CA Bordeaux, 1re ch. civ. A, 15 novembre 2016, n° 14-05764
BORDEAUX
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Lusitania Companhia de Seguros (SA)
Défendeur :
Château Plaisance (SCEA), Coelhocork (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Esarte
Conseillers :
M. Franco, Mme Coudy
Avocats :
Mes Puybaraud, Gaucher Piola, Ruan Walther
La société civile d'exploitation agricole Château Plaisance (Château Plaisance) exploite un domaine viticole comportant 20 ha de vignobles dont 11 ha bénéficient de l'appellation AOC Saint Emilion grand cru et 9 ha de l'appellation AOC Bordeaux.
À l'occasion de l'opération d'embouteillage du 11 au 26 septembre 2007 portant sur 62 600 cols de Saint-Émilion Grand cru Château Plaisance millésime 2005, Château Plaisance a acquis auprès de la société Coelhocork un lot de bouchons, constitué de 31 200 bouchons Rolhas Naturas et de 27 400 bouchons Rolhas Colmatadas.
Estimant que les bouteilles bouchées par les bouchons livrés par cette société Coelhocork présentaient un goût de bouchon, Château Plaisance a fait diligenter dans un premier temps une expertise amiable unilatérale puis, suivant ordonnance du 3 février 2011, une expertise judiciaire est intervenue.
C'est dans ces conditions que Château Plaisance a assigné devant le Tribunal de Libourne par application des dispositions des articles 1147 et 1603 du Code civil la société Coelhocork et son assureur la compagnie Lusitania Companhia de Seguros (Lusitania) en paiement solidaire de diverses sommes d'argent.
Par jugement en date du 11 septembre 2014, le Tribunal de grande instance de Libourne a, sous le bénéfice de l'exécution provisoire, condamné in solidum la société Coelhocork et son assureur SA Lusitania Companhia de Seguros à payer à la SCEA Château Plaisance la somme de 505 300 euros HT outre 10 000 euros au titre des frais de stockage, une indemnité de procédure et a rejeté toutes autres demande.
Cette décision a été frappée d'appel le 7 octobre 2014 par Lusitania laquelle dans ses écritures du 10 mars 2015 demande qu'il plaise à la cour :
- Infirmer le jugement dont appel en toutes ses dispositions.
- Dire que l'action de |'intimée est une action en garantie des vices cachés et la dire prescrite.
- Subsidiairement Dire et juger que l'antériorité du vice à la vente n'est pas rapportée.
- Constater que l'expert n'a pas analysé la contamination des différents lots de barriques, ni l'aerocontamination du chai.
- Dire et juger qu'il n'est pas formellement démontré que les bouchons sont la cause exclusive des dommages
- Dire et juger qu'il n'est pas démontré que le vin ne pouvait pas être retraité pour être commercialiser
- En conséquence, Débouter la SCEA Château Plaisance de l'intégralité de ses demandes, fins et conclusions,
- Avant dire droit, ordonner une mesure d'expertise judiciaire. Afin de rendre la mesure d'instruction opposable à Lusitania afin notamment d'analyser les causes externes de pollution des bouchons, dire si |'antériorité du vice à la vente est matérialisé, dire s'il y a la possibilité de dépollution à titre de traitement curatif et possibilité de détecter le goût de bouchon par le vendeur avant bouchage par l'acquéreur.
- Très subsidiairement dire et juger opposable à la société Château Plaisance et à l'assuré, la franchise de 10 % du préjudice indemnisable.
- En conséquence déduire de la condamnation de la concluante le montant de la franchise opposable de 10 %
- Condamner solidairement la SCEA Chateau Plaisance et la société Coelhocork à lui verser la somme de 4 500 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile et aux entiers dépens en ce compris l'article 10 relatif aux frais tarifés de l'huissier significateur.
