Cass. soc., 5 octobre 2016, n° 15-22.730
COUR DE CASSATION
Arrêt
Cassation
PARTIES
Demandeur :
Ortega
Défendeur :
Distribution Casino France (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Frouin
Rapporteur :
M. Ludet
Avocat général :
Mme Robert
Avocats :
SCP Boré, Salve de Bruneton, SCP Gatineau, Fattaccini
LA COUR : - Attendu, selon l'arrêt attaqué, que M. Ortega et Mme Faletti épouse Ortega ont conclu un premier contrat de cogérance avec la société Distribution Casino France (Casino) pour la gestion d'une supérette le 2 juin 1989, suivi de plusieurs autres contrats du même type, le dernier en date du 21 juillet 2000 ; que par suite de problèmes de santé ayant débuté en mai 2006, puis d'une chute dans un escalier en juin 2006, Mme Ortega a connu une période d'incapacité totale de travail jusqu'en mai 2009 ; que le médecin conseil de la sécurité sociale a indiqué que celle-ci présentait un état d'invalidité, deuxième catégorie ; qu'elle a poursuivi son activité ainsi jusqu'à l'accident de son conjoint intervenu dans le magasin le 20 janvier 2010, date à laquelle elle s'est trouvée en arrêt de travail ; qu'elle a saisi la juridiction prud'homale d'une demande tendant à voir requalifier le contrat de co-gérance non salariée en contrat de travail, résilier le contrat de travail aux torts exclusifs de la société Casino, et condamner celle-ci à lui payer diverses sommes ; qu'à l'issue de deux visites de reprise en décembre 2012 et janvier 2013, elle a été déclarée inapte au poste de gérant mandataire ; que la société Casino lui a notifié le 18 février 2013 la rupture du contrat aux motifs de son inaptitude à exercer la fonction de co-gérant mandataire non salarié et de l'impossibilité d'opérer un reclassement ;
Sur le premier moyen du pourvoi principal de Mme Ortega : - Attendu que Mme Ortega fait grief à l'arrêt de la débouter de sa demande tendant à voir requalifier en contrat de travail le contrat de cogérance l'ayant liée à la société Casino et de ses demandes consécutives en rappel de salaires, indemnités de rupture, dommages et intérêts pour licenciement dépourvu de cause réelle et sérieuse et pour préjudice moral, indemnité pour défaut de reclassement ou de licenciement dans le mois de la déclaration d'inaptitude, indemnité pour travail dissimulé, dommages et intérêts pour imposition d'une clause de non concurrence sans contrepartie financière et pour privation de son droit individuel à la formation alors, selon le moyen : 1°) que l'existence d'une relation de travail salarié ne dépend, ni de la volonté exprimée par les parties, ni de la dénomination qu'elles ont donnée à leur convention mais exclusivement des conditions de fait dans lesquelles est exercée l'activité des travailleurs ; qu'en déboutant Mme Ortega de sa demande de requalification au seul motif que le contrat de gérance prévoyait une faculté d'embaucher du personnel exclusive de la qualité de salarié sans rechercher, comme elle y était invitée, si les conditions de fait d'exercice de la gérance n'excluaient pas toute possibilité effective de recruter du personnel, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles 1134 du Code civil et L. 1221-1 du Code du travail ; 2°) que le lien de subordination dont découle l'existence d'un contrat de travail est caractérisé par l'exécution d'un travail sous l'autorité d'un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d'en contrôler l'exécution et de sanctionner les manquements ; qu'en déboutant Mme Ortega de sa demande de requalification aux termes de motifs inopérants, déduits des divers pouvoirs et libertés de gestion stipulés au profit des gérants dans le contrat de co-gérance sans rechercher, comme elle y était invitée, si, dans l'exécution du contrat de gérance intégré dans un service organisé, la société Casino ne s'était pas effectivement arrogé le pouvoir de fixer unilatéralement les conditions de travail, donner des directives relatives à l'accomplissement de cette activité, d'en contrôler l'exécution et de sanctionner d'éventuels manquements, la cour d'appel a derechef privé sa décision de base légale au regard des textes susvisés ;
Mais attendu que la cour d'appel, appréciant les éléments de fait et les moyens de preuve qui lui étaient soumis sans se borner à l'analyse des seules stipulations contractuelles, a estimé que les deux gérants avaient fixé les horaires d'ouverture sans démontrer avoir reçu une quelconque directive, qu'il en allait de même quant à l'organisation et la répartition du travail entre eux et que les contrôles exercés par la société Casino constituaient l'exercice par elle, en tant que mandant, non pas d'un pouvoir disciplinaire, mais seulement d'un contrôle du respect des obligations contractuelles a, par ces seuls motifs, légalement justifié sa décision ;
Sur le moyen unique du pourvoi incident de la société Casino : - Attendu qu'il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur le moyen annexé, qui n'est manifestement pas de nature à entraîner la cassation ;
