CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 19 octobre 2016, n° 14-02962
PARIS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Textilina (SARL)
Défendeur :
Ultra Uluslararasi Ticaret Ve Tekstil Sanayi Anoni (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Cocchiello
Conseillers :
Mme Mouthon Vidilles, M. Thomas
Avocats :
Mes Laouani, Guerre, Fabre
FAITS ET PROCÉDURE
La société anonyme de droit turc Ultra Uluslararasi Ticaret Ve Tekstil Sanayi (Ultra) est spécialisée dans la fabrication et la confection de lingerie, de pyjamas et vêtements d'intérieur.
La société à responsabilité limitée Textilina, ayant son siège social à Courbevoie dans les Yvelines et dont la gérante est Mme Boutheina Ouechtati-Eke, a une activité d'agence commerciale, import et distribution de produits destinés à l'individu et aux professionnels.
A compter de 2007, la société Textilina a assisté la société Ultra dans le développement des commandes de la clientèle existante et dans la recherche de nouveaux clients en France, sans formaliser de contrat. Les parties ont convenu que la société Textilina percevrait pour toute commande apportée par elle une commission d'apporteur d'affaires de 3 à 5 % du montant de la production expédiée.
Reprochant à la société Textilina des actes de concurrence déloyale, la société Ultra a, par courriel du 18 juillet 2011, mis fin de manière immédiate à cette relation commerciale.
Estimant cette rupture unilatérale abusive, la société Textilina a fait assigner la société Ultra en indemnisation du préjudice qu'elle estime avoir subi, par exploit du 19 avril 2012, devant le Tribunal de commerce de Nanterre, lequel par jugement du 4 septembre 2012 s'est déclaré incompétent au profit du Tribunal de commerce de Paris ; cette dernière juridiction selon décision rendue le 27 janvier 2014, sous le bénéfice de l'exécution provisoire :
- l'a déboutée de ses demandes sur le fondement de l'article L. 442-6-I-5° du Code de commerce,
- l'a condamnée à payer à la société Ultra une somme de 10 000 euros en réparation du préjudice matériel et d'image subi par cette dernière, outre une somme de 10 000 euros pour procédure abusive et une somme de 25 882,36 euros en vertu de l'article 700 du Code de procédure civile et aux dépens.
Suivant dernières conclusions signifiées le 22 décembre 2015, la société Textilina, appelante :
- sollicite l'infirmation du jugement entrepris,
- considère que la société Ultra est à l'origine de la rupture unilatérale et abusive du contrat d'apporteur d'affaires ayant existé entre les parties,
- fait valoir qu'elle n'est pas à l'origine d'un comportement déloyal à l'égard de la société Ultra,
- réclame la condamnation de la société Ultra à lui régler la somme de 300 000 euros à titre de dommages et intérêts pour rupture unilatérale et abusive du contrat d'apporteur d'affaires ayant existé entre elles, la somme de 50 000 euros au titre du préjudice moral subi, la somme de 35 975,29 euros représentant les factures n° 11160, 11702 et 11803 impayées, la somme de 7 000 euros en vertu de l'article 700 du Code de procédure civile.
Par dernières conclusions signifiées le 2 septembre 2014, la société Ultra, intimée :
- demande la confirmation du jugement entrepris sauf en ce qu'il a fixé le montant des dommages et intérêts qu'elle a subi à la somme de 10 000 euros en raison des fautes graves commises par la société Textilina,
- souhaite la fixation du préjudice qu'elle a subi en raison des agissements fautifs de la société Textilina à la somme de 300 419,96 euros,
- sollicite le rejet de toutes les prétentions de la société Textilina, sa condamnation à lui régler la somme totale de 300 419,96 euros (250 419,96 euros + 50 000 euros), outre une somme de 10 000 euros pour procédure abusive, la somme de 25 882,36 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile outre les dépens de première instance et d'appel et la somme additionnelle de 3 000 euros par application du même article 700 du Code de procédure civile.