Cet assureur soutient en substance que l'action de son contradicteur s'analyse en une garantie des vices cachés et que dans la mesure où Château Plaisance avait connaissance du vice dès novembre 2008 son action en référés intentée le 9 novembre 2011 est prescrite ; à titre subsidiaire, elle vient dire que les désordres n'étaient pas antérieurs à la vente, que la méthode suivie par l'expert n'est pas satisfaisante et que la contamination peut provenir des barriques ; dans la mesure où le rapport d'expertise judiciaire n'est pas suffisamment clair une nouvelle expertise s'impose et qu'en tout état de cause il y a prise à considérer que le préjudice invoqué n'est pas justifié.
De son côté, Château Plaisance, dans ses écritures du 6 mai 2016 réclame la confirmation du jugement entrepris en ce qu'il a, sous bénéfice d'exécution provisoire :
- retenu la responsabilité de la société Coelhocork et la garantie de son assureur la SA Lusitania Companhia de Seguros au titre des désordres des bouchons pour défaut de délivrance conforme ;
- dit que la société SCEA Château Plaisance dispose d'une action directe contre l'assureur de l'auteur du dommage et que cette action est recevable et non prescrite ;
- condamné en conséquence SA Lusitania Companhia de Seguros in solidum avec son assuré ;
- condamné in solidum la société Coelhocork et son assureur la SA Lusitania Companhia de Seguros à verser à la SCEA Château Plaisance la somme de 505 300 euros HT ;
- condamné in solidum la société Coelhocork et son assureur la SA Lusitania Companhia de Seguros à verser à la SCEA Château Plaisance la somme de 3 500 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ;
- condamné in solidum la société Coelhocork et son assureur la SA Lusitania Companhia de Seguros à supporter les dépens incluant les frais d'expertises amiable et judiciaire et les frais éventuels d'exécution ;
- retenu l'existence d'un préjudice au titre des frais de stockage ;
Château Plaisance demande à la cour de Réformer le jugement sur le surplus ;
Statuant à nouveau
- condamner in solidum la société Coelhocork et son assureur la SA Lusitania Companhia de Seguros à verser à la SCEA Château Plaisance la somme de 30 000 euros au titre du préjudice afférent au stockage ;
- condamner in solidum la société Coelhocork et son assureur la SA Lusitania Companhia de Seguros à verser à la SCEA Château Plaisance la somme de 50 000 euros en réparation du préjudice afférent à l'atteinte à l'image ;
Y ajoutant
- condamner in solidum la société Coelhocork et son assureur la SA Lusitania Companhia de Seguros à verser à la SCEA Château Plaisance la somme de 4500 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile pour les frais exposés au titre de l'appel
En tout état de cause
- Débouter intégralement la société Coelhocork et son assureur la SA Lusitania Companhia de Seguros de l'intégralité de leurs demandes.
- Dire et Juger recevable, non prescrite et bien fondée l'action de la SCEA Château Plaisance, en ce compris si la qualification de vice cachés était retenue
- Faire droit à l'intégralité des demandes de la SCEA Château Plaisance ;
- Rejeter la demande nouvelle d'expertise,
- Rejeter la demande de réduction de la garantie au titre de la franchise de 10 %,
- Rejeter toute demande formulée contre la SCEA Château Plaisance.
Château Plaisance maintient qu'elle pouvait agir sur le terrain du défaut de conformité et que subsidiairement agissant sur le fondement des vices cachés aucune prescription n'est encourue dès lors que le point de départ du délai de 2 ans n'intervient qu'à compter du jour où l'acquéreur a parfaite connaissance de l'origine des désordres constatés; à cet égard, elle fait valoir qu'elle n'a pu connaître l'origine des défauts présentés par le vin qu'après le dépôt du rapport d'expertise judiciaire déposée le 2 novembre 2011. Elle rappelle les termes du rapport d'expertise en faisant valoir que les bouteilles obturées par les bouchons provenant d'une autre société sont parfaitement saines. Pour le surplus, elle critique le mode d'évaluation du préjudice retenu par le tribunal.
Régulièrement assignée en exécution des dispositions du règlement communautaire du 13 novembre 2007, la société Coelhocork n'a pas comparu.
