Cass. com., 18 octobre 2016, n° 15-13.834
COUR DE CASSATION
Arrêt
Rejet
PARTIES
Demandeur :
Carrefour France (Sté), Carrefour administratif France (Sté)
Défendeur :
Ministre de l'Economie et des Finances, Leblay (ès qual.), Cofim (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Mouillard
Rapporteur :
Mme Le Bras
Avocat général :
M. Debacq
Avocats :
SCP Odent, Poulet, SCP Meier-Bourdeau, Lécuyer
LA COUR : - Attendu, selon les arrêts attaqués (Paris, 9 avril 2014 et 3 décembre 2014), rendus sur renvoi après cassation (Chambre commerciale, financière et économique, 4 décembre 2012, pourvoi n° 11-21.743), que, reprochant à la société Carrefour administratif France la rupture partielle de relations commerciales établies avec la société Cofim, mise en liquidation judiciaire, M. Leblay, désigné en qualité de liquidateur, l'a poursuivie sur le fondement de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce ; que la société Carrefour France est intervenue à l'instance ; que le ministre chargé de l'Economie est également intervenu pour demander, par conclusions, la condamnation solidaire des sociétés Carrefour administratif et Carrefour France (les sociétés Carrefour) au paiement d'une amende civile pour rupture brutale d'une relation commerciale établie ; que sa demande ayant été rejetée, il a, par conclusions, déclaré former appel incident et renouvelé sa demande ; que l'arrêt de la cour d'appel a été cassé, mais seulement en ce qu'il déclarait recevable l'intervention du ministre et irrecevable sa demande en paiement d'une amende civile ; qu'à la suite de la saisine par le ministre de la cour de renvoi, les sociétés Carrefour ont saisi d'un incident le conseiller de la mise en état, lequel a déclaré recevable la saisine du ministre, ainsi que son appel incident provoqué ; que la cour d'appel de renvoi a, par un premier arrêt, rejeté le déféré de l'ordonnance et, par un second arrêt statuant au fond, déclaré recevables l'action et les conclusions du ministre et condamné les sociétés Carrefour au paiement d'une amende civile ;
Sur le premier moyen : - Attendu que les sociétés Carrefour font grief à l'arrêt du 9 avril 2014 de rejeter leur déféré de l'ordonnance alors, selon le moyen : 1°) que l'appel incident peut émaner d'une personne, même non intimée, qui a été partie en première instance, pour autant qu'il intervient sur l'appel principal ou incident qui l'a provoqué ; que cette personne doit dès lors établir, pour justifier la recevabilité de son appel provoqué, que la survenance de l'appel principal ou incident était susceptible de " modifier sa situation ", créant ainsi pour elle " un intérêt nouveau à user d'une voie de recours que, dans des conditions jusque-là différentes, elle n'avait pas cru à propos d'exercer " ; que, pour justifier la recevabilité de l'appel prétendument provoqué du ministre de l'Economie, qui n'a pas interjeté appel principal contre le jugement du 6 novembre 2009, et qui n'était pas intimé, le juge de la mise en état a retenu que " le ministre de l'Economie et des Finances a intérêt à agir et à former un appel provoqué pour critiquer un chef de dispositif du jugement du tribunal de commerce qui lui cause un grief et qui n'a pas été critiqué par l'appel principal " ; qu'en tirant ainsi l'intérêt à agir du ministre, non pas des effets nouveaux supposément provoqués par l'appel principal, mais des seuls chefs du dispositif du jugement qui lui faisaient grief, et contre lesquels il avait eu la faculté, non exercée, d'interjeter un appel principal, la cour d'appel, à supposer qu'elle ait adopté ces motifs, a violé les articles 548 et 549 du Code de procédure civile ; 2°) que l'appel incident peut émaner d'une personne, même non intimée, qui a été partie en première instance, pour autant qu'il intervient sur l'appel principal ou incident qui l'a provoqué ; qu'ainsi que l'a relevé la cour d'appel, l'appel du ministre de l'Economie - qui n'était ni appelant principal ni intimé - n'était " recevable que si l'appel principal ou l'appel incident éventuel l'ont provoqué, remettant en cause [ses] droits et lui donnant ainsi un intérêt nouveau alors qu'il n'avait pas cru utile de faire un recours " ; que l'appel provoqué suppose ainsi deux intérêts chronologiquement distincts, celui qui était révélé par le dispositif du jugement rendu, qui est un intérêt "ancien" au stade de la procédure, et celui qui est causé par l'appel principal ou par un appel incident, et qui est l'intérêt "nouveau", l'intérêt "ancien" ne pouvant donner lieu qu'à un appel principal, ou à un appel incident formé par un intimé ; qu'ainsi, l'appel provoqué ne peut être justifié par l'intérêt "ancien" qu'il y avait à interjeter un appel principal dès lors que la personne concernée a jugé que cet intérêt-là ne justifiait pas cet appel