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Décisions

CA Rennes, 3e ch. com., 8 novembre 2016, n° 15-09938

RENNES

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Kriss Laure (SNC)

Défendeur :

Charneau

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Calloch

Conseillers :

Mmes André, Jeannesson

Avocats :

Mes Gautier, Bonte, Domingues

T. com. Saint-Nazaire, du 21 oct. 2009

21 octobre 2009

I - Exposé du litige:

La SNC Kriss Laure commercialise des produits diététiques selon un système de vente directe multi-niveaux consistant à diffuser les produits directement auprès des consommateurs par la création d'un réseau de distributeurs indépendants.

Madame Charneau a signé en novembre 2001 un contrat de vendeur indépendant avec la SNC Kriss Laure, puis le 11 juillet 2002 un contrat d'agent commercial. Monsieur Charneau, son conjoint, a également signé un contrat d'agent commercial avec la SNC Kriss Laure le 2 mai 2004.

Les chiffres de vente de Madame Charneau et de Monsieur Charneau s'avérant très satisfaisants, la SNC Kriss Laure a conclu le 1er janvier 2006 avec Madame Charneau et Monsieur Charneau un contrat de coordinateur régional pour une durée de trois mois renouvelable tacitement de trois mois en trois mois.

Par lettre recommandée avec demande d'avis de réception en date du 1er octobre 2008, la SNC Kriss Laure a notifié à Madame Charneau et Monsieur Charneau la fin de leur contrat à compter du 31 décembre 2008.

Par acte du 2 février 2010, Madame Charneau et Monsieur Charneau ont fait assigner la SNC Kriss Laure devant le Tribunal de grande instance de Saint-Nazaire aux fins d'indemnisation du préjudice résultant de la rupture du contrat de coordinateur régional.

Par acte du 17 juin 2009, Madame Charneau a fait assigner la SNC Kriss Laure devant le Tribunal de commerce de Saint-Nazaire pour faire annuler la clause de non-concurrence contenue dans son contrat d'agent commercial.

Par jugement en date du 21 octobre 2009, le Tribunal de commerce de Saint-Nazaire a rejeté cette demande.

Par arrêt en date du 15 février 2011, sur appel de Madame Charneau, la présente Cour a fait droit à la demande.

Par arrêt en date du 15 mai 2012, la Cour de cassation a rejeté le pourvoi formé par la SNC Kriss Laure.

Par lettre recommandée avec demande d'avis de réception en date du 5 janvier 2011, la SNC Kriss Laure a notifié à Madame Charneau la rupture immédiate de son contrat d'agent commercial sans indemnité ni préavis pour faute grave.

Par acte du 13 décembre 2011, Madame Charneau a fait assigner la SNC Kriss Laure devant le Tribunal de grande instance de Saint-Nazaire aux fins d'indemnisation de son préjudice.

Par jugement en date du 18 septembre 2014, le Tribunal de grande instance de Saint-Nazaire a :

- condamné la SNC Kriss Laure à payer à Madame Charneau les sommes de :

* 31 663 euro à titre d'indemnité de préavis avec intérêts au taux légal à compter du 11 janvier 2011,

* 21 108 euro au titre des commissions visées par l'article L. 134-7 du Code de commerce avec intérêts au taux légal à compter du 29 août 2013,

* 273 777,71 euro au titre de l'indemnité visée à l'article L. 134-12 du Code de commerce avec intérêts au taux légal à compter de la présente décision,

* 2 500 euro par application de l'article 700 du Code de procédure civile,

- condamné la SNC Kriss Laure aux dépens,

- débouté les parties de leurs autres demandes,

- dit n'y avoir lieu à exécution provisoire de la décision.

La SNC Kriss Laure a interjeté appel de cette décision le 21 octobre 2014.

Par arrêt du 3 novembre 2015 la présente juridiction, infirmant l'ordonnance du conseiller de la mise en état, a notamment dit n'y avoir lieu à caducité de l'appel de la SNC Kriss Laure.