L'ordonnance de clôture est du 20 septembre 2016.
Sur ce :
A hauteur d'appel, Château Plaisance, ne cantonne pas le fondement de ses demandes à l'obligation de délivrance conforme et conclut expressément également sur le terrain de la garantie des vices cachés.
À cet égard, la compagnie Lusitania fait valoir à juste titre que son assuré, à qui il a été passé commande de bouchons de liège de telle dimension, a bien livré des bouchons de liège conformes aux stipulations de la commande de sorte que l'obligation de délivrance conforme n'est pas le moyen adéquat.
Il s'agit de savoir si les bouchons livrés par Coelhocork et qui ont servi à obturer les bouteilles n'étaient pas affectés d'un vice inhérent, nuisible à l'usage auquel ils étaient destinés normalement.
Lusitania soutient que l'action est prescrite faute d'avoir été intentée dans le délai fixé à l'article 1648 du Code civil dans sa rédaction issue de l'ordonnance numéro 2005-136 du 17 février 2005 applicable au litige, les bouchons litigieux ayant fait l'objet d'une facture en date du 29 août 2007.
Le point de départ de l'action en garantie est le jour de la découverte du vice. S'agissant d'une matière technique c'est à bon droit que Château Plaisance fait valoir qu'elle n'a pu identifier la cause du désordre qu'à l'issue d'investigations approfondies à savoir l'expertise judiciaire dont le rapport a été déposé le 2 novembre 2011 et que ces investigations ont été précédées de pourparlers avec les commerciaux de la société Coelhocork, lesdits pourparlers portants expressément sur la question du goût de bouchon dont Château Plaisance indiquait qu'il affectait les bouteilles obturées avec les bouchons de cette société. En assignant au fond son vendeur et l'assureur de ce dernier le 15 janvier 2013 Château Plaisance échappe à la prescription.
Sur le fond, la cour dispose d'une expertise dont la méthodologie contrairement à ce que soutient Lusitania est exempte de reproches en sorte qu'aucune nouvelle n'expertise ne s'impose. L'analyse que fait le tribunal de cette expertise mérite approbation.
Il sera seulement ajouté que l'expert qui était chargé de décrire les désordres allégués et d'en rechercher les causes a tout d'abord, sans être contredit, constaté que la partie de la récolte bouchée avec les bouchons de l'autre fournisseur, Gabriel, n'avait fait l'objet d'aucun retour négatif; qu'ensuite il a procédé à un échantillonnage de 12 bouteilles bouchées pour moitié avec les bouchons Gabriel et pour l'autre moitié avec les bouchons Coelhocork qu'il a effectué la dégustation en présence des parties puis après avoir constaté que 6 bouteilles sur 6 étaient sans défaut quant au bouchage Gabriel tandis que 50 % de l'échantillonnage Coelhocork présentait des défauts à savoir un goût de bouchon, il a alors décidé d'une part d'opérer un échantillonnage plus représentatif du lot en procédant à un prélèvement aléatoire selon une procédure avalisée par la chambre nationale des oenologues experts près les cours d'appel ce protocole ayant été détaillé et approuvé par l'ensemble des parties qui étaient présentes sur l'exploitation du Château Plaisance et de seconde part à l'envoi selon la même méthode (bouchons Gabriel et bouchons Coelhocork) de bouchons prélevés sur les bouteilles et de lots de vin dans un laboratoire spécialisé pour disposer, au-delà de l'appréciation gustative, d'éléments chimiques incontestables à savoir les Haloanisoles et Halophénols.
Ainsi sur un nombre de 96 bouteilles obturées par des bouchons Coelhocork prélevées il a été constaté 55 échantillons contaminés présentant des défauts organoleptiques majeurs. Ce résultat est donc en conformité avec le premier résultat sur un lot moindre de bouteilles.
