Cass. com., 4 octobre 2016, n° 15-14.158
COUR DE CASSATION
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Orange (SA)
Défendeur :
SFR (SA), Bouygues Télécom (SA), Président de l'Autorité de la Concurrence, Ministre de l'Economie, de l'Industrie et du Numérique
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Mouillard
Rapporteur :
Mme Tréard
Avocat général :
M. Mollard
Avocats :
SCP Marc Lévis, SCP Baraduc, Duhamel, Rameix, SCP Bénabent, Jéhannin, SCP Gatineau, Fattaccini,
LA COUR : - Attendu, selon l'arrêt attaqué (Paris, 5 février 2015), que la Société française du radiotéléphone (la société SFR) et la société Bouygues Télécom (la société Btel) ayant conclu un accord de mutualisation de réseaux d'accès mobiles, prévoyant également la mise en place d'une itinérance 4G temporaire fournie par la société Btel à la société SFR, la société Orange, estimant que ces sociétés se livraient à des pratiques contrevenant aux articles L. 420-1 du Code de commerce et 101 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, a saisi l'Autorité de la concurrence (l'Autorité) ; que la saisine de la société Orange a été assortie d'une demande de mesures conservatoires, tendant principalement à la suspension de la mise en œuvre de cet accord ; que par une décision n° 14-D-10 l'Autorité a rejeté cette demande ;
Attendu que la société Orange fait grief à l'arrêt de rejeter son recours contre cette décision alors, selon le moyen : 1°) qu'en se prononçant sur la demande de mainlevée de la confidentialité de certaines pièces uniquement au regard de la qualité procédurale de la demanderesse, sans égard pour les critères pertinents d'une décision relative au secret des affaires, soit le caractère sensible des éléments en cause et la pertinence de ces éléments pour la solution du litige, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles L. 463-1, L. 463-4 et R. 463-15 du Code de commerce, ensemble l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ; 2°) qu'en rejetant les moyens de la société Orange tirés de la méconnaissance du principe de la contradiction résultant du rejet de sa demande de levée de la confidentialité après avoir constaté que la procédure suivie en séance avait permis de vérifier des données factuelles sur lesquelles se fonde la décision en écartant le risque d'une divulgation d'informations sensibles, la cour d'appel n'a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations, en violation des articles L. 463-1, L. 463-4 et R. 463-15 du Code de commerce, ensemble l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ; 3°) qu'en estimant que la société Orange ne démontrerait pas que la décision de l'Autorité se serait fondée sur des éléments qui n'auraient pas été contradictoirement vérifiés, établis et débattus et en rejetant le recours de la société Orange, fondé notamment sur une violation du procès équitable, des droits de la défense et du principe de la contradiction, après avoir constaté que le collège avait interrogé les sociétés SFR et Btel hors la présence de la société Orange et que certains éléments factuels fondant la décision avaient été vérifiés lors de cette discussion secrète, la cour d'appel a violé les articles 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, L. 463-1 et L. 463-7 du Code de commerce ; 4°) qu'en considérant, pour rejeter le recours de la société Orange, que ce serait la société Btel qui aurait demandé au collège de l'interroger hors la présence de la société Orange, la cour d'appel s'est prononcée par un motif inopérant, privant sa décision de base légale au regard des articles 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentale, L. 463-7 et L. 463-1 du Code de commerce ; 5°) qu'en considérant, pour rejeter le recours de la société Orange, que la pratique de la discussion secrète serait mentionnée dans un document diffusé par l'Autorité de la concurrence sur son site internet, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentale, L. 463-7 et L. 463-1 du Code de commerce ; 6°) qu'en considérant d'une part que la procédure suivie en séance avait permis au collège de vérifier un certain nombre de données factuelles objectives sur lesquelles se fonde la décision, d'autre part que la société Orange ne démontrerait pas que la décision de l'Autorité se serait fondée sur des éléments