CA Paris, Pôle 5 ch. 5, 29 septembre 2016, n° 14-16968
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Servatrans (SARL)
Défendeur :
NNA (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Dabosville
Conseillers :
M. Loos, Mme Schaller
Avocats :
Mes Grappotte-Benetreau, Dizier, Fromantin, Michel
Faits et procédure
La société Transports Cojan, devenue Servatrans, a signé le 30 octobre 2000 avec la société Unicopa Nutrition Animale un " contrat de location de longue durée d'un véhicule industriel avec conducteur pour le transport routier de marchandises ".
Ce contrat, prenant effet au 1er novembre 2000 et conclu initialement pour une période de 4 ans, prévoyait que la société Servatrans mettait à disposition exclusive de la société Unicopa, et ce 6 jours par semaine et de manière ininterrompue, un véhicule avec deux conducteurs travaillant chacun 180 heures par mois, destiné au transport d'aliment du bétail. Le contrat était reconductible tacitement pour une année supplémentaire, à défaut de dénonciation par l'une ou l'autre des parties trois mois avant son échéance.
Le groupe Unicopa s'est restructuré et a créé la société Nutrea. Le 17 décembre 2009 la société NNA a repris le fonds de commerce de la société Nutrea. La société Servatrans a fourni ses prestations de transport sans interruption aux sociétés successives Unicopa, Nutrea, et NNA.
Par lettre en date du 4 juin 2013, la société NNA a informé la société Servatrans qu'elle mettait fin à la relation commerciale, avec un préavis de 6 mois qui se terminant le 30 novembre 2013. En réponse et par LRAR en date du 20 juin 2013, la société Servatrans a fait savoir à la société NNA que ce préavis était insuffisant et lui demandait de revoir sa position, ce que cette dernière a refusé.
C'est dans ces conditions que la société Servatrans a fait assigner le 20 septembre 2013 la société Nutrea devant le Tribunal de commerce de Rennes aux fins de la voir condamner à lui payer la somme de 100 000 euros au titre de la rupture brutale.
Par jugement en date du 1er juillet 2014, le Tribunal de commerce de Rennes a :
- Dit qu'il n'y a pas lieu à faire application des dispositions de l'article L. 442-6, I 5 du Code de commerce,
- Dit que la relation entre les parties est exclusivement définie par les termes du contrat du 30 octobre 2000,
- Dit que la société NNA n'a pas failli à ses obligations contractuelles,
- Débouté la société Servatrans de sa demande infondée de paiement d'une somme de 100 000 euros sur les dispositions de l'article L. 442-6, I 5 du Code de commerce,
- Débouté la société Servatrans de sa demande de 10 000 euros formée sur les dispositions de l'article L. 442-6, I 2 du Code de commerce,
- Condamné la société Servatrans à payer à la société NNA la somme de 2 000 euros au titre des dispositions de l'article 700 du CPC,
- Dit qu'il n'y a pas lieu à prononcer l'exécution provisoire,
- Débouté les parties de toutes leurs autres demandes, fins et conclusions,
- Condamné la société Servatrans aux entiers dépens de l'instance.
Vu l'appel interjeté par la société Servatrans le 5 août 2014,
Vu les dernières conclusions signifiées par la société Servatrans le 6 novembre 2015, par lesquelles il est demandé à la cour de :
- Dire nul et de nul effet le jugement du Tribunal de commerce de Rennes du 1er juillet 2014 en toutes dispositions,
Et si par extraordinaire, la cour ne faisait pas droit à cette demande,
Il est demandé à la cour de :
- Condamner la société Nutrea à payer à la société Servatrans la somme de 100 000 euros correspondant à la perte subie par suite de la rupture brutale et sans préavis suffisant du contrat de transport liant les parties depuis le 1re octobre 2000,
- Dire et juger que cette somme produira intérêts à compter de l'assignation de la société Nutrea NNA SAS à compter de l'assignation du 20 septembre 2013,
- Condamner la société Nutrea NNA à payer à la société Servatrans la somme de 10 000 euros pour avoir tenté de soumettre cette dernière à des obligations créant un déséquilibre significatif en ce qu'elle a modifié la tarification de transport et reproché à son cocontractant de ne pas l'appliquer, en violation du contrat qui définissait une économie soumise à l'accord des parties,
- Ordonner la capitalisation des intérêts dus par années entières,
- Débouter la société Nutrea de toutes demandes fins et conclusions,
- Condamner la société Nutrea à payer à la société Servatrans 4 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile,
- Condamner la société Nutrea aux entiers dépens dont distraction au profit de la SCP Grappotte Benetreau en application de l'article 699 du CPC.
Vu les dernières conclusions signifiées par la société NNA le 10 novembre 2015, par lesquelles il est demandé à la cour de :
Sur la demande formée au titre de la rupture prétendument brutale de la relation
Vu l'article L 442-6 I 5 du Code de commerce
A titre principal,
- Débouter la société Servatrans de toutes ses demandes, fins et conclusions,
- A titre subsidiaire, dire et juger que la société NNA ne saurait être tenue à une somme supérieure à 38 500 euros.