La SNC Kriss Laure sollicite notamment de :

- réformer le jugement,

- à titre principal,

- dire et juger que le contrat d'agent commercial a été valablement rompu pour faute grave de l'agent commercial,

- en conséquence, débouter Madame Charneau de ses demandes,

- subsidiairement,

- réduire en de considérables proportions le montant de l'indemnité de rupture prévue par l'article L. 134-12 du Code de commerce,

- reconventionnellement,

- condamner Madame Charneau à lui payer la somme de 7 000 euro par application de l'article 700 du Code de procédure civile

- condamner Madame Charneau aux entiers dépens de l'instance.

Madame Charneau sollicite de :

- confirmer le jugement en ce qu'il a condamné la SNC Kriss Laure à lui payer :

* 31 663 euro à titre d'indemnité de préavis avec intérêts au taux légal à compter du 11 janvier 2011,

* 273 777,71 euro au titre de l'indemnité visée à l'article L. 134-12 du Code de commerce avec intérêts au taux légal à compter de la présente décision,

* 2 500 euro par application de l'article 700 du Code de procédure civile,

et en ce qu'il a débouté la SNC Kriss Laure de ses demandes,

- infirmer le jugement en ce qu'il a condamné la SNC Kriss Laure à lui payer la somme de 21 108 euro au titre des commissions visées par l'article L. 134-7 du Code de commerce avec intérêts au taux légal à compter du 29 août 2013, et en ce qu'il l'a déboutée de sa demande de dommages et intérêts à hauteur de 100 000 euro pour préjudice moral et troubles dans les conditions de l'existence,

- statuant à nouveau,

- condamner la SNC Kriss Laure à lui payer la somme de 68 444,42 euro au titre des commissions visées par l'article L. 134-7 du Code de commerce avec intérêts au taux légal à compter du 29 août 2013,

- condamner la SNC Kriss Laure à lui payer la somme de 100 000 euro au titre de son préjudice moral et du trouble causé par le changement brusque dans les conditions de vie,

- condamner la SNC Kriss Laure à lui payer la somme de 6000 euro par application de l'article 700 du Code de procédure civile,

- condamner la SNC Kriss Laure aux entiers dépens.

Pour un plus ample exposé des faits, de la procédure ainsi que des prétentions et moyens des parties, la cour se réfère aux énonciations de la décision attaquée et aux dernières conclusions déposées le 3 août 2016 pour la SNC Kriss Laure et le 23 décembre 2015 pour Madame Charneau.

L'ordonnance de clôture est intervenue le 31 août 2016.

II - Motifs :

Sur la rupture du contrat d'agent commercial pour faute grave de Madame Charneau

La SNC Kriss Laure expose que le législateur a mis à la charge des parties au contrat d'agent commercial une obligation de loyauté et un devoir d'information et qu'un manquement de l'agent commercial au devoir de loyauté constitue une faute grave exclusive du versement de l'indemnité compensatrice et de l'indemnité de préavis.

Elle soutient que la faute grave de Madame Charneau justifiant la rupture du contrat d'agent commercial sans indemnité est caractérisée dès lors que :

- Madame Charneau a signifié devant la présente cour des conclusions comportant des propos diffamatoires et injurieux à l'encontre du mandant dans une procédure relative à l'annulation de la clause de non-concurrence stipulée dans le contrat d'agent commercial,

- Madame Charneau est intervenue auprès de distributeurs actuels ou anciens de la société en vue d'obtenir des attestations à l'encontre du mandant donnant un retentissement et un caractère public au litige,

- Madame Charneau a déposé une plainte auprès de la Mission Interministérielle de Vigilance et de Lutte contre les Dérives Sectaires (Miviludes) à l'encontre de la société, accusée de "dérives sectaires".

Madame Charneau réplique que les griefs qui lui sont reprochés sont étrangers à l'exécution du contrat, qu'ils ont trait au contentieux relatif à la clause de non-concurrence, qu'elle n'a pas travaillé pour un autre mandant en violation de son contrat et n'a pas dénigré les produits de son mandant, que la plaidoirie de son conseil lors de l'audience devant la cour le 14 décembre 2010 bénéficie de l'immunité de robe prévue à l'article 41 de la loi sur la liberté de la presse de 1881, que la parole du justiciable est libre et ne peut être limitée, s'agissant du droit d'ester en justice reconnu par l'article 6 §1 de la CEDH et par le Conseil constitutionnel, qu'elle n'a jamais porté plainte contre son mandant mais que comme d'autres personnes, s'est interrogée sur certaines pratiques de son mandant, qu'en tout état de cause, la SNC Kriss Laure a créé les conditions ayant provoqué son comportement fautif de sorte qu'aucune faute grave ne peut lui être imputée.