qui n'auraient pas été contradictoirement vérifiés, établis et débattus la cour d'appel s'est contredite, en violation de l'article 455 du Code de procédure civile ; 7°) qu'en considérant qu' " il suffirait de renvoyer ", sur le point en litige, aux observations de l'Autorité de la concurrence, sans analyser par elle-même les moyens et preuves présentés par l'Autorité, la cour d'appel a violé les articles 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et 455 du Code de procédure civile ; 8°) qu'en considérant que l'analyse de l'itinérance 4G de SFR au regard de l'avis 13-A-8 de l'Autorité relèverait de l'appréciation à intervenir, en application des dispositions de l'article L. 462-8 du Code de commerce, du fond du dossier la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 464-1 du Code de commerce ; 9°) qu'en considérant que le prononcé de mesures conservatoires serait subordonné à une condition d'irréversibilité, la cour d'appel a ajouté au texte une condition qui n'y figure pas, violant l'article L. 464-1 du Code de commerce ; 10°) qu'en s'attachant au caractère réversible ou non de la prestation d'itinérance dénoncée au lieu et place du caractère réversible ou non de l'atteinte résultant de cette prestation d'itinérance, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 464-1 du Code de commerce ; 11°) qu'en considérant que la prestation d'itinérance 4G associées à l'accord de mutualisation des réseaux n'emporterait aucune atteinte grave, après avoir constaté que cette prestation d'itinérance risquait d'affecter 20 % de la population, la cour d'appel n'a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations, en violation de l'article L. 464-1 du Code de commerce ; 12°) qu'en se bornant à prétendre que la preuve ne serait pas rapportée du transfert de clientèle sur le marché de détail induit par l'itinérance en cause, sans analyser ne serait-ce que sommairement les éléments mis en œuvre par la société Orange, la cour d'appel a privé sa décision de motif, en violation de l'article 455 du Code de procédure civile ; 13°) qu'en ne répondant pas au moyen, péremptoire, tiré de ce que l'itinérance 4G en cause portait gravement atteinte au processus de concurrence par les mérites, ce qui justifiait le prononcé de mesures conservatoires, la cour d'appel a privé sa décision de motif, en violation de l'article 455 du Code de procédure civile ; 14°) qu'en se bornant à se référer à un arrêt rendu par le Conseil d'Etat le 18 juin 2014 dans une autre cause, sans justifier de l'analogie qui aurait fondé une telle référence, la cour d'appel a privé sa décision de motif, en violation de l'article 455 du Code de procédure civile ;
Mais attendu, en premier lieu, que le droit des parties de prendre connaissance des pièces remises à l'Autorité n'est pas un droit absolu et illimité et doit être mis en balance avec le droit des entreprises à la protection du secret de leurs affaires ; que le principe de la contradiction n'implique pas que la partie saisissante, qui n'a pas de droits de la défense à préserver dans le cadre de la procédure ouverte par l'Autorité sur sa saisine, laquelle en outre n'a pas pour objet la défense de ses intérêts privés, puisse obtenir la communication de documents couverts par le secret des affaires concernant la personne qu'elle a mise en cause, ni qu'elle puisse contester la décision de protection de secret des affaires prise à ce titre ; que s'étant justement référée à la qualité de partie saisissante de la société Orange, demanderesse de mesures conservatoires, qui n'était pas une partie mise en cause, c'est à bon droit que la cour d'appel a retenu que la société Orange n'était pas recevable à demander au rapporteur la levée de la confidentialité de certaines pièces en application de l'article R. 463-15, alinéa 2, du Code de commerce ;