Sur la demande formée au titre du déséquilibre significatif
Vu l'article L. 442-6 I 2 du Code de commerce,
- Débouter la société Servatrans de toutes ses demandes, fins et conclusions ;
En toute hypothèse,
- Condamner la société Servatrans à payer une somme de 4 000 euros a la société NNA au titre de l'article 700 CPC, ainsi qu'aux entiers dépens ;
- La condamner aux entiers dépens dont distraction au profit de Me Edmond Fromantin par application de l'article 699 du CPC.
La société Servatrans soutient que le jugement serait nul au motif qu'il a relevé d'office un moyen de droit tenant à la loi d'orientation des transports intérieurs, moyen non soulevé ni discuté par les parties en première instance.
La société NNA demande de constater que par l'effet dévolutif de l'appel, la cour est saisie de l'ensemble du litige, nonobstant la nullité du jugement.
Sur le fond, la société Servatrans soutient que l'article L. 442-6, I du Code de commerce est applicable au litige, les parties ayant entendu déroger aux dispositions du contrat-type de la loi LOTI, que le contrat initial a été repris par les sociétés successives et reconduit d'année en année, que le préavis n'était pas prévu contractuellement, que la relation commerciale avec la société NNA était ancienne et stable, qu'elle a duré 13 ans, qu'au vu des circonstances, le préavis de 6 mois accordé était insuffisant, qu'il y a lieu d'appliquer un préavis de 18 mois et de fixer l'indemnisation sur la base d'une perte de marge brute d'une année, correspondant à la différence entre le préavis qu'elle aurait dû avoir et celui qui lui a été accordé. Elle rappelle qu'elle était en état de dépendance en raison de l'exclusivité accordée, qu'en 2013 elle a refusé le nouveau tarif qui tentait de lui être imposé, que c'est le motif pour lequel la société NNA a rompu le contrat, ayant essayé de lui imposer une contrainte financière déséquilibrant les droits et obligations des parties.
La société NNA estime que les conditions de l'article L. 442-6, I 5 du Code de commerce ont été parfaitement respectées, qu'en effet, la rupture de la relation commerciale moyennant un préavis de six mois alors que la société Servatrans était parfaitement informée depuis 18 mois qu'elle risquait de voir cette relation rompue en raison de son refus d'appliquer la tarification transport de la société NNA, est en adéquation avec la durée de la relation. Elle soutient qu'elle n'a pas repris les contrats antérieurs, que les cessions de fonds de commerce n'emportent pas transfert des contrats au cessionnaire, mais seulement ceux prévus par la cession, ce qui n'était pas le cas des contrats litigieux, que la relation nouée avec la société Servatrans n'est fondée sur aucun contrat écrit et a pris effet sui generis depuis 3 ans et demi, que le préavis de 6 mois est dès lors parfaitement suffisant au regard de cette durée. A titre subsidiaire, elle indique que l'indemnisation sollicitée est excessive, que la marge brute était d'environ 73 000 euros par an et que pour une durée de six mois, l'indemnisation ne saurait excéder 38 500 euros. Elle conteste toute tentative de soumettre la société Servatrans à des obligations créant un déséquilibre significatif et rappelle qu'elle était en droit de demander à son prestataire de baisser ses prix et de négocier librement l'évolution des tarifs et de changer de prestataire si ce dernier refusait. Elle conteste tout déséquilibre lié aux clauses initiales du contrat dont elle rappelle qu'elle n'est pas cessionnaire et conteste tout préjudice.
LA COUR renvoie, pour un plus ample exposé des faits et prétentions des parties, à la décision déférée et aux écritures susvisées, par application des dispositions de l'article 455 du Code de procédure civile.