ou qu'elle l'a négligé, sauf à lui permettre à d'interjeter, hors les conditions légales, un appel de substitution ; que pour juger que le prétendu appel provoqué du ministre était recevable, la cour d'appel s'est bornée à retenir que, défenseur de l'ordre public économique dans un litige portant sur une éventuelle rupture brutale des relations commerciales, il pouvait être partie dans la procédure d'appel ; que, cependant, l'intérêt du ministre, qui intervenait en appel pour obtenir la même condamnation, sur le même fondement et les mêmes motifs qu'en première instance, ne se distinguait pas de celui qu'il avait eu à former, au regard du dispositif du jugement du 6 novembre 2009, un appel principal qu'il a renoncé à exercer ; qu'en se déterminant dès lors comme elle l'a fait, sans rechercher, comme elle y était invitée, et comme elle le devait en toute hypothèse en vertu de la loi, si le ministre, non appelant principal et non intimé, justifiait la recevabilité de son appel par l'existence d'un intérêt réellement nouveau, provoqué par l'appel principal, à user d'une voie de recours que, jusque-là, il n'avait pas cru à propos d'exercer, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles 548 et 549 du Code de procédure civile ; 3°) qu'en jugeant ainsi que le seul rôle du ministre de l'Economie défendant l'ordre public économique suffisait " pour ce seul motif " à justifier la recevabilité de son appel et à satisfaire aux règles de la procédure civile, au motif qu'était en cause une possible rupture brutale de relations commerciales, quand ledit ministre, qui ne justifiait d'aucun intérêt nouveau, n'avait pas jugé utile d'interjeter appel du jugement l'ayant débouté de ses demandes, la cour d'appel, qui l'a ainsi arbitrairement dispensé de satisfaire aux conditions légales de l'appel provoqué, a violé les articles 548 et 549 du Code de procédure civile, ensemble l'article 16 § 1 de la Convention européenne des droits de l'Homme et des libertés fondamentales ;
Mais attendu que l'arrêt constate que le ministre, qui agit pour la défense de l'ordre public économique, peut être partie dans la procédure d'appel au cours de laquelle les sociétés Carrefour entendent remettre en cause la décision qui les a condamnées pour rupture brutale des relations commerciales ; qu'en l'état de ces seules constatations, dont elle a déduit l'intérêt nouveau pour le ministre à user d'une voie de recours qu'il n'avait pas exercée, la cour d'appel, qui n'a pas adopté les motifs de l'ordonnance du conseiller de la mise en état critiqués par la première branche, a exactement retenu que le ministre était recevable en son appel incident provoqué ; que le moyen, pour partie irrecevable, n'est pas fondé pour le surplus ;
Sur le deuxième moyen : - Attendu que les sociétés Carrefour font grief à l'arrêt du 3 décembre 2014 de déclarer recevable l'action et les conclusions du ministre chargé de l'économie et de les condamner à payer, in solidum, une amende civile d'un montant de 100 000 euros alors, selon le moyen, qu'en application de l'article 625, alinéa 2, du Code de procédure civile, la cassation à intervenir de l'arrêt rendu par la Cour d'appel de Paris le 9 avril 2014 entraînera, par voie de conséquence, la cassation de l'arrêt rendu par la même cour le 3 décembre 2014 ;
Mais attendu que le premier moyen ayant été rejeté, le moyen qui invoque une cassation par voie de conséquence est sans portée ;
Sur le troisième moyen : - Attendu que les sociétés Carrefour font le même grief à l'arrêt du 3 décembre 2014 alors, selon le moyen : 1°) que l'appel peut être incidemment relevé par l'intimé tant contre l'appelant que contre les autres intimés ; que pour conclure que l'action du ministre de l'Economie et sa demande étaient recevables, la cour d'appel a retenu que, disposant d'un droit propre à agir, ce dernier avait présenté devant les premiers juges une demande de condamnation des sociétés Carrefour au paiement d'une amende civile, de sorte qu'ayant qualité de partie à l'instance, il " [pouvait], en conséquence, par la voie de l'appel incident, demander à la cour d'appel de réformer le jugement en ce que celui-ci a rejeté sa demande civile " ; qu'en se déterminant ainsi, quand le ministre n'avait pas la qualité d'intimé, l'appelant, Me Leblay, n'ayant interjeté appel du jugement qu'à l'encontre des sociétés Carrefour, la cour d'appel a violé les articles 548 et 554 du Code de procédure civile ; 2°) que l'appel incident peut également émaner, sur l'appel principal ou incident qui le provoque, de toute personne, même non intimée, ayant été partie en première instance ; que la recevabilité d'une telle forme d'appel incident requiert cependant que celui qui s'en prévaut établisse que son appel a été effectivement provoqué par l'appel principal, lequel a fait naître un " intérêt nouveau à user d'une voie de recours que, dans des conditions jusque là différentes, il n'avait pas cru à propos d'exercer " ; qu'à supposer que la cour d'appel ait entendu se référer à cette forme particulière d'appel incident - ce que rien, dans sa décision, ne permet d'établir - elle ne pouvait juger qu'elle était recevable sans avoir constaté la réalité d'un intérêt nouveau à agir, provoqué par l'appel principal ; qu'en se déterminant dès lors comme elle l'a fait, sans opérer ce constat nécessaire, la cour d'appel a en toute hypothèse violé les dispositions de l'article 549 du Code de procédure civile ;
