CA Paris, Pôle 5 ch. 5, 24 novembre 2016, n° 15-05651
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Kutahya Seramik Porselen Turizm (SA), Porzellan Mitterteich GmbH (SARL)
Défendeur :
Paris Je t'aime (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Dabosville
Conseillers :
Mmes Schaller, du Besset
Avocats :
Mes Mildon, Letellier, Boureux
Faits et procédure
La société Kutayha Seramik Porselen Turizm AS (ci-après la société " KSPT ") est une société turque spécialisée dans la création et la fabrication d'articles de porcelaine pour la table et la société Porzellan Mitterteich GmbH (ci-après la société " PMG "), société de droit allemand, est sa filiale.
En 1997, la société KSPT a fait appel à la société Paris Je t'aime (ci-après la société " PJT "), représentée par M. Deseure, pour développer son activité sur le territoire français, moyennant le versement d'une commission de 5 à 10 % du chiffre d'affaires réalisé par KPST, sans toutefois qu'un contrat écrit ne soit formalisé entre elles.
Les relations entre les sociétés KSPT et PJT se sont poursuivies jusqu'en 2011. Le 9 juin 2011, la société PJT a mis en demeure la société KSPT de lui transmettre les relevés de commissions pour les deux premiers trimestres 2011 et l'a interrogée sur la poursuite de leurs relations. Elle lui a envoyé une deuxième mise en demeure le 7 novembre 2011 puis, par lettre RAR en date du 14 décembre 2011, a sollicité le paiement de ses commissions et pris acte de la rupture des relations entre les deux sociétés, indiquant qu'elle sollicitait le bénéfice des dispositions applicables aux agents commerciaux. La société KPST n'a pas répondu à la demande de la société PJT.
C'est dans ces conditions que, le 2 août 2012, la société Paris Je t'aime a assigné les sociétés KSPT et PMG devant le Tribunal de commerce de Paris en demandant leur condamnation solidaire au règlement de factures de commissions impayées, et au versement d'indemnités de préavis à titre principal, et à titre subsidiaire leur condamnation à des dommages et intérêts au titre de la rupture brutale des relations commerciales.
Par un jugement en date du 4 décembre 2014 le Tribunal de commerce de Paris a :
- dit que la société Paris Je t'aime était agent commercial en France pour la société KSPT ;
- condamné la société KSPT à payer à la société Paris Je t'aime la somme de 54 000 euros au titre du droit à préavis ;
- condamné la société KSPT à payer à la société Paris Je t'aime la somme de 550 000 euros au titre de l'indemnité compensatrice ;
- débouté la société Paris Je t'aime de ses demandes de condamnation solidaire de la société PMG ;
- débouté la société Paris Je t'aime de sa demande de communication de pièces ;
- débouté la société Paris Je t'aime de sa demande de paiement de deux factures en commissions ;
- dit irrecevable la demande de conversion de la saisie conservatoire ;
- condamné la société KSPT à payer à la société Paris Je t'aime la somme de 7 000 euros au titre de l'article 700 du CPC ;
- ordonné l'exécution provisoire du jugement ;
- condamné la société KSPT aux dépens.
Le 13 mars 2015, les sociétés KSPT et PMG ont interjeté appel de ce jugement.
Vu les dernières conclusions signifiées le 13 août 2015 par les sociétés Kutahya Seramik Porselen Turizm AS et Porzellan Mitterteich GmbH, par lesquelles il est demandé à la cour de :
- déclarer recevable et fondé l'appel interjeté par les concluants ;
- dire et juger les concluants bien fondés en leur appel ;
Y faisant droit,
- infirmer le jugement du Tribunal de commerce de Paris du 4 décembre 2014 en ce qu'il :
* reconnaît à la société PJT, le statut d'agent commercial pour la France de la société KSPT ;
* condamne la société KSPT à payer à la société Paris Je t'aime la somme de 54 000 euros au titre du droit à préavis ;
* condamne la société KSPT à payer à la société Paris Je t'aime la somme de 550 000 euros au titre de l'indemnité compensatrice ;
* condamne la société KSPT à payer à la société Paris Je t'aime la somme de 7 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ;
* condamne la société KSPT aux dépens, dont ceux à recouvrer par le greffe, liquidés à la somme de 105 84 euros dont 17,42 euros de TVA ;
* assortit son jugement de l'exécution provisoire ;
Et, statuant à nouveau :
- décharger la société KSPT des condamnations prononcées contre elle en principal, intérêts, frais et accessoires ;
- ordonner la libération des sommes qui ont été versées sur le compte CARPA de son conseil en vertu de l'exécution provisoire de la décision entreprise, en principal, intérêts, frais et accessoires, avec intérêts au taux légal à compter de leur versement, et ce au besoin à titre de dommages-intérêts ;
- ordonner la mainlevée de la saisie-conservatoire pratiquée le 4 août 2012 entre les mains de la société Auchan ;
- condamner la société Paris Je t'aime à porter et payer aux concluants la somme de 15 000 euros par application de l'article 700 du Code de procédure civile ;
- condamner la société Paris Je t'aime en tous les dépens ;
Vu les dernières conclusions signifiées le 12 octobre 2015 par la société Paris Je t'aime, par lesquelles il est demandé à la cour de :
À titre principal,
- confirmer le jugement précité en ce qu'il a :
* dit et jugé que Paris Je t'aime était agent commercial pour la France de KSPT ;
* condamné la société KSPT à payer à Paris Je t'aime la somme de 54 000 euros au titre du droit à préavis ;
* condamné KSPT à payer à Paris Je t'aime une indemnité compensatrice, sauf à la porter de 550 000 euros à 648 000 euros ;
* condamné la société KSPT à payer à Paris Je t'aime la somme de 7 000 euros au titre de l'article 700 du CPC pour la procédure de première instance, ainsi qu'aux entiers frais et dépens ;
- réformer le jugement en ce qu'il a :
* débouté Paris Je t'aime de sa demande de condamnation au titre des commissions impayées à hauteur de 28 000 euros ;
* débouté Paris Je t'aime de sa demande de communication de pièces.