Attendu, en deuxième lieu, que l'effet utile des décisions de secret des affaires rendues à l'occasion de la phase d'instruction du dossier doit être préservé durant les débats oraux qui se déroulent devant le collège de l'Autorité ; que le principe de la contradiction n'impose pas davantage, à ce stade de la procédure, que la partie saisissante puisse assister aux débats au cours desquels des informations protégées seront évoquées ; qu'après avoir constaté que la société Btel avait demandé à être interrogée sur certains points confidentiels du contrat en dehors de la présence de la société Orange et relevé que les observations de cette dernière et ses écritures suffisaient à établir que les éléments essentiels, relatifs à la portée, la durée et au contenu de l'accord litigieux et de son annexe sur l'itinérance, avaient été portés à sa connaissance et débattus, l'arrêt relève encore que la procédure suivie en séance a permis au collège de vérifier certaines données factuelles objectives sur lesquelles se fonde la décision, tout en écartant le risque d'une divulgation intempestive d'informations sensibles et sans utilité pour les débats ; qu'en cet état, la cour d'appel a pu retenir, sans contradiction, que la procédure n'était entachée d'aucune irrégularité ;
Attendu, en troisième lieu, que le grief de la septième branche ne tend qu'à remettre en cause le pouvoir souverain d'appréciation des éléments de preuve dans l'exercice duquel la cour d'appel a retenu que la société Orange ne produisait aucun élément de nature à mettre en doute l'impartialité de l'Autorité ou des services de l'instruction ;
Attendu, en quatrième lieu, que des mesures conservatoires peuvent être décidées dès lors que les faits dénoncés apparaissent susceptibles, en l'état des éléments produits aux débats, de constituer une pratique contraire aux articles L. 420-1 ou L. 420-2 du Code de commerce, à l'origine directe et certaine d'une atteinte grave et immédiate aux intérêts protégés par l'article L. 464-1 du Code de commerce ; que la caractérisation d'une telle pratique n'est pas requise à ce stade de la procédure ; qu'ayant constaté que l'instruction du dossier se poursuivait et recherché si une atteinte grave et immédiate aux intérêts protégés par l'article L. 464-1 du Code de commerce pouvait se déduire des éléments produits aux débats, la cour d'appel, qui a retenu que l'analyse de l'accord litigieux au regard de l'avis n° 13-A-08 du 11 mars 2013 relatif aux conditions de mutualisation et d'itinérance sur les réseaux mobiles relevait d'une appréciation de fond, a légalement justifié sa décision ;
Attendu, en cinquième lieu, que les mesures conservatoires doivent rester strictement limitées à ce qui est nécessaire pour faire face à l'urgence ; que l'arrêt retient que, sur le marché de gros, les effets de la prestation litigieuse ne sont pas susceptibles de créer un dommage grave et immédiat dès lors que la prestation n'est pas irréversible et pourra être interrompue, à tout moment, sans créer de difficultés insurmontables au détriment de l'opérateur qui en bénéficie ; qu'il relève que, sur le marché de détail, les effets susceptibles d'être produits ne concernent pas les zones très denses qui correspondent aux principaux marchés sur lesquels la concurrence se développe, qu'ils ne portent que sur certaines parties de la zone de partage des sites et qu'ils ne devraient concerner qu'environ 20 % de la population ; qu'il ajoute que ce pourcentage théorique de couverture n'est qu'un taux maximum qui ne sera pas nécessairement utilisé en totalité ; qu'il relève encore qu'il n'est pas démontré qu'une meilleure couverture de la société SFR sur une partie de la zone moyennement dense se traduirait automatiquement par des mouvements immédiats et importants de clientèle sur le marché de détail ; qu'il retient enfin, par motifs adoptés, qu'il n'est pas justifié de ce que la perte d'un avantage concurrentiel de couverture constituerait un dommage grave et immédiat, ni dans quelle mesure elle aurait des conséquences dommageables sur l'activité de la société Orange ; que l'arrêt déduit de l'ensemble de ces éléments que l'existence d'une atteinte grave et immédiate aux intérêts protégés par l'article L. 464-1 du Code de commerce n'est pas établie ; qu'en cet état, la cour d'appel, qui a apprécié, conformément aux exigences de ce texte, si les éléments dénoncés relevaient d'une situation d'urgence nécessitant le prononcé de mesures conservatoires, et qui n'était pas tenue de répondre à des conclusions non assorties d'offres de preuve, a légalement justifié sa décision ; d'où il suit que le moyen, inopérant en ses cinquième et quatorzième branches, qui critiquent des motifs surabondants, n'est pas fondé pour le surplus ;
Par ces motifs : rejette le pourvoi.