SUR CE
Sur les demandes de la société Textilina :
La société Textilina reproche à la société Ultra d'avoir rompu brutalement, sans préavis raisonnable, le contrat d'apporteur d'affaires à durée indéterminée qui les liait depuis quatre ans, en invoquant un motif qu'elle estime fallacieux, à savoir une concurrence occulte et déloyale. Elle fait valoir qu'elle ne fabrique pas de vêtements qu'elle s'efforcerait d'écouler par la suite de sorte qu'elle ne saurait être un concurrent de la société Ultra. Elle argue également qu'elle n'était soumise par aucun contrat d'exclusivité ou aucun contrat de travail, qu'elle ne jouait que le rôle de courtier et proposait aux différentes sociétés en France spécialisées dans la lingerie qu'elle avait démarchées de faire réaliser leurs modèles soit par la société Ultra, soit par d'autres fabricants, ce que n'ignorait pas l'intimée. Enfin, elle estime que les informations qu'elle détenait sur les produits et prix de la société Ultra n'avaient aucun caractère confidentiel et étaient destinées au contraire à la plus large diffusion possible auprès de ses clients potentiels.
La société Ultra réplique qu'elle a brutalement découvert lors du salon Mode City à Paris en juillet 2011 que la société Textilina travaillait, de manière occulte, pour ses concurrents, en présentant secrètement à ses propres clients des offres rivales et moins-disantes et en débauchant ses salariés, notamment son chargé de clientèle M. Hakan Atiker, si bien qu'elle a dû immédiatement mettre fin à leur relation commerciale. Elle fait également valoir qu'en 2011 elle a subi une perte importante de son chiffre d'affaires en raison de l'insuffisance des services de l'appelante. Elle prétend encore qu'en raison de leur relation de confiance, elle présentait à la société Textilina ses propres clients, lui communiquait ses structures de prix, l'informait de sa stratégie commerciale et l'avait même chargée d'un rôle d'intermédiaire auprès de ses clients. Elle souligne que les prix proposés à ses clients sont des informations très confidentielles.
Les deux parties, qui admettent l'existence d'une relation commerciale établie entre elles, sollicitent l'application de l'article L. 442-6-I-5° du Code de commerce qui dispose : " Engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait par tout producteur, commerçant industriel ou personne immatriculée au registre des métiers (...) de rompre brutalement, même partiellement une relation commerciale établie sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée en référence aux usages du commerce par des accords interprofessionnels ", la société Ultra revendiquant pour sa part l'application de l'alinéa suivant : " Les dispositions qui précèdent ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure ".
La société Ultra démontre avoir fortuitement appris au cours du salon parisien de juillet 2011 que la société Textilina démarchait ses propres clients en leur proposant des offres tarifaires moins chères émanant de sociétés concurrentes, d'une part, par le témoignage (non critiqué par l'appelante) de Mme Elif Ondun qui a découvert dans le dossier de sa cliente, la société Canat, oublié sur la table du stand qu'elle tenait, des tableaux comparatifs de prix recueillis auprès de divers fournisseurs pour les mêmes produits, d'autre part par le témoignage de M. Sellam Lazare, président de la société Canat, qui affirme que Mme Ouechtati Eke a communiqué à son responsable des achats des " offres de prix sur des articles similaires à ceux proposés par Ultra ", enfin par les conclusions de la société appelante qui reconnaît qu'elle présentait " à ses différents clients tant l'offre de la société Ultra que celle d'autres fabricants ".
Néanmoins, la société Textilina qui estime avoir eu un simple rôle de courtier consistant à proposer aux différentes sociétés françaises spécialisées en lingerie de faire réaliser leurs modèles soit par la société Ultra soit par d'autres fabricants, justifie sa démarche, en premier lieu, par l'absence de clause d'exclusivité ou de non concurrence la liant à la société Ultra.
Mais il importe de rappeler, à l'instar des premiers juges, que l'absence de clause d'exclusivité n'a pas pour effet de dispenser les parties de l'obligation de loyauté et de sincérité qui s'impose dans l'exécution de tout contrat, en application de l'article 1134 du Code civil.
La société Textilina avait pour cliente quasi unique en qualité de fabricant la société Ultra qui lui permettait de réaliser environ 80 % de son chiffre d'affaires et elle a perçu entre 2008 et 2011 des commissions à hauteur de la somme globale de 106 688,48 euros, ainsi qu'elle s'en prévaut dans ses écritures ; elle devait donc en sa qualité de professionnel agir au mieux des intérêts de sa principale partenaire, qui la rémunérait, envers laquelle elle avait une obligation de transparence, de renseignement et/ou d'information.