En conséquence,
- avant dire droit, enjoindre les sociétés KSPT et Porzellan Mitterteich GmbH d'avoir à communiquer le chiffre d'affaires réalisé sur le territoire français directement ou indirectement, et ce à compter du 1/1/2011 jusqu'au 31/5/2011 ;
- condamner solidairement et à défaut in solidum KSPT et Porzellan Mitterteich GmbH à payer à la société Paris Je t'aime une somme de 28 000 euros au titre des factures de commission impayées sur le premier semestre 2011 ;
- condamner KSPT à payer à la société Paris Je t'aime une somme de 54 000 euros correspondant à l'indemnité de préavis de 3 mois due à la société Paris Je t'aime en application de l'article L. 134-11 du Code de commerce ;
- condamner KSPT à payer à la société Paris Je t'aime une indemnité compensatrice de 648 000 euros ; somme équivalente à 3 années de commission ;
- débouter KSPT et Porzellan Mitterteich GmbH de l'ensemble de leurs demandes, fins et conclusions ;
- condamner KSPT à payer à la société Paris Je t'aime une somme de 20 000 euros sur le fondement de l'article 700 du CPC au titre de la procédure de première instance et d'appel ;
- condamner KSPT aux entiers frais et dépens de première instance et d'appel, en ce compris les frais de traduction ;
- condamner Porzellan Mitterteich GmbH à payer à la société Paris Je t'aime une somme de 10 000 euros sur le fondement de l'article 700 du CPC ainsi qu'aux entiers frais et dépens de première instance et d'appel, en ce compris les frais de traduction et de saisie.
À titre subsidiaire :
- dire et juger que la société Paris Je t'aime a été victime d'une rupture brutale des relations commerciales établies ;
- dire et juger que compte tenu de l'ancienneté de la relation, il aurait dû être respecté un préavis de 2 ans ;
- en conséquence, condamner KSPT à payer à la société Paris Je t'aime la somme de 364 258 euros à titre de dommages et intérêts, somme équivalente à 2 années de perte de marge brute ;
- condamner solidairement et à défaut in solidum KSPT et Porzellan Mitterteich GmbH à payer à la société Paris Je t'aime une somme de 28 000 euros au titre des factures de commission impayées sur le premier semestre 2011 ;
- débouter KSPT et Porzellan Mitterteich GmbH de l'ensemble de leurs demandes, fins et conclusions ;
- condamner KSPT à payer à la société Paris Je t'aime une somme de 20 000 euros sur le fondement de l'article 700 du CPC au titre de la procédure de première instance et d'appel ;
- condamner KSPT aux entiers frais et dépens de première instance et d'appel, en ce compris les frais de traduction ;
- condamner Porzellan Mitterteich GmbH à payer à la société Paris Je t'aime une somme de 10 000 euros sur le fondement de l'article 700 du CPC ainsi qu'aux entiers frais et dépens de première instance et d'appel, en ce compris les frais de traduction et de saisie.
