CA Paris, Pôle 5 ch. 5, 27 octobre 2016, n° 15-01355
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
CASQC Prefarails (SA)
Défendeur :
CDM France (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Dabosville
Conseillers :
Mmes Schaller, du Besset
Avocats :
Mes Chardin, Bourgeois, Della Faille, Fisselier, Peron, Collin
FAITS ET PROCÉDURE
La société CDM France, anciennement dénommée Acousystem, spécialiste de l'isolation phonique et vibratoire, a pour activité la conception et la fourniture de matériaux et systèmes anti-vibratoires destinés à l'atténuation des vibrations, en particulier d'origine ferroviaire. Elle est notamment à l'origine d'un dispositif innovant anti-vibratoire intitulé " jaquette ".
La société de droit belge CASQC Prefarails (ci-après société Prefarails) est spécialisée, quant à elle, dans la fabrication et l'installation de voies ferrées pour tramways intégrant le dispositif anti-vibratoire de la " jaquette ".
La société CDM France et la société Prefarails sont entrées en relation d'affaires depuis 1998 selon CDM et à partir de 2002, selon Prefarails et ont collaboré dans le cadre de marchés publics de voies ferrées, notamment de tramways. En 2009, ces relations commerciales se sont interrompues avec la décision de la société Prefarails de sortir du groupe belge CDM dont elles étaient toutes les deux des filiales.
Estimant cette rupture brutale, la société CDM France a fait assigner la société Prefarails devant le Tribunal de commerce de Paris aux fins d'obtenir réparation du préjudice en découlant.
Par jugement en date du 6 octobre 2014, assorti de l'exécution provisoire, le Tribunal de commerce de Paris a :
- condamné la société Prefarails à payer à la société CDM France les sommes suivantes : 285 222,42 euros au titre du préjudice subi par la rupture brutale de la relation commerciale établie, 369 375 euros au titre des prestations impayées relatives aux travaux de la ligne T1 du tramway parisien,
- condamné la société CDM France à payer la somme de 219 324 euros à la société Prefarails au titre des créances cédées par la société Tramaloc et a accordé le versement des intérêts au taux légal à compter de la date de cession soit le 4 janvier 2011,
- ordonné la compensation judiciaire de ces condamnations,
- condamné la société Prefarails à payer la somme de 7 000 euros à la société CDM France au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.
Vu l'appel interjeté par la société Prefarails le 15 janvier 2015 contre cette décision,
Vu les dernières conclusions signifiées par la société Prefarails le 18 décembre 2015 par lesquelles il est demandé à la cour de :
- déclarer la société Prefarails recevable et bien fondée en son appel,
Ce faisant,
- infirmer le jugement dont appel en ce qu'il condamne la société Prefarails à payer à la société CDM France les sommes suivantes : 285 222,42 euros au titre du préjudice subi par la rupture brutale de la relation commerciale établie, 369 375 euros au titre des prestations impayées relatives aux travaux de la ligne T1 du tramway parisien, 7 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.
- débouter la société CDM France de son appel incident.
Par conséquent,
- déclarer les demandes de la société CDM non-fondées et la débouter de l'ensemble de ses demandes.
En toute hypothèse,
- condamner la société CDM France à payer à la société Prefarails la somme de 12 000 euros HT au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ainsi qu'aux dépens.
Vu les dernières conclusions signifiées par la société CDM France le 15 juin 2016 par lesquelles il est demandé à la cour de :
- confirmer le jugement rendu par le Tribunal de commerce de Paris en date du 6 octobre 2014 en ce qu'il a décidé que le délai de préavis que la société Prefarails se devait de respecter aurait dû être de 18 mois,
- infirmer pour le surplus.
Statuant à nouveau,
- condamner la société Prefarails à verser à la société CDM France les sommes suivantes : 356 527,98 euros au titre de la perte de marge brute pendant la durée de préavis non réalisée, avec intérêts au taux légal à compter de la signification à la société Prefarails de l'assignation devant le Tribunal de commerce de Paris en date du 21 juillet 2001, 212 000 euros au titre de la commission que la société Prefarails aurait dû verser à CDM France dans le cadre du marché de la rénovation de la ligne parisienne de tramway T1 entre Saint-Denis et Bobigny, avec intérêts au taux légal à compter de la signification à la société Prefarails de l'assignation devant le Tribunal de commerce de Paris en date du 21 juillet 2001, 157 375 euros au titre de la commission que la société Prefarails aurait dû verser à CDM France dans le cadre du marché de la rénovation de la ligne parisienne de tramway T1 entre Saint-Denis et Gennevilliers, avec intérêts au taux légal à compter de la signification à la société Prefarails de l'assignation devant le Tribunal de commerce de Paris en date du 21 juillet 2001,
- ordonner la capitalisation desdits intérêts légaux dans les conditions de l'article 1154 du Code civil,
- infirmer le jugement du Tribunal de commerce de Paris en ce qu'il a condamné la société CDM France à verser à la société Prefarails la somme de 219 324 euros au titre des créances cédées par Tramaloc.
