex a demandé le retour de ses tissus et le rapatriement de ses matières premières. la période antérieure ne relevant pas selon elle de la rupture " ; la société Linéa Latina précise en effet que, tout au contraire, la société Sercotex l'a laissée dans la croyance d'un maintien, voire d'un renforcement de leur relation, ce qu'atteste l'annonce trois mois auparavant d'une commande importante pour fournir " Le Printemps " ;
Il découle en effet d'un mail adressé à la société Linéa Latina le 6 avril 2012 par le dirigeant de la société Sercotex, M. Taieb, que ce dernier l'avisait d'une commande de 25 000 pièces destinées à ce magasin, et ce document est d'autant plus remarquable qu'il précise que : " cela passe par une fabrication irréprochable. car le genre d'erreur que tu viens de me faire sur les tours de cou est indigne d'un pro comme toi ! Je risque de perdre le client Printemps à cause de tous ces problèmes ", M. Taieb concluant par " je sais que l'intersaison est difficile. j'espère que les ventes décollent pour que nous prenions les commandes de soldes sur les stocks tissus comme d'habitude (sic). je serai à Tunis les 16-17-18 avril et je viendrais discuter avec vous " ;
Force est de constater que ce document, sur lequel la société Sercotex n'apporte aucune réponse, est loin de caractériser une rupture, voire même l'issue d'un préavis, et ce d'autant qu'il ne ferme aucune perspective d'avenir nonobstant les critiques sur des défaillances récentes reprochées à la société Linéa Latina - et qui sont amplement développées par la société Sercotex dans le cadre de cette procédure comme justifiant une rupture ;
Si le courrier du 18 février 2011 pouvait initialement être retenu comme valant rupture, au regard des critiques virulentes qu'il contenait, suivies de termes à connotations sans équivoques, que le premier juge a du reste analysé avec pertinence, il découle des éléments postérieurs que la société Sercotex n'en a pas exécuté les termes dans la mise en place d'un préavis qui aurait in fine conduit à l'arrêt des commandes ; la société Sercotex avisait en effet son co-contractant de la décision suivante : " nous pensons que vous n'êtes plus en mesure de nous alimenter dans les délais voulus, nous vous demandons de terminer le planning 2010. de ne plus toucher ni couper les commandes de février mars. " ;
Or le premier juge a relevé que ces relations ont persisté en 2011 et toujours de manière conflictuelle en raison des nombreuses critiques de la société Sercotex ; un mail du 12 septembre dont le tribunal cite également de nombreux extraits est lui-même très explicite sur les plaintes de la société Sercotex, et ses mises en demeure procèdent de la même teneur que celles de février 2011 en ce qu'elles reposent sur des griefs insupportables : " urgent et gravissime : nos clients sont tous aux abois, les retards de livraison risquent de nous mettre en faillite. retard catastrophique (qui) cache des problèmes graves. nous ne renouvellerons plus aucune commande avec une entreprise incapable d'assurer un minimum de livraison " la société Sercotex concluant par : " nous regrettons que cela finisse ainsi après tant d'années, nous vous avons prévenu à maintes reprises. " ;
Or, il a été relevé plus haut que sept mois plus tard et, bien que ces mêmes critiques aient persisté, notamment pour une autre commande à laquelle il est fait allusion, les relations perduraient, et ce, quand bien même elles avaient, selon la société Linéa Latina, baissé en volume ;
Il découle de ce qui précède et des pièces produites que, bien que multipliant les menaces voire même les constats de rupture, la société Sercotex n'a jamais mis en exécution de telles intentions et, a fortiori, n'a pas plus matérialisé un préavis avéré et exécutable ;
Le jugement est en conséquence infirmé sur ce point ;
Sur les conséquences de la rupture ;
L'indemnisation due repose uniquement sur le préjudice entraîné par le caractère brutal de la rupture et non sur celui découlant de la rupture elle-même ;
Or force est de constater que les demandes présentées par la société Linéa Latina relèvent précisément de cette deuxième approche, l'appelante faisant elle-même addition des dispositions des articles L. 442-6 5 du Code de commerce et de celles de l'article 1149 du Code civil, alors qu'un tel cumul n'est pas possible ;
La société Linéa Latina estime qu'un préavis de 36 mois était indispensable au regard de sa situation de dépendance économique vis-à-vis de la société Sercotex, de l'attitude déloyale de celle-ci, de l'ancienneté de leurs relations, des investissements consentis et de la nécessité de se réorganiser afin de trouver un nouveau partenaire ;
S'agissant de l'état de dépendance, il s'apprécie objectivement en déterminant si l'entreprise se trouve dans l'impossibilité de trouver d'autres débouchés dans des conditions techniques et économiques comparables ;
Force est de constater que, en l'espèce, la société Linéa Latina est défaillante à démontrer que, après s'être placée en état de dépendance du marché de la société Sercotex, elle était dans l'impossibilité de développer sa clientèle sur un même secteur, en l'occurrence le secteur textile, et ce alors même que, s'il a été plus haut relevé qu'aucune rupture formelle n'avait été matérialisée, elle ne pouvait ignorer le climat particulièrement tendu des relations avec son principal donneur d'ordre, les menaces réitérées de celui-ci, et, partant, la nécessité de pallier les conséquences d'une rupture maintes fois annoncée ; la société Linéa Latina fait du reste elle-même, et de manière contradictoire, mention de sa croyance en la pérennité de ces relations au vu du mail du 6 avril 2012, tout en soulignant que, notamment depuis 2010 elle avait subi une alternance de chutes de commandes puis de nouvelles destinées à contrarier ses tentatives de se tourner vers de nouveaux partenaires ; la société Linéa Latina expose en effet par ailleurs que, globalement, la société Sercotex a délibérément tenté de l'asphyxier financièrement par une série de procédés divers : le premier juge a rejeté ces griefs qui ne reposent sur aucune pièce ;
Il découle de ce qui précède que, nonobstant la durée de la relation commerciale, la société Linéa Latina était en mesure depuis de nombreuses années de prendre les dispositions indispensables pour se dégager de sa dépendance avec un partenaire dont elle souligne elle-même, de son point de vue, l'inconstance et la nocivité ; elle démontre par sa tentative de le faire avec la société " Retails Danemark " que cette reconversion était possible ;
La finalité du préavis est en effet de donner un délai permettant de préparer une reconversion en réorientant l'activité ou en recherchant de nouveaux clients ;
Au regard de ces éléments la durée du préavis peut être fixée à quatre mois ;
La société Linéa sollicite la somme de 1 400 000 euros en réparation de l'absence de " préavis raisonnable " et celle de 2 000 000 euros au titre du préjudice économique, financier et commercial du fait de la rupture brutale des relations commerciale et distinct de la durée du préavis raisonnable " ;
Elle demande dans le corps de ses écritures de voir fixé le montant des charges à 300 000 euros, et la perte de valeur de la société à 700 000 euros ; en outre elle sollicite la somme de 1500 000 euros au titre de la transmission de son savoir-faire à des sous-traitants, ce qu'elle aurait été contrainte de faire dans des délais très brefs ;
Il sera rappelé, d'une part, que seules lient les parties et le juge les demandes figurant dans le dispositif des conclusions, et que, d'autre part, la réparation du préjudice est limitée à ce qui découle du caractère brutal de la rupture ;
La société Linéa Latina ne produit aucun chiffre sur la marge brute qu'elle aurait pu escompter durant la durée du préavis qui aurait du être respectée ;
S'agissant des autres chefs de préjudice englobés au titre du préjudice économique, financier et commercial ne sont visées aucune pièce autres que celles 7 à 10 qui concernent des bilans et factures des années 2010 et 2011 ;
En l'absence de données précises sera allouée à la société Linéa Latina la somme de 20 000 euros ;
Sur les demandes reconventionnelles formulées par la société Sercotex ;
La société Sercotex aurait subi un préjudice évalué à 200 000 euros en raison des manquements contractuels de Linéa (risque de perte d'un de ses plus gros clients, Le Printemps) ;
La société Sercotex demande également réparation pour des stocks de tissus non restitués et qui sont évalués à 200 000 euros ;
La société Sercotex n'apporte aucune précision sur les pièces afférentes à ces demandes, ce au mépris des dispositions de l'article 954 du Code de procédure civile ;
En outre elle chiffre ses préjudices de manière très forfaitaire, sans explication aucune sur les montants invoqués ;
Sur le premier point, la cour relève qu'il n'est pas établi que les problèmes de qualité avec Le Printemps aient été le fait exclusif de la société Linéa Latina, qui n'était pas l'unique sous-traitant de ces commandes ;
Sur le second il n'existe pas plus de preuve que la question des stocks soit le fait de la société Linéa Latina ;
Le jugement est en conséquence confirmé sur ce point ;
L'équité commande d'allouer à la société Linéa Latina la somme de 10 000 euros au titre des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile et de rejeter la demande de la société Sercotex de ce chef.
Par ces motifs, Rejette la demande de nullité de l'assignation délivrée le 26 avril 2013 par la société Linéa Latina à l'encontre de la société Sercotex ; Infirme partiellement le jugement ; Statuant à nouveau ; Dit que la société Linéa Latina a été victime d'une rupture brutale des relations commerciales de la part de la société Sercotex ; Condamne la société Sercotex à payer à la société Linéa Latina la somme de 20 000 euros au titre des préjudices découlant de cette rupture ; Condamne la société Sercotex à payer à la société Linéa Latina la somme de 10 000 euros au titre des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile ; Rejette toutes autres demandes ; Condamne la société Sercotex aux dépens.