La société KSPT soutient que la société Paris Je t'aime n'a jamais eu le statut d'agent commercial, qu'indépendamment de l'absence de signature de tout contrat entre elles, la société KSPT n'a jamais donné pouvoir à la société Paris Je t'aime de négocier des contrats avec des grossistes ou des distributeurs en son nom et pour son compte, qu'elle était certes active avec les clients de la société KSPT, mais qu'elle n'avait aucun pouvoir de fixation des prix, qu'elle retransmettait simplement les prix définitifs fixés directement entre les sociétés KSPT et les grossistes, tels que Verceral, principal grossiste en France qu'elle avait elle-même démarché, et auprès duquel Monsieur Deseure exerçait juste un rôle de facilitateur de relations, que les négociations sur les prix entre les grossistes et les clients de ces grossistes étaient faites directement, sans l'intervention de la société PJT, ce qui excluait toute qualification d'agent commercial à leur relation.
Elle indique qu'elle n'a jamais fait fabriquer de cartes de visites à son entête au nom de Monsieur Deseure et de la société PJT, au motif que la société PJT n'a jamais été son agent commercial, qu'elle avait elle-même noué les contacts avec le grossiste français Verceral et qu'elle avait mis en place une politique de fixation des prix annuels générale et directe sans que la société PJT ait une quelconque marge de manœuvre, que c'est la société KSPT qui négociait directement et confirmait les prix pratiqués avec la société Pilliviut, que les clients prétendument démarchés par la société PJT étaient en réalité des clients historiques du grossiste/distributeur Verceral, que ce n'est au demeurant qu'au moment de la liquidation judiciaire de la société Verceral et de l'arrêt des relations avec cette société que la société PJT a pour la première fois prétendu qu'elle était agent commercial, sans toutefois en rapporter la preuve qui lui incombe, les attestations versées aux débats n'étant pas probantes.
La société Paris Je t'aime fait valoir que la relation qui existait entre elle et la société KSPT correspondait exactement à la définition d'agent commercial, et ce sans qu'il y ait besoin d'un contrat écrit entre les parties, ni d'immatriculation au registre des agents commerciaux. Elle indique que la société KSPT elle-même lui avait attribué cette qualité d'agent commercial, aussi bien dans ses correspondances que dans ses tableaux de calcul de commissions, que c'est à sa demande que la société Paris Je t'aime avait fait des cartes de visite et qu'elle était présente lors d'événements de promotion de la marque.
Elle soutient qu'elle a eu une activité de prospection et de conseil et ne se contentait pas de gérer la relation avec le grossiste Verceral, qu'elle a développé la clientèle de la société KSPT sur le territoire français auprès de grossistes, de la grande distribution ou encore de fabricants, que le fait que la majorité des clients passaient commande auprès de la société Verceral était uniquement fondé sur l'intérêt pour eux d'être facturés par une société française et non par une société turque, mais que c'était la société PJT qui négociait au nom et pour le compte de la société KSPT, notamment les prix et les quantités et qui valorisait les produits, peu important ensuite que les clients transmettaient les commandes directement à KSPT ou via la société PJT, ce qui démontre son activité d'agent commercial.
Par ailleurs, elle fournit aux débats des rapports d'activité qui établiraient son activité d'agent commercial exclusif de la société KSPT en France, ainsi que des attestations provenant de clients de la société KSPT qui témoigneraient de son statut d'agent commercial.
A titre subsidiaire, la société PJT soutient qu'elle a été victime d'une rupture brutale des relations commerciales établies depuis 1997. Elle conteste que la mise en liquidation judiciaire de la société Verceral et sa cession au profit de la société Gers en 2011 aient pu justifier la rupture des relations établies depuis 1997 entre Paris Je t'aime et KSPT.
LA COUR renvoie, pour un plus ample exposé des faits et prétentions des parties, à la décision déférée et aux écritures susvisées, par application des dispositions de l'article 455 du Code de procédure civile.