En second lieu, la société Textilina ne peut sérieusement prétendre que la société Ultra savait qu'elle était le mandataire d'autres fournisseurs, ni surtout que la société Ultra savait qu'elle communiquait ses prix à des entreprises concurrentes et qu'elle soumettait à leurs propres clients des offres concurrentes des siennes ; en effet la production d'un seul et ancien mail en date du 30 décembre 2009 aux termes duquel la société Ultra demande à la société Textilina de contacter ses clients qui travaillent avec une société Suteks (fabricant de prêt à porter féminin) pour les inviter à leur stand de foire, ce qui reste dans le cadre d'un démarchage autorisé ou du libre jeu de la concurrence, n'apporte aucunement la preuve de la connaissance par la société Ultra que des informations sur ses produits et sur ses prix étaient communiqués à ses concurrents directs et que les tarifs de ses concurrents étaient donnés à ses propres clients. En outre, les circonstances des faits reprochés à l'appelante tels que rapportées par Mme Elif Ondun et M. Sellam Lazare montrent bien que les agissements de Mme Ouechtati Eke ont été pratiqués à l'insu de la société Ultra et expliquent nécessairement la rupture immédiate de la relation dès leur révélation.
En troisième lieu, l'argument selon lequel les informations détenues par Mme Ouechtati Eke n'étaient pas confidentielles est inopérant dans la mesure où cette dernière n'a été en possession des informations sur les produits et les prix de la société Ultra que parce que les parties ont, au moins pendant quatre années, développé une relation de confiance. L'appelante revendique elle-même dans ses écritures un rôle de véritable intermédiaire entre les clients en France et le fabricant turc (pièces 6 et 7 de l'appelante) de sorte que la société Ultra lui permettait de connaître l'ensemble de ses produits, sa stratégie marketing, ses structures de prix, qui sont entre concurrents des informations éminemment confidentielles, contrairement à ce qu'affirme la société appelante. La société Textilina devait donc de plus fort s'abstenir d'accomplir tout acte désavantageux pour son mandant.
Dans ces conditions, il apparaît de ces divers éléments que la société Textilina a utilisé de manière déloyale et abusive des informations confidentielles qu'elle ne détenait qu'en sa qualité d'intermédiaire rémunéré par la société Ultra, pour démarcher au profit de sociétés concurrentes de cette dernière la clientèle de celle-ci et ainsi placer des produits concurrents de ceux de la société Ultra, ce qui constitue des actes de concurrence déloyale, le fait que la société Textilina n'ait pas pour activité la fabrication de vêtements étant, contrairement à ce qu'elle soutient, sans incidence à cet égard. La gravité de ces manquements fautifs autorisait la société Ultra à rompre sans préavis la relation commerciale, sans que dès lors, il soit nécessaire de rechercher si l'appelante a ou non procédé au débauchage d'un salarié de l'intimée, M. Attiker, et peu important, par ailleurs, de déterminer le point de départ de la relation commerciale entre les parties.
La décision des premiers juges sera par conséquent confirmée en ce qu'ils ont débouté la société Textilina de ses demandes en indemnisation pour rupture brutale des relations commerciales établies.
La société Textilina sollicite, en outre, le paiement des dernières factures impayées n° 11601, 11702 et 11803 à hauteur de la somme globale de 35 975,29 euros. La société Ultra conteste tout règlement en invoquant le fait qu'elles ont été émises postérieurement à la rupture de la relation contractuelle pour deux d'entre elles, que le montant des commissions ne correspond pas à des expéditions de marchandises réalisées par elle pour des clients suivis par l'appelante et que certains postes sont infondés.
Toutefois, il n'est pas contestable que la facturation des commissions s'établissait de manière habituelle en fin de mois et que compte tenu de l'immédiateté de la rupture, certaines commandes étaient déjà en production ou en voie de finalisation. Il résulte de l'ensemble des pièces produites par l'appelante (n° 40 à 45/2) que les commandes d'avril et juin 2011 portaient sur la saison hiver 2011, émanaient des donneurs d'ordre qui étaient des clients réguliers de la société Ultra (Rouge Gorge et Canat) et mentionnaient le nom de " l'agent Textilina " et son adresse en France, que les commandes correspondantes ont ainsi été établies le 6 juillet 2011 par la société Ultra à ses clients en exécution de ces commandes et que les nombreux courriels de juillet 2011 versés aux débats démontrent la participation constante de Mme Boutheina Ouechtati-Eke à cette activité. Par ailleurs, il ressort du rapport de M. Bilginer, expert-comptable de la société Ultra, qu'à partir du 30 avril 2011 aucune somme n'a été réglée à la société Textilina. Dans ces conditions, la cour dispose d'éléments suffisants pour fixer les sommes restant dues à l'appelante à la somme de 867,83 euros + 12 107,46 euros + 10 500 euros = 23 475,29 euros, faute pour cette dernière de démontrer d'une part, qu'il était convenu d'un remboursement de ses frais de déplacement, au demeurant non justifiés, et d'un forfait pour services rendus sur la base du nombre minimum de pièces habituellement commandés par le donneur d'ordres, d'autre part, qu'elle a assuré le suivi des commandes jusqu'à leur expédition. La décision des premiers juges sera donc infirmée de ce chef.