A titre subsidiaire,
- ordonner la compensation des créances sur la société CDM France cédées par la société marocaine Tramaloc à la société Prefarails et des créances détenues par la société CDM France sur la société Tramaloc,
En conséquence,
- débouter la société Prefarails de toutes ses demandes, fins et conclusions plus amples.
Et en toute hypothèse,
- condamner la société Prefarails à payer à la société CDM France la somme de 10 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile,
- condamner la société Prefarails aux entiers dépens dont distraction au profit de la société SCP AFG conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile.
La société Prefarails soutient que ses relations commerciales avec la société CDM France ont commencé à partir du chantier d'Athènes en 2002, au cours duquel les parties ont formalisé leur collaboration par la signature d'un contrat, qu'aucun contrat de distribution exclusive en faveur de la société CDM France n'a existé entre les parties pendant leurs relations, qu'il n'y a jamais eu de rupture unilatérale et encore moins brutale d'un contrat au demeurant inexistant, que lorsque la société Prefarails est sortie du groupe CDM en 2009, il a été envisagé de signer un contrat de distribution, mais que celui-ci n'a finalement jamais été signé, par la volonté de CDM.
Elle soutient par ailleurs que le marché de rénovation de la ligne de tramway parisienne " T1 " a été conclu directement entre elle et la société Colas Rail, sans que la société CDM n'y ait joué le rôle d'intermédiaire, qu'elle n'a donc pas le droit à ses 10 % de commissions. En ce qui concerne le marché d'extension de la même ligne, elle rappelle qu'en l'absence d'un contrat de distribution, la société Prefarails n'était pas tenue de s'abstenir de faire une offre plus intéressante à la société Eurovia, même si Acousystem avait reçu de celle-ci une intention de commande, que cette dernière n'a droit à aucune commission sur cette commande. Elle ne développe aucun moyen en défense sur l'appel incident de la société CDM France portant sur la cession des créances Tramaloc.
La société CDM France soutient en réponse qu'il existe bien une relation commerciale établie entre les parties, obligeant la société Prefarails à lui accorder un préavis au titre de la rupture de cette relation en application de l'article L. 442-6, I 5°, et ce même en l'absence d'un contrat de distribution écrit, que ces relations commerciales ont débuté en 2000, comme cela ressort des échanges avec la RATP, qui montrent que les offres de CDM France intégraient déjà les produits de Prefarails, et se sont poursuivies de manière ininterrompue jusqu'en 2009, lors de la sortie de la société Prefarails du groupe belge CDM, que la durée du préavis, estimée à 18 mois par le Tribunal de commerce de Paris en 1re instance est correcte, compte tenu de l'ancienneté des relations entretenues par les parties, la qualité de ces relations et la nature de leur activité, que la brutalité de cette rupture a d'une part, engendré la perte des marchés auxquels son partenariat stable avec la société Prefarails pouvait lui donner accès et d'autre part, rendu plus difficile pour elle d'accéder aux marchés de travaux publics, que l'indemnisation doit correspondre à la marge brute perdue pendant la durée du préavis, calculée sur la moyenne du chiffre d'affaires réalisé au cours des trois années précédant la rupture, que l'indemnisation doit être fixée à 356 527,98 euros et non 285 222,42 euros comme alloué par les premiers juges.
La société CDM France indique par ailleurs que sa commission de 10 % s'applique au titre de son intermédiation dans l'obtention de marchés au profit de la société Prefarails dans le cadre des marchés de rénovation et d'extension de la ligne de tramway parisienne T1, que la société Prefarails a tenté de contourner CDM France en démarchant directement la société Colas Rail avec laquelle elle travaillait déjà depuis 2007, qu'elle en a fait de même en faisant une offre directe à la société Eurovia Travaux Ferrés, ce qui a entraîné l'annulation de l'intention de commande auprès de CDM France et lui a fait perdre sa commission.