Sur ce, LA COUR,
Considérant que selon la définition légale de l'article L. 134-1 alinéa 1 du Code commerce, l'agent commercial est un mandataire professionnel indépendant qui traite au nom et pour le compte de producteurs, d'industriels ou de commerçants, pour négocier et, éventuellement, conclure avec la clientèle de ces derniers, des contrats de vente, d'achat, de location ou de prestations de services ;
Que l'application du statut d'agent commercial, d'ordre public, ne dépend ni de la volonté exprimée par les parties dans un contrat, ni de la dénomination qu'elles ont donnée à leurs conventions, mais des conditions dans lesquelles l'activité est effectivement exercée ;
Que l'obligation d'immatriculation qui constitue une simple mesure de police administrative est sans conséquence quant à l'application du statut d'agent commercial ;
Considérant qu'en l'espèce, par des motifs très précis et circonstanciés que la cour adopte, les premiers juges ont estimé que les critères essentiels du statut d'agent commercial étaient remplis, tant par les attestations versées aux débats, qu'au regard de la nature et de la réalité de l'activité exercée par la société PJT, du développement de la clientèle, et des commissions versées à PJT par KSPT sur la base du chiffre d'affaires réalisé sur les ventes en France, communiqué par la société KSPT ;
Qu'en outre, les rapports d'activité produits et les échanges de mails avec les clients justifient du pouvoir de représentation de la société KSPT dont jouissait la société PJT depuis 1997 ;
Que la décision entreprise sera confirmée sur ce point ;
Considérant que l'article L. 134-11 du Code de commerce énonce que chaque partie à un contrat d'agence à durée indéterminée peut y mettre fin moyennant un préavis sauf faute grave de l'une des parties, que le préavis est fixé à trois mois pour la troisième année commencée et les suivantes, qu'en l'espèce, les parties ayant débuté la relation d'agence en 1997 et celle-ci ayant été rompue en juin 2011, soit au cours de la quatorzième année, sans que la faute grave ne soit invoquée, la société PJT a droit à une indemnité de préavis correspondant à trois mois que les premiers juges ont à juste titre fixée à 54 000 euros au regard du montant moyen mensuel de commissions fixé à 18 000 euros sur la base des chiffres communiqués par les parties ;
Considérant qu'aux termes des articles L. 134-12 et L. 134-13 du même Code, l'agent commercial a droit, en cas de cessation de ses relations avec le mandant, à une indemnité compensatrice en réparation du préjudice subi, sauf faute grave de l'agent ;
Que l'indemnité de rupture due à l'agent commercial doit réparer le préjudice résultant de la perte pour l'avenir des revenus tirés de l'exploitation de la clientèle commune ;
Qu'en l'espèce, compte tenu de la durée des relations de plus de quatorze années, de l'augmentation du chiffres d'affaires réalisé en France grâce à l'activité de PJT, et de la stabilité des relations nouées avec la grande distribution, il y a lieu de fixer, comme l'ont fait les premiers juges, à trois années de commissions le montant de l'indemnité compensatrice pour le préjudice subi du fait de la rupture du contrat d'agent commercial ;
Que toutefois, au vu des pièces versées aux débats et au montant moyen des commissions fixé à 18 000 euros sur la base du chiffre d'affaires réalisé en France par la société KSPT pour les trois dernières années, chiffre non contesté par la société KSPT qui n'a pas conclu sur les sommes demandées, ni en première instance ni en cause d'appel, il y a lieu de fixer à 648 000 euros et non à 550 000 euros, la somme due à la société PJT au titre de l'indemnisation du préjudice subi ;
Qu'il y a lieu d'infirmer la décision entreprise sur ce montant ;
Considérant que c'est à juste titre, par des motifs que la cour adopte, que les premiers juges ont débouté la société PJT de sa demande de condamnation solidaire de la société allemande PMG, filiale de la société KSPT, avec laquelle aucun contrat d'agence n'est établi ;
Considérant que c'est également à juste titre que les premiers juges ont débouté la société PJT de sa demande en paiement d'une facture du 7 novembre 2011 de 28 000 euros pour les commissions qui seraient dues pour 2011 sur le chiffre d'affaires réalisé avec Auchan ;
Qu'en effet, la somme réclamée correspond à une estimation de commissions sur une base de 10 % d'un chiffre d'affaires estimé à 280 000 euros, sans aucun détail dans la facture fournie, ni aucun élément justifiant les bases de calcul ;
Que la société PJT fournit des échanges de mails qui ne permettent pas de justifier ce commissionnement dont la période de référence n'est pas indiquée ;
Qu'il y a lieu par conséquent de confirmer la décision qui a rejeté cette demande ;
Considérant que c'est par des motifs pertinents que la cour adopte que les premiers juges ont rejeté la demande de communication du chiffre d'affaires réalisé par KSPT sur le territoire français à compter du 1er janvier 2011 jusqu'au 31 mai 2011 ;
Qu'il y a lieu de confirmer la décision des premiers juges sur ce point ;
Considérant qu'il y a lieu de faire droit à la demande d'indemnisation au titre de l'article 700 du Code de procédure civile, s'ajoutant à la somme allouée en première instance qu'il y a lieu de confirmer ;
Que seuls les dépens taxables seront mis à la charge de la société KSPT qui succombe, les frais de saisie étant liquidés par le JEX, et les frais de traduction des mails dont le décompte n'est pas produit, restant à la charge de chacune des parties.
Par ces motifs, Statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort ; Confirme le jugement déféré en toutes ses dispositions, par motifs propres et adoptés, sauf en ce qu'il a fixé à 550 000 euros le montant de l'indemnité compensatrice due par la société Kutayha Seramik Porselen Turizm AS, et fixe ledit montant à la somme de 648 000 euros ; Y ajoutant, Condamne la société Kutayha Seramik Porselen Turizm AS à payer à la société Paris Je t'aime la somme de 10 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile, La condamne aux dépens.