Mais sur le deuxième moyen du pourvoi principal de Mme Ortega : - Vu les articles L. 1226-10 et L. 1226-12 du Code du travail, ensemble l'article L. 7322-1 du même code ; - Attendu que pour débouter Mme Ortega de sa demande tendant à voir juger abusive la rupture du contrat de gérance par la société Casino et de ses demandes consécutives en paiement d'un complément d'indemnité de licenciement, rappel de salaires, dommages et intérêts pour rupture abusive et préjudice moral et pour perte de droits à la retraite, l'arrêt retient que l'intéressée fonde sa demande de dommages-intérêts pour rupture abusive du contrat de gérance non salariée sur le fait que la société Casino a rompu le contrat au seul motif de son inaptitude professionnelle et non sur l'impossibilité de la reclasser suite à cette inaptitude, et sur le fait que cette société a manqué à son obligation de reclassement, qu'il s'évince de l'article L. 7322-1 du Code du travail que seules certaines dispositions du Code du travail sont applicables, que les dispositions des articles L. 1226-10 et L. 1226-12 du Code du travail ne font pas partie des dispositions applicables au gérant non salarié d'une succursale de commerce de détail alimentaire, que l'obligation de rechercher loyalement un reclassement et selon certaines conditions bien précises qui incombe à l'employeur en cas de déclaration d'inaptitude du salarié suite à un accident du travail ou maladie professionnelle, n'incombe pas en revanche au mandant dans le cadre du contrat de gérance mandataire non salariée d'une succursale de commerce de détail alimentaire, qu'aucune obligation de recherche d'un reclassement ne s'imposait donc à la société Casino, et que par conséquent, l'impossibilité de poursuivre l'exécution du contrat par Mme Ortega constituait bien une cause effective et objective de rupture de ce contrat par le mandant, une cause réelle et sérieuse ;
Qu'en statuant ainsi alors qu'il résulte de l'article L. 7322-1 du Code du travail que les dispositions de ce code bénéficiant aux salariés s'appliquent en principe aux gérants non salariés de succursales de commerce de détail alimentaire et qu'il en résulte que les dispositions des articles L. 1226-10 et L. 1226-12 du Code du travail leur sont applicables, la cour d'appel a violé les textes susvisés ;
Et sur le troisième moyen du pourvoi principal de Mme Ortega qui est recevable : - Vu le principe fondamental de libre exercice d'une activité professionnelle, ensemble l'article L. 7322-1 du Code du travail ; - Attendu qu'en application de ce principe et de ce texte, une clause de non-concurrence stipulée dans le contrat d'un gérant non salarié de succursale de commerce de détail alimentaire n'est licite que si elle comporte l'obligation pour la société de distribution de verser au gérant une contrepartie financière ; que la stipulation d'une clause de non-concurrence nulle est susceptible de causer au gérant un préjudice dont l'existence et l'évaluation relèvent du pouvoir souverain d'appréciation des juges du fond ;
Attendu que pour débouter Mme Ortega de sa demande au titre de la clause de non-concurrence dépourvue de contrepartie financière, l'arrêt retient que si la clause de non-concurrence imposée au salarié, qu'il convient de protéger particulièrement, ne prévoit pas de contrepartie financière, le salarié et lui seul, peut alors se prévaloir de la nullité de cette clause, car la contrepartie financière de l'obligation de non concurrence, allouée en raison d'un travail antérieur, a dans ce cas le caractère d'un salaire, qu'il en va différemment dans le cadre du contrat de cogérance non salariée, aucun lien de subordination n'existant entre les parties qui consentent librement à leurs engagements respectifs, que de plus, il n'est pas discuté en l'espèce que dans la lettre de rupture du 18 février 2013, la société Casino a fait savoir qu'elle n'entendait pas se prévaloir de la clause ;
Qu'en statuant ainsi, alors qu'il n'était pas contesté que la clause de non-concurrence stipulée au contrat de gérance ne comportait pas de contrepartie financière au bénéfice du gérant, la cour d'appel, à laquelle il appartenait d'apprécier l'existence d'un préjudice, a violé le principe et le texte susvisés ;
Par ces motifs : casse et annule, mais seulement en ce qu'il déboute Mme Ortega de sa demande tendant à voir juger abusive la rupture du contrat de gérance par la société Casino et de ses demandes consécutives en paiement d'un complément d'indemnité de licenciement, rappel de salaires, dommages-intérêts pour rupture abusive et préjudice moral et pour perte de droits à la retraite, et en ce qu'il la déboute de sa demande au titre de la clause de non-concurrence dépourvue de contrepartie financière, l'arrêt rendu le 9 juin 2015, entre les parties, par la Cour d'appel d'Aix-en-Provence ; remet, en conséquence, sur ces points, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la Cour d'appel de Nîmes.