En outre, l'analyse du laboratoire a démontré qu'alors que les bouchons Gabriel sains à la dégustation, ne présentaient pas chimiquement de valeur pouvant modifier l'aspect organoleptique des vins, en revanche, pour les bouchons Coelhocork les analyses mettaient en lumière la présence des valeurs en TCA (Trichloroanisole) et PCA (pentachloroanisole) largement supérieures aux seuils habituellement rencontrés et qui sont à l'origine du goût de bouchon mais encore d'un manque de netteté pouvant s'accroître sur la durée et par suite dans le vin bouché.
Cette contamination affecte les bouteilles obturées avec les bouchons de Coelhocork. Il doit être également relevé par examen de la facture produite que les bouchons Gabriel ont été commandés exactement à la même époque que les bouchons Coelhocork.
Il s'ensuit que seul le bouchage réalisé avec les bouchons Coelhocork manifeste une dérive organoleptique indiscutable et surtout excessive et qu'au surplus l'expert n'a pas relevé une cause extérieure. Ce professionnel note que le bouchon en liège comme le bois est un matériau sensible à l'environnement pollué en sorte que les bouchonniers doivent s'assurer d'une parfaite maîtrise de leur processus de fabrication.
En conséquence c'est à bon droit par des motifs que la cour fait siens que le tribunal a retenu que l'origine du goût de bouchon dans le millésime 2005 était liée à l'embouteillage par les bouchons Coelhocork.
Il s'agit d'un vice nuisible à l'usage normal de la chose, dès lors que la propre facture de Coelhocork stipule expressément qu'il s'agit de bouchons destinés les uns à une cuvée de saint émilion grand cru et les autres à obturer du bordeaux supérieur. Ce vice est antérieur au transfert des risques en ce que l'expert n'a relevé aucun manquement par Chateau Plaisance dans le processus d'embouteillage et ce vice était caché. En sa qualité de vendeur professionnel Coelhocork est présumé de mauvaise foi. Il importe peu que l'acheteur soit lui-même un professionnel du vin puisqu'il s'agit d'un vice indécelable, seule l'expertise ayant permis d'en constater l'existence.
En conséquence, la responsabilité de la société Coelhocork sur le terrain de la garantie des vices cachés est acquise et son assureur tenu in solidum de réparer avec elle le préjudice.
C'est par des motifs que la cour fait siens que le tribunal a évalué le préjudice ainsi qu'il a fait et qui est constitué de première part par la somme de 505 300 euros c'est-à-dire la perte nette de récolte des lors qu'il est matériellement impossible de déterminer les bouteilles contaminées de celles qui ne le sont pas et de seconde part le stockage dans les chais de ce vin qui n'est pas commercialisé que le tribunal a correctement évalué à la somme de 10 000 euros.
Faute de disposer d'éléments supplémentaires à hauteur d'appel la cour ne modifie pas l'appréciation du préjudice. A cet égard, l'article de presse sur la qualité exceptionnelle du millésime 2005 pour le bordelais est un article général dont il n'est pas permis de déduire que précisément cette année-là Château Plaisance a produit un millésime de grande qualité.
Il n'y a pas prise à déduire du montant du préjudice une quelconque franchise invoquée par l'assureur qui est tenu de par le contrat de garantir tous les dommages subis notamment le goût du produit fini ce qui vise explicitement le goût de bouchon ; enfin ainsi que l'a dit à bon droit le tribunal la victime dispose d'une action directe contre l'assureur du responsable.
En conséquence le jugement est confirmé.
L'équité commande l'application de l'article 700 du Code de procédure civile au profit de Château Plaisance.
Par ces motifs : LA COUR, Statuant par défaut, Confirme le jugement entrepris en toutes ses dispositions, Déboute la SA Lusitania Companhia de Seguros de ses demandes, Y ajoutant condamne in solidum la société Coelhocork et la SA Lusitania Companhia de Seguros à payer à la SCEA Château Plaisance la somme de 4500 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile pour les frais d'appel. Condamne in solidum la société Coelhocork et la SA Lusitania Companhia de Seguros aux dépens dont distraction au profit de la Selarl Ruan-Walter.