Sur les demandes reconventionnelles de la société Ultra :
La société Ultra sollicite la réparation du préjudice financier qu'elle estime avoir subi en raison des fautes graves de concurrence déloyale commises par la société Textilina, à hauteur d'un montant total de 250 419,96 euros, résultant d'une perte de clientèle et de son chiffre d'affaires à hauteur de 88 259,97 euros pour la société Canat et de 162 159,99 euros pour la société Le Chat. Elle demande, en outre, la somme de 50 000 euros au titre de son préjudice moral consistant en un préjudice d'image et de réputation et celle de 10 000 euros pour procédure abusive.
La société Textilina réplique que la baisse du chiffre d'affaires de la société Ultra ne lui est pas imputable mais qu'elle trouve sa cause dans la baisse de la qualité des produits fournis par la société Ultra et dans la politique de prix inadaptée suivie par celle-ci.
La société Ultra justifie de la perte du chiffre d'affaires qu'elle invoque auprès de deux clients, les sociétés Canat et le Chat, qui représentaient 92 % des commissions qu'elle a versées à la société Textilina (pièces n° 5, 10 et 36) alors que sur la même période, elle établit avoir augmenté son chiffre d'affaires avec ses clients gérés en propre. Il existe donc une corrélation certaine entre les actes de concurrence déloyale commis par la société Textilina et la perte d'exploitation invoquée et il importe peu à cet égard que la gérante de la société Textilina soit à l'origine du développement de la clientèle de la société Ultra. Le jugement entrepris sera donc infirmé en ce qu'il a dit que le lien de causalité entre la baisse des commandes et les agissements de la société Textilina n'était pas établi.
Toutefois, il n'est pas démontré que la totalité de la perte constatée résulte exclusivement des agissements fautifs de la société Textilina. En effet, il y a lieu de tenir compte du fait que cette dernière justifie de plaintes concernant la qualité des produits et l'augmentation des prix pratiqués par la société Ultra (pièces 16, 17, 18, 19, 20, 22, 23, 24). Il convient également de prendre en compte les aléas du marché résultant notamment du contexte économique. En conséquence, le trouble commercial résultant pour la société Ultra des agissements fautifs de la société Textilina sera réparé par l'attribution d'une somme de 180 000 euros.
Par ailleurs, la société Ultra ne verse aux débats aucune pièce lui permettant d'étayer un préjudice d'image ou de réputation auprès de ses clients ; au contraire le chiffre d'affaires réalisé en 2012 de 953 977 euros au lieu de 460 228 euros en 2009 avec son principal client, la société Cannelle devenue Rouge-Gorge, anciennement suivi par la société Textilina, démontre que sa clientèle a poursuivi ses relations commerciales avec elle postérieurement aux agissements fautifs de la société Textilina. Elle sera donc déboutée de la demande formée à ce titre.
Enfin, sa demande en dommages et intérêts pour procédure abusive ne peut prospérer dans la mesure où l'exercice d'un droit ne peut à lui seul justifier une telle condamnation et où l'abus de ce droit n'est, au cas particulier, pas démontré.
La société Textilina qui succombe pour l'essentiel, supportera la charge des dépens de première instance et d'appel et sera condamnée à verser à la société Ultra la somme totale de 25 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.
Par ces motifs : LA COUR, Infirme le jugement entrepris en toutes ses dispositions sauf en ce qu'il a débouté la société Textilina de ses demandes en indemnisation pour rupture brutale des relations commerciales établies ; Et statuant à nouveau, Condamne la société Ultra à payer à la société Textilina la somme de 23 475,29 euros au titre des factures impayées ; Condamne la société Textilina à verser à la société Ultra la somme de 180 000 euros en réparation du trouble commercial subi du fait d'actes de concurrence déloyale ; Déboute la société Ultra de ses autres demandes en dommages et intérêts ; Condamne la société Textilina aux dépens de première instance et d'appel ; Condamne la société Textilina à verser à la société Ultra la somme totale de 25 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.