Aux termes de l'article L. 134-4 du Code de commerce, les contrats intervenus entre les agents commerciaux et leurs mandants sont conclus dans l'intérêt commun des parties. Les rapports entre l'agent commercial et le mandant sont régis par une obligation de loyauté et un devoir d'information.

L'article L. 134-13 dispose :

"La réparation prévue à l'article L. 134-12 n'est pas due dans les cas suivants :

1° La cessation du contrat est provoquée par la faute grave de l'agent commercial..."

La faute grave est celle qui porte atteinte à la finalité commune du mandat d'intérêt commun et qui rend impossible le maintien du lien contractuel.

En l'espèce la SNC Kriss Laure démontre que par courrier du 22 juillet 2010 adressé à Madame Charneau, la Miviludes a indiqué avoir été saisie par l'intimée d'un différend l'opposant aux dirigeants de la SNC Kriss Laure, précisant que cette société avait déjà fait l'objet d'interrogations auprès d'elle mais jamais jusqu'à présent de signalement d'actes susceptibles d'être qualifiés de "dérives sectaires" ; elle a ajouté que le risque potentiel de dérives sectaires pourrait reposer sur les fondements de l'organisation commerciale et les conséquences humaines et judiciaires dont le courrier de Madame Charneau faisait état à savoir : "la dépendance psychologique de certains vendeurs", une succession d'obligations ayant une finalité de renforcement de cohésion et "favorisant l'accroissement des exigences financières", "le développement récent de conflits entre les dirigeants et de nombreux distributeurs et responsables du réseau", "l'ambiguïté du statut de coordinateur régional qui n'a plus d'activité de prospection et de vente de produits mais une responsabilité d'encadrement, de motivation et de formation des distributeurs qui le rendent fortement dépendant de la stratégie de l'entreprise, relation floue et contraignante susceptible d'induire des pressions réitérées propres à altérer son jugement et à le conduire à des prises de décision contraires à ses intérêts", et en outre l'existence d'un "risque patent de détournement du droit du travail". La Miviludes concluait son courrier en indiquant que ces indices l'incitaient à poursuivre le recensement et l'analyse des situations de risques apparaissant dans le fonctionnement de la SNC Kriss Laure (pièce 56 de la SNC Kriss Laure).

Ce courrier démontre que Madame Charneau a relaté à la Miviludes des éléments susceptibles d'être qualifiés de dérives sectaires qui figurent en caractères gras dans ledit courrier afin de les caractériser. Ces propos dénoncés par Madame Charneau à un organisme officiel de lutte contre de telles dérives visant son propre mandant, nécessairement dans le but de lui nuire, constituent un manquement à son obligation de loyauté et portent atteinte à la finalité commune du mandat d'intérêt commun liant les parties et constituent la faute grave rendant impossible le maintien du lien contractuel.

La circonstance supplémentaire que dans ses conclusions développées devant la présente juridiction à l'audience publique du 14 décembre 2010 Madame Charneau ait dans un chapitre de huit pages consacré à la présentation de la SNC Kriss Laure à nouveau développé des allusions aux dérives sectaires de son mandant, soulignant que ses congrès annuels s'apparentent à des grands-messes aux allures sectaires, démontre que le courrier adressé à la Miviludes n'était pas une dénonciation isolée mais au contraire réfléchie de sorte que la faute résultant de la saisine de la Miviludes est confirmée.

Madame Charneau ne démontre pas en quoi la SNC Kriss Laure aurait eu un comportement justifiant de lui imputer la rupture. Il n'est pas contesté que la Miviludes a classé le dossier dont Madame Charneau était à l'origine. Il ressort des documents versés aux débats que les échanges entre les parties sont relatifs aux conflits créées par la rupture du contrat de coordinateur régional et que ces échanges restent du domaine juridique inhérent à ces conflits. Dans un courrier du 9 avril 2009, postérieur à la notification de la rupture du contrat de coordinateur régional, la SNC Kriss Laure a indiqué à Madame Charneau qu'elle souhaitait qu'elle poursuive son activité d'agent commercial au sein du réseau Kriss Laure, tout en lui rappelant ses obligations de loyauté en faisant référence à un courrier de l'agent du 17 février 2009 aux termes duquel Madame Charneau menaçait la SNC Kriss Laure d'une action collective indemnitaire à la suite de la rupture du contrat de coordinateur régional. Les attestations fournies par les parties, vantant les mérites de Madame Charneau ou critiquant son comportement dans son travail s'annulent et n'ont pas à être retenues. En revanche, la démarche particulière de Madame Charneau auprès de la Miviludes n'entre pas dans ce type d'échanges dès lors qu'elle a pour objet de discréditer la SNC Kriss Laure dans son éthique même.

Dans ces conditions, la rupture du contrat d'agent commercial est justifiée par la faute grave de Madame Charneau de sorte que l'indemnité compensatrice et l'indemnité de préavis ne sont pas dues. La demande de dommages et intérêts sera également rejetée.

Sur les commissions prévues à l'article L. 134-7 du Code de commerce

L'article L. 134-7 du Code de commerce dispose que pour toute opération commerciale conclue après la cessation du contrat d'agence, l'agent commercial a droit à la commission, soit lorsque l'opération est principalement due à son activité au cours du contrat d'agence et a été conclue dans un délai raisonnable à compter de la cessation du contrat, soit lorsque, dans les conditions de l'article L. 134-6, l'ordre du tiers a été reçu par le mandant ou l'agent commercial avant la cessation du contrat d'agence.

Madame Charneau sollicite la somme de 68 444,42 euro à ce titre, avec intérêts au taux légal à compter du 29 août 2013, faisant valoir que la SNC Kriss Laure a perçu les fruits de son travail pendant un délai de six mois après la rupture du contrat, qu'en effet, outre les commissions qu'elle percevait en raison de son activité personnelle, elle percevait également des commissions sur le chiffre d'affaires effectué par les membres du réseau qu'elle avait constitué de sorte que les résultats s'étalaient dans le temps qu'elle estime à six mois. Elle expose que la SNC Kriss Laure ne lui a pas remis les documents comptables auxquels elle a droit en application des dispositions de l'article R134-3 du Code de commerce.

La SNC Kriss Laure ne développe aucun moyen ou argument à l'encontre de la demande de Madame Charneau, sollicitant seulement de la débouter de ses demandes.

Les documents comptables et les documents relatifs au fonctionnement de la vente multi-niveaux versés aux débats justifient le délai de six mois en raison de l'effet boule de neige de ce type de vente ainsi que la demande de Madame Charneau à laquelle il sera fait droit. Le jugement sera infirmé sur ce point.

Chacune des parties gardera à sa charge les frais qu'elle a exposés en vertu de l'article 700 du Code de procédure civile.

Madame Charneau qui succombe à titre principal sera condamnée aux entiers dépens de l'instance.

Par ces motifs : LA COUR, Statuant publiquement et contradictoirement, Infirme le jugement déféré en toutes ses dispositions, Statuant à nouveau, Dit que la rupture du contrat d'agent commercial est justifiée par la faute grave de Madame Charneau, Déboute Madame Charneau de ses demandes au titre de l'indemnité compensatrice, de l'indemnité de préavis et de sa demande de dommages et intérêts, Condamne la SNC Kriss Laure à payer à Madame Charneau la somme de 68 444,42 euro avec intérêts au taux légal à compter du 29 août 2013, au titre des commissions dues en application de l'article L. 134-7 du Code de commerce, Déboute les parties de leurs autres demandes Laisse à chacune des parties les frais qu'elle a exposés en vertu de l'article 700 du Code de procédure civile, Condamne Madame Charneau aux dépens de première instance et d'appel.