Enfin, en ce qui concerne les factures cédées par la société Tramaloc à la société Prefarails, la société CDM France soutient que cette cession n'a pas eu pour effet de lui faire renoncer à contester l'existence de ces dettes, qu'elle n'est pas débitrice au profit de la société Prefarails, que la société CDM France n'est intervenue sur ce chantier qu'à titre d'intermédiaire entre le client Colas Rail et la société Prefarails, qu'en tout état de cause il y aurait lieu à compensation entre les créances cédées par la société Tramaloc à la société Prefarails, et celles que la société CDM détient sur la société Tramaloc et la société Prefarails.
LA COUR renvoie, pour un plus ample exposé des faits et prétentions des parties, à la décision déférée et aux écritures susvisées, par application des dispositions de l'article 455 du Code de procédure civile.
Sur ce, LA COUR,
Sur l'existence d'une relation commerciale établie
Considérant qu'aux termes de l'article L. 442-6, I, 5 du Code de commerce, "engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers :
5) de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels (...) " ;
Considérant que le champ d'application de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce s'étend, au-delà des simples relations contractuelles, à des situations très diverses, indépendamment de tout contrat ;
Que le caractère établi de la relation commerciale est apprécié principalement au regard de trois critères : la durée (ou l'ancienneté), la stabilité (ou la continuité) et l'intensité de la relation, le fait que les parties n'aient pas été liées par un contrat écrit étant inopérant au regard de ces critères ;
Considérant qu'en l'espèce, il n'est pas contesté que même en l'absence d'un contrat de distribution écrit, les parties ont entretenu des relations commerciales stables, durables et qui se sont intensifiées au cours des années, comme cela résulte de l'évolution du chiffre d'affaires entre elles ;
Que seul est donc en débat le point de départ de cette relation, sa stabilité et son intensité n'étant pas contestées ;
Considérant qu'il résulte des pièces versées aux débats que la première lettre faisant état de relations entre les parties date du 4 février 1998, que les relations se sont développées entre elles lors de la présentation du système Prefarails par Acousystem à la RATP lors de la visite de différents chantiers en 2000 et 2001 et du prolongement du tramway T1 de Bobigny-Noisy le Sec le 5 décembre 2000 ; que les négociations avec la RATP pour la ligne T1 ont été suivies en 2001 et 2002 d'un chantier à Athènes puis à Bruxelles ;
Que c'est dès lors à juste titre, par des motifs que la cour adopte, que les premiers juges ont fixé le début des relations commerciales à l'année 2000 ;
Que cette relation commerciale s'est poursuivie de façon stable en s'intensifiant jusqu'à la rupture en 2009 ainsi que cela résulte du grand livre, des factures se rapportant aux chantiers de tramways de Saint Etienne, Lyon, Nantes ou Rabat, ainsi que de l'attestation de l'expert-comptable pour la période 2002-2009 ;
Que le fait qu'il n'y ait pas eu de contrat de distribution exclusive entre les sociétés est inopérant au regard de la poursuite d'une activité stable et durable pendant plusieurs années ;
Que c'est dès lors à juste titre que les premiers juges ont retenu l'existence d'une relation commerciale établie pour la période de 2000 à 2009 ;
Qu'il y a lieu de confirmer la décision entreprise sur ce point ;
Sur la brutalité de la rupture
Considérant qu'il n'est pas contesté que les relations entre les parties ont été rompues en 2009, lorsque la société Prefarails s'est séparée du groupe CDM, que des négociations autour de cette scission ont donné lieu à la signature d'une convention de scission le 6 juin 2009 dont l'article 23 prévoyait la négociation dans les plus brefs délais " d'un contrat de distribution des voies préfabriquées entre CDM, et, pour la France et les Dom Tom, Acousystem, d'une part, et Prefarails d'autre part, d'une durée de 5 ans " ;
Que cette négociation n'a pas abouti ;
Qu'indépendamment du succès ou non de la négociation postérieurement à la scission d'un contrat entre les parties, et indépendamment des causes de l'échec des négociations, la brutalité de la rupture doit être appréciée au regard des dispositions de l'article L. 442-6 I, 5° à la date de ladite rupture, c'est-à-dire au moment de la scission ;
Qu'il appartient à la cour de vérifier si un préavis écrit a été notifié aux parties et si ce préavis tient compte de la durée de la relation commerciale et des autres critères retenus par la jurisprudence, en référence notamment aux usages du commerce, ou aux accords interprofessionnels ;