Mais attendu que la recevabilité de l'appel ayant été tranchée par l'arrêt du 9 avril 2014, le moyen, en ce qu'il reproche à l'arrêt du 3 décembre 2014 de déclarer l'appel recevable, est inopérant ;
Et sur le quatrième moyen : - Attendu que les sociétés Carrefour font enfin grief à l'arrêt du 3 décembre 2014 de les condamner in solidum à payer une amende civile alors, selon le moyen : 1°) qu'en application de l'article 625, alinéa 2, du Code de procédure civile, la cassation à intervenir de l'arrêt critiqué du chef du troisième moyen, relatif à l'irrecevabilité de l'appel interjeté par le ministre de l'Economie, entraînera, par voie de conséquence, cassation de cet arrêt du chef de l'amende civile que ledit ministre a demandée et obtenu sur le fondement de cet appel irrecevable ; 2°) que l'amende civile est, selon les termes du Conseil constitutionnel, une " sanction ayant le caractère d'une punition ", ce pourquoi elle doit " respecter les exigences des articles 8 et 9 de la Déclaration de 1789 ", au rang desquelles figure notamment le principe de légalité des délits et des peines ; que cette peine suppose, chez celui auquel elle est infligée, la commission d'une acte illégal volontaire ; qu'en l'espèce, la cour d'appel a relevé qu'en fixant le préavis à 15 mois au lieu de 20 mois, la société Carrefour avait seulement " minimisé la durée du préavis raisonnable ", sans " faire preuve d'aucune déloyauté particulière à l'égard de son partenaire ", et sans chercher aucun avantage disproportionné, ce qui excluait toute faute punissable ; qu'elle a également relevé que les " faits de l'espèce " n'avaient rien à voir avec un " usage abusif du pouvoir de marché de Carrefour sur un partenaire ", et qu'ils n'étaient " nullement caractérisés par un abus de puissance de marché ", ce qui excluait tout comportement nuisible susceptible d'être imité au détriment du marché ; qu'en jugeant dès lors que les sociétés Carrefour devaient être punies, pour cette fixation du préavis à 15 mois, d'une amende civile à un niveau suffisamment dissuasif et frappant l'effet d'entraînement que pouvait avoir leur comportement, la cour d'appel n'a pas tiré les conséquences légales de ses constatations, a violé l'article L. 442-6 du Code de commerce ; 3°) qu'en retenant, pour juger que les conditions de préavis de la rupture, fixées par erreur et sans déloyauté à une durée de 15 au lieu de 20 mois, justifiaient l'infliction aux sociétés Carrefour d'une amende civile " dissuasive ", c'est-à-dire importante, que la liquidation de la société Cofim n'était pas sans lien avec la perte d'un partenaire avec lequel elle entretenait 75 % de son chiffre d'affaires, sans justifier en quoi la durée jugée trop courte du préavis avait pu avoir une incidence quelconque sur le sort de cette société, qui, en règlement judiciaire, avait elle-même choisi d'y mettre un terme anticipé le 5 septembre 2006 pour demander sa liquidation judiciaire, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 442-6 du Code de commerce ;
Mais attendu, en premier lieu, que le rejet du troisième moyen rend le grief de la première branche sans portée ;
Et attendu, en second lieu, que c'est sans méconnaître les conséquences de ses constatations que la cour d'appel, après avoir constaté la gravité modérée et l'effet limité de la pratique retenue, les sociétés Carrefour ayant seulement réduit la durée du préavis raisonnable, ce dont elle a déduit que la liquidation de la société Cofim, sans être dépourvue de lien avec la perte d'un partenaire avec lequel elle réalisait 75 % de son chiffre d'affaires, ne pouvait être attribuée exclusivement à la rupture litigieuse, et relevé que les faits ne caractérisaient pas un abus de puissance de marché, a retenu qu'il y avait lieu, cependant, de prendre en considération l'importance du chiffre d'affaires des sociétés Carrefour et l'effet d'entraînement que peut avoir le comportement de sociétés de leur taille et de leur notoriété sur les autres opérateurs économiques, et prononcé une amende civile dont elle a apprécié souverainement le montant ; d'où il suit que le moyen n'est pas fondé ;
Par ces motifs : rejette le pourvoi.