Sur ce, LA COUR,
Considérant que l'application de la loi LOTI, soulevée d'office par les premiers juges, n'a pas été débattue contradictoirement ;
Qu'il y a lieu de prononcer la nullité du jugement rendu en violation de l'article 16 du Code de procédure civile et, en raison de l'effet dévolutif de l'appel et de la plénitude de juridiction, de se saisir en fait et en droit de la totalité du litige déféré ;
Qu'en cause d'appel, les moyens des parties sont fondés sur les dispositions de l'article L. 442-6, I du Code de commerce ;
- Sur la rupture brutale des relations commerciales ;
Considérant qu'aux termes de l'article L. 442-6, I, 5 du Code de commerce, "engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers : ... 5) de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels (...) " ;
Considérant que le champ d'application de l'article L. 442-6, I, 5 du Code de commerce s'étend, au-delà des simples relations contractuelles, à des situations très diverses ;
Qu'ainsi la notion de relation commerciale établie recouvre un grand nombre de situations, voire peut exister en l'absence de signature de tout contrat, dès lors que la relation d'affaires s'inscrit dans la durée, la continuité et dans une certaine intensité ;
Qu'une relation commerciale établie avec un donneur d'ordre peut se poursuivre avec un autre partenaire dès lors que les parties ont manifesté leur intention de se situer dans la continuation de la relation antérieure ;
Considérant qu'en l'espèce, il n'est pas contesté qu'une relation commerciale stable a existé entre la société NNA et la société Servatrans depuis la cession de la société Nutréa à la société NNA en 2010 ;
Qu'à l'origine de cette relation, un contrat avait été signé le 30 octobre 2000 entre la société Servatrans et la société Unicopa, devenue Nutréa puis cédée à NNA, que cette relation commerciale s'est poursuivie sans discontinuer avec les sociétés qui se sont succédées ;
Que nonobstant l'absence de cession expresse dudit contrat aux sociétés successives, la société NNA a entendu s'en prévaloir et s'est, par lettre du 8 juillet 2013, sur papier à entête commerciale " Nutréa ", expressément référée au contrat du 30 octobre 2000 et à son article 16 pour fixer la durée du préavis ;
Qu'il n'est pas contesté que la société Servatrans a travaillé exclusivement pour le compte de la société Unicopa devenue Nutréa puis de la société NNA et ce depuis 2000 ;
Qu'indépendamment de la contestation de la reprise du contrat lors des cessions d'entreprise, il apparaît que la relation commerciale initialement nouée avec Unicopa s'est maintenue avec Nutréa puis NNA dans les mêmes conditions d'exclusivité et tarifaires ;
Qu'il résulte de ce qui précède qu'une relation commerciale significative, stable et constante s'est poursuivie du 30 octobre 2010 date du contrat initial à la date de rupture par la société NNA par lettre du 4 juin 2013 soit pendant 13 années, les cinq premières années dans un cadre contractuel et à partir de 2005 par accord tacite précaire soumis en cas de rupture aux conditions d'ordre public de l'article L. 442-6-I, 5 du Code de commerce ;
Considérant que la société NNA a accordé à la société Servatrans un préavis de 6 mois ;
Considérant que l'appréciation du délai de préavis doit tenir compte de plusieurs critères et notamment de l'ancienneté des relations, du volume d'affaires et de la progression du chiffre d'affaires, des investissements effectués, de l'accord d'exclusivité, de l'objet de l'activité, de la dépendance économique ;
Que la finalité du délai de préavis est de permettre au partenaire de prendre ses dispositions pour réorienter ses activités en temps utile ou pour rechercher de nouveaux clients ;
Considérant qu'en l'espèce, il résulte de l'ancienneté de la relation commerciale (13 ans), de l'exclusivité accordée et du secteur d'activité concerné (transport) qu'un préavis de 6 mois est suffisant pour remplir cette exigence, ce d'autant que les parties avaient déjà commencé à renégocier les conditions tarifaires et envisagé de modifier les relations commerciales plus de 18 mois avant la fin effective du contrat ;
Considérant qu'aux termes de l'article L. 442-6, I, 5 sus-rappelé, le préjudice réparable ne résulte pas de la rupture, mais du caractère brutal et sans préavis de cette rupture ;
Qu'en l'espèce, la société NNA ayant accordé à la société Servatrans un préavis de 6 mois, et cette dernière ne justifiant d'aucun préjudice supplémentaire, il y a lieu de la débouter de sa demande d'indemnisation à hauteur d'une année d'exploitation.
- Sur l'indemnisation pour déséquilibre significatif :
Considérant qu'aux termes de l'article L. 442-6, I, 2 du Code de commerce, "engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers : ... 2°) De soumettre ou de tenter de soumettre un partenaire commercial à des obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties " ;
Considérant qu'en l'espèce, la circonstance que la société NNA, qui était le client exclusif de la société Servatrans, ait pris l'initiative de proposer une baisse tarifaire en janvier 2012 que cette dernière a refusé, et qu'elle ait ensuite décidé, plus d'un an après, de changer de prestataire ne peut suffire à caractériser un déséquilibre significatif dans les relations des parties au sens de l'article L. 442-6, 1, 2 du Code de commerce alors qu'aucune contrainte n'est démontrée de la part de la société NNA et que la baisse proposée correspondait aux prix du marché, que le fait de procéder à des règlements 60 jours fin de mois ne constitue pas non plus une cause de déséquilibre significatif, ces modalités de paiements ayant fonctionné sans difficulté ; que la responsabilité de la société NNA ne saurait donc être engagée de ce chef ;
Que les clauses du contrat de 2000 ne peuvent être invoquées comme constituant un déséquilibre effectif, les parties n'ayant pas reconduit celui-ci depuis 2005 ;
Que pour l'ensemble de ces motifs, il y a lieu de débouter la société Servatrans de sa demande d'indemnisation à ce titre ;
Considérant que l'équité ne commande pas de faire application de l'article 700 du Code de procédure civile ;
Que les dépens seront à la charge de l'appelante, la société Servatrans.
Par ces motifs, Statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort, Annule le jugement déféré, Statuant sur le tout, Déboute la société Servatrans de toutes ses demandes, Dit n'y avoir lieu à faire application de l'article 700 du Code de procédure civile, Condamne la société Servatrans aux dépens dont distraction au profit de Me Fromentin par application de l'article 699 du Code de procédure civile.