Qu'en l'espèce, à la date à laquelle la rupture est intervenue, soit le 6 juin 2009, au moment de la scission, aucun préavis n'a été notifié à la société CDM France ;
Que les faits survenus après la rupture, et notamment l'engagement de négociations, ne doivent pas être pris en compte et ne constituent pas un préavis au sens de l'article L. 442-6, I 5°, la rupture étant déjà consommée, la société Prefarails ayant pris immédiatement contact avec les donneurs d'ordres, sans plus passer par CDM France ;
Qu'en conséquence, il convient de constater que la rupture de la relation entretenue entre Prefarails et CDM France, le 6 juin 2009, date de la scission, est brutale au sens des dispositions susvisées et ouvre droit à indemnisation ;
Qu'il y a lieu de confirmer la décision des premiers juges en ce sens, tout en l'infirmant sur la date de la rupture brutale, qui a été à tort fixée par les premiers juges au 31 décembre 2009, date de l'échec des négociations ;
Sur la durée du préavis et l'indemnisation de la rupture brutale
Considérant que les parties ont entretenu des relations commerciales établies pendant 9 ans ;
Que par des motifs précis et circonstanciés que la cour adopte, les premiers juges ont retenu un préavis de 18 mois et une indemnité fixée sur la base de la perte de marge brute évaluée à 80 % du chiffre d'affaires moyen des trois dernières années ;
Qu'il y a lieu de confirmer la décision des premiers juges sur ces points ;
Sur les demandes en paiement de commissions
Considérant que par des motifs précis et circonstanciés que la cour adopte, les premiers juges ont fait droit aux demandes en paiement des 10 % de commissions sur les marchés de rénovation de la ligne de tramway T1 de Saint Denis à Bobigny et d'extension de la rénovation de la ligne T1 de la RATP entre Saint Denis et Gennevilliers ;
Qu'il y a lieu de confirmer la décision sur ces points ;
Sur les factures de la société Tramaloc à l'égard d'Acousystem cédées à Prefarails
Considérant d'une part que, dans le cadre d'un chantier à Rabat, la société Tramaloc, qui agissait comme sous-traitant de la société Prefarails, a cédé à Prefarails six créances qu'elle détenait sur CDM France d'un montant de 219 324 euros ;
Mais considérant que la société CDM France conteste les créances cédées, et indique qu'elle détenait elle-même des créances sur la société Tramaloc à hauteur de 118 895,94 euros, dont elle sollicite, subsidiairement, la compensation avec les créances cédées ;
Qu'il s'agit pour les créances cédées de factures émises par Tramaloc pour des fournitures que CDM France indique avoir commandées à Prefarails et non à Tramaloc ;
Considérant que la société Préfarails n'oppose aucun moyen à la demande d'infirmation formée par la société CDM France et ne joint aucune pièce relative à ladite cession de créance, ni à sa signification, qui n'est toutefois pas contestée dans sa réalité par la société CDM France ;
Que la société Tramaloc n'a pas été attraite en la cause et que le bien fondé des créances contestées ne peut être discuté dans la présente instance ;
Que par application des articles 1690 et suivants du Code civil et 1290 et suivants du même code, le cessionnaire peut toutefois se voir opposer l'exception de compensation entre des créances réciproques ;
Qu'il résulte des factures versées aux débats par la société CDM France, qu'elles remplissent les conditions fixées par l'article 1291 pour pouvoir être compensées avec les sommes cédées ;
Qu'il y a lieu par conséquent d'infirmer la décision sur ce point et de fixer à la somme de 100 428,06 euros la somme due par la société CDM France à la société Préfarails ;
Qu'en conséquence la cour infirmera la décision des premiers juges sur ce point ;
Considérant qu'il y a lieu de faire droit à la demande d'indemnisation au titre de l'article 700 du Code de procédure civile, comme indiqué au dispositif ci-après.
Par ces motifs : Statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort, Confirme le jugement déféré en toutes ses dispositions, sauf en ce qu'il a fixé au 31 décembre 2009 la date de la rupture brutale et en ce qu'il a condamné la société Acousystem à payer la somme de 219 324 euros à la société Prefarails au titre des créances cédées par Tramaloc. L'infirmant sur ces points, statuant à nouveau. Fixe au 6 juin 2009 la date à laquelle la rupture est intervenue. Condamne la société CDM France à payer à la société Prefarails la somme de 100 428,06 euros au titre des créances cédées à la société marocaine Tramaloc. Condamne la société Prefarails à payer à la société CDM France la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile. La condamne aux dépens qui seront recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile.