CAA Bordeaux, 5e ch., 29 novembre 2016, n° 15BX01983
BORDEAUX
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Mutuelle Cybèle solidarité
Défendeur :
Ministère de l'Intérieur
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Peano
Rapporteur :
M. Axel Basset
Avocat général :
Mme De Paz
Avocat :
EXCEPTIO (selarl)
Procédure contentieuse antérieure :
La Mutuelle Cybèle Solidarité a demandé au Tribunal administratif de Bordeaux d'annuler la décision du 4 janvier 2012 par laquelle le directeur départemental de la sécurité publique de la Loire l'a informée de ce qu'à compter de la date de réception de celle-ci, elle ne pourrait plus intervenir au sein des locaux de cette direction pour assurer des permanences destinées à lui permettre de présenter son offre de protection sociale complémentaire auprès des fonctionnaires et agents du ministère de l'Intérieur.
Par un jugement n° 1303415 du 14 avril 2015, le Tribunal administratif de Bordeaux rejeté sa demande.
Procédure devant la Cour :
Par une requête, enregistrée le 15 juin 2015, la Mutuelle Cybèle Solidarité, représentée par MeA..., demande à la cour :
1°) d'annuler ce jugement du 14 avril 2015 du Tribunal administratif de Bordeaux ;
2°) d'annuler la décision susmentionnée du 4 janvier 2012 du directeur départemental de la sécurité publique de la Loire ainsi qu'une décision implicite de rejet du ministre de l'Intérieur ;
3°) d'enjoindre au ministre de l'Intérieur de l'autoriser à accéder aux locaux de la police nationale, dans un délai de deux mois à compter de la notification de la décision à intervenir, sous astreinte de 500 euros par jour de retard ;
4°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 4 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative.
Vu :
- les autres pièces du dossier.
Vu :
- le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ;
- le code de la mutualité ;
- le Code de commerce, notamment ses articles L. 420-1 à L. 420-4 ;
- le Code général de la propriété des personnes publiques ;
- la loi n° 79-587 du 11 juillet 1979 modifiée ;
- la loi n° 2000-321 du 12 avril 2000 modifiée ;
- le Code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. Axel Basset, premier conseiller,
- les conclusions de Mme Déborah De Paz, rapporteur public,
- et les observations de MeB..., représentant la Mutuelle Cybèle Solidarité.
Considérant ce qui suit :
1. Par une lettre du 4 janvier 2012, la Mutuelle Cybèle Solidarité, née de la fusion de la mutuelle Cybèle et de la Mutuelle des agents de préfecture des administrations territoriales, a été informée par le directeur départemental de la sécurité publique de la Loire de ce qu'à compter de la date de réception de celle-ci, elle ne pourrait plus intervenir au sein des locaux de cette direction pour assurer des permanences destinées à lui permettre de présenter son offre de protection sociale complémentaire auprès des fonctionnaires et agents du ministère de l'Intérieur. La Mutuelle Cybèle Solidarité relève appel du jugement par lequel le Tribunal administratif de Bordeaux a rejeté sa demande tendant à l'annulation de cette décision.
Sur les conclusions à fin d'annulation :
2. En premier lieu, aux termes de l'article 1er de la loi du 11 juillet 1979, désormais codifié à l'article L. 211-2 du code des relations entre le public et l'administration : " Les personnes physiques ou morales ont le droit d'être informées sans délai des motifs des décisions administratives individuelles défavorables qui les concernent. / A cet effet, doivent être motivées les décisions qui : (...) - retirent ou abrogent une décision créatrice de droits ; (...) ". Conformément à l'article 3 de cette loi, la motivation ainsi exigée doit être écrite et comporter l'énoncé des considérations de droit et de fait qui constituent le fondement de la décision. Selon l'article 24 de la loi du 12 avril 2000 susvisée, désormais codifié à l'article L. 121-1 du même code : " Exception faite des cas où il est statué sur une demande, les décisions individuelles qui doivent être motivées en application des articles 1er et 2 de la loi n° 79-587 du 11 juillet 1979 relative à la motivation des actes administratifs et à l'amélioration des relations entre l'administration et le public n'interviennent qu'après que la personne intéressée a été mise à même de présenter des observations écrites et, le cas échéant, sur sa demande, des observations orales (...). ".
3. La Mutuelle Cybèle Solidarité soutient que dès lors qu'elle avait obtenu verbalement l'autorisation d'accéder aux locaux concernés de la direction départementale de la sécurité publique de la Loire afin d'y assurer ponctuellement des permanences, la décision contestée du 4 janvier 2012 s'analyse comme une décision défavorable procédant à l'abrogation d'une décision créatrice de droits, qui aurait dû être, d'une part, motivée en droit et en fait conformément aux dispositions précitées de la loi du 11 juillet 1979 et, d'autre part, précédée de la procédure contradictoire applicable dans un tel cadre. S'il ressort des pièces du dossier que la Mutuelle Cybèle Solidarité avait été autorisé à accéder et occuper ponctuellement les locaux des services concernés de la police nationale, elle ne saurait toutefois se prévaloir d'aucun droit acquis au maintien ou au renouvellement d'une telle autorisation. Dès lors, et ainsi que l'ont relevé à juste titre les premiers juges, la décision litigieuse ne constitue pas l'abrogation d'une décision créatrice de droits. Il s'ensuit que les moyens tirés de la méconnaissance des règles de forme et de procédure susmentionnées ne peuvent qu'être écartés comme inopérants.
4. En deuxième lieu, aux termes de l'article L. 2111-1 du Code général de la propriété des personnes publiques : " Sous réserve de dispositions législatives spéciales, le domaine public d'une personne publique mentionnée à l'article L. 1 est constitué des biens lui appartenant qui sont soit affectés à l'usage direct du public, soit affectés à un service public pourvu qu'en ce cas ils fassent l'objet d'un aménagement indispensable à l'exécution des missions de ce service public. ". Selon l'article L. 2111-2 de ce même Code : " Font également partie du domaine public les biens des personnes publiques mentionnées à l'article L. 1 qui, concourant à l'utilisation d'un bien appartenant au domaine public, en constituent un accessoire indissociable.". En vertu de l'article L. 1 dudit Code : " Le présent code s'applique aux biens et aux droits, à caractère mobilier ou immobilier, appartenant à l'Etat, aux collectivités territoriales et à leurs groupements, ainsi qu'aux établissements publics. ". D'une part, il appartient à l'autorité chargée de la gestion du domaine public de fixer, tant dans l'intérêt de ce domaine et de son affectation que dans l'intérêt général, les conditions auxquelles elle entend subordonner les permissions d'occupation. D'autre part, les autorisations d'occupation du domaine public étant délivrées à titre précaire et révocable, il est ainsi toujours loisible à l'autorité chargée de la police du domaine de les retirer pour un motif d'intérêt général, sans que leur bénéficiaire ait un droit acquis à leur maintien ou à leur renouvellement.
5. Il ressort des pièces du dossier que, en l'absence de textes législatifs ou réglementaires venant définir les modalités de la mise à disposition ponctuelle des locaux abritant les services de la police nationale au profit notamment des organismes de mutuelle susceptibles d'y organiser des permanences dans le cadre de la promotion de leurs offres mutualistes auprès des personnels de police concernés, le ministre de l'intérieur a entendu réserver l'accès à ces locaux aux seules mutuelles assurant la gestion du régime obligatoire de la sécurité sociale et/ ou ayant conclu un partenariat avec ce ministère pour gérer une prestation d'action sociale ministérielle sur le fondement des articles L. 111-1 4° et L. 320-5 du code de la mutualité. C'est ainsi que, par une note de service du 22 décembre 2011, le ministre de l'Intérieur a informé les directeurs départementaux de la sécurité publique que la Mutuelle Cybèle Solidarité ne répondant à aucun des deux critères ainsi fixés, il conviendrait désormais soit de refuser ses demandes d'accès aux locaux situés dans le ressort des directions départementales concernées, soit d'abroger les autorisations dont elle était jusque-là titulaire. Ce faisant, l'autorité chargée de la gestion du domaine public a fixé, dans l'exercice de sa compétence, les conditions auxquelles elle entendait subordonner les permissions d'occupation dans l'intérêt de celui-ci et de son affectation. Par suite, le moyen tiré de ce que les deux critères ainsi définis seraient entachés d'erreur de droit et dépourvus de fondement légal doit être écarté.
6. En troisième lieu, le principe d'égalité ne s'oppose pas à ce que l'autorité investie du pouvoir réglementaire règle de façon différente des situations différentes ni à ce qu'elle déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général pourvu que, dans l'un comme l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la norme qui l'établit et ne soit pas manifestement disproportionnée au regard des motifs susceptibles de la justifier. Saisi d'un moyen tiré de ce qu'un acte administratif méconnaît le principe d'égalité, le juge ne peut, pour l'écarter, se borner à constater l'existence d'une différence de situation en rapport avec l'objet de cet acte mais doit, en outre, même en l'absence d'une argumentation spécifique du requérant sur ce point, rechercher si la différence de traitement résultant de l'acte litigieux n'est pas manifestement disproportionnée par rapport à cette différence de situation.
7. Il ressort des pièces du dossier que, pour abroger l'autorisation d'accès et d'occupation temporaire des locaux concernés qui avait été accordée à la Mutuelle Cybèle Solidarité afin de lui permettre de présenter son offre de protection sociale complémentaire auprès des fonctionnaires et agents du ministère de l'Intérieur, le directeur départemental de la sécurité publique de la Loire s'est fondé sur la circonstance que l'intéressée ne remplissait aucun des deux critères définis par la note de service du 22 décembre 2011 mentionnée au point 5. Il est constant que, alors même qu'elles peuvent être amenées à proposer également des prestations de protection sociale complémentaire, les mutuelles qui sont chargées, par délégation de la caisse nationale d'assurance maladie des travailleurs salariés, de la gestion d'un régime légal obligatoire de sécurité sociale des fonctionnaires en application de l'article L. 111-1 4° du Code de la mutualité ou celles qui ont conclu un partenariat en matière d'action sociale avec le ministère de l'Intérieur, sur le fondement des dispositions de l'article L. 320-5 du même Code, ne se trouvent pas dans la même situation que les autres mutuelles qui, comme la Mutuelle Cybèle Solidarité, proposent exclusivement des offres de protection sociale complémentaire ainsi que des prestations d'action sociale, alors que ces dernières n'agissent pas dans le cadre d'une mission de service public et œuvres exclusivement dans un secteur concurrentiel. L'appelante soutient que la mise à disposition, par l'Etat, des locaux lui appartenant aux seules mutuelles remplissant les critères énoncés par la note du 22 décembre 2011 est susceptible, le cas échéant, de leur procurer un avantage sélectif sur des entreprises concurrentes, qui gèrent des prestations équivalentes. Il ressort toutefois des pièces du dossier que le ministre de l'intérieur, en procédant à cette distinction, a entendu pallier les conséquences qui pourraient résulter de l'autorisation accordée à la Mutuelle Cybèle Solidarité, en ce que l'ensemble des acteurs du secteur marchand de la protection sociale complémentaire serait alors susceptible de réclamer un accès équivalent à leur concurrent aux locaux de la police nationale, que l'administration ne pourrait refuser sans méconnaître le principe d'égalité combinée à la liberté d'entreprendre ni autoriser sans compromettre alors le bon fonctionnement du service public. Une telle mesure, prise par l'autorité chargée de la gestion du domaine public dans l'intérêt des locaux de la police nationale, soumis à des contraintes inhérentes de fonctionnement et de sécurité, et de leur affectation, repose sur un motif d'intérêt général justifiant, en l'espèce, qu'il soit dérogé au principe d'égalité. En outre, en définissant ainsi les bénéficiaires de la mise à disposition des locaux concernés, la note de service du 22 décembre 2011, dont la décision litigieuse a fait application, a retenu des critères objectifs qui sont en rapport direct avec l'objet de la mesure qu'elle institue et la différence de traitement qui en résulte n'est pas manifestement disproportionnée au regard de l'objectif qu'elle poursuit. Par suite, le moyen tiré de la méconnaissance du principe d'égalité doit être écarté.
8. En quatrième lieu, la décision de délivrer ou non à une personne privée l'autorisation d'occuper une dépendance du domaine public pour y exercer une activité économique, que l'administration n'est jamais tenue d'accorder, n'est pas, par elle-même, susceptible de porter atteinte à la liberté du commerce et de l'industrie, dont le respect implique, d'une part, que les personnes publiques n'apportent pas aux activités de production, de distribution ou de services exercées par des tiers des restrictions qui ne seraient pas justifiées par l'intérêt général et proportionnées à l'objectif poursuivi et, d'autre part, qu'elles ne puissent prendre elles-mêmes en charge une activité économique sans justifier d'un intérêt public. Il s'ensuit que l'intéressée ne peut utilement se prévaloir du moyen tiré de ce que la décision contestée contreviendrait à un tel principe.
9. En cinquième lieu, aux termes de l'article 102 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne : " Est incompatible avec le marché intérieur et interdit, dans la mesure où le commerce entre Etats membres est susceptible d'en être affecté, le fait pour une ou plusieurs entreprises d'exploiter de façon abusive une position dominante sur le marché intérieur ou dans une partie substantielle de celui-ci. (...) ". Aux termes du 1. de l'article 106 du même traité : " Les Etats membres, en ce qui concerne les entreprises publiques et les entreprises auxquelles ils accordent des droits spéciaux ou exclusifs, n'édictent ni ne maintiennent aucune mesure contraire aux règles du présent traité, notamment à celles prévues aux articles 18 et 101 à 109 inclus ". En vertu du premier alinéa de l'article L. 420-2 du Code de commerce : " Est prohibée, dans les conditions prévues à l'article L. 420-1, l'exploitation abusive par une entreprise ou un groupe d'entreprises d'une position dominante sur le marché intérieur ou une partie substantielle de celui-ci. Ces abus peuvent notamment consister en refus de vente, en ventes liées ou en conditions de vente discriminatoires ainsi que dans la rupture de relations commerciales établies, au seul motif que le partenaire refuse de se soumettre à des conditions commerciales injustifiées ". Une personne publique ne peut légalement délivrer au profit d'une personne privée une autorisation d'occuper le domaine public aux fins d'y exercer une activité économique lorsque sa décision aurait pour effet de méconnaître le droit de la concurrence, notamment en plaçant automatiquement l'occupant en situation d'abuser d'une position dominante.
10. La Mutuelle Cybèle Solidarité soutient qu'en accordant le droit d'accéder aux locaux de la police nationale aux seules trois grandes mutuelles des fonctionnaires de police, qui bénéficient ainsi d'une visibilité accrue alors qu'elles y sont présentes non pour exercer des activités d'intérêt général mais pour souscrire des produits d'assurance, l'administration crée une distorsion de concurrence déloyale. Toutefois, la décision du 4 janvier 2012, par laquelle le directeur départemental de la sécurité publique de la Loire a abrogé l'autorisation d'accès et d'occupation temporaire des locaux concernés qui avait été accordée à la Mutuelle Cybèle Solidarité afin de lui permettre de présenter son offre de protection sociale complémentaire, n'a nullement pour effet, par elle-même, de placer les organismes de référence en situation d'exploiter une position dominante de façon abusive en y perturbant notamment de manière significative les conditions d'exercice de la concurrence. Il suit de là que la mutuelle appelante n'est pas fondée à soutenir que ladite décision méconnaît les règles de concurrence qui résultent de l'article 102 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne et de l'article L. 420-2 du Code de commerce.
11. En sixième et dernier lieu, la Mutuelle Cybèle Solidarité soutient que la décision contestée a pour unique but de réserver l'accès des locaux aux mutuelles traditionnellement spécialisées dans la protection des agents de la police nationale et qui sont les seules à avoir pu conclure une convention de partenariat avec le ministère de l'Intérieur. Il résulte toutefois de ce qui a déjà été dit au point 7 que cette décision a été prise dans l'intérêt des locaux de la police nationale et de leur affectation. Dans ces conditions, le moyen tiré de ce que ladite décision serait entachée de détournement de pouvoir ne peut qu'être écarté.
12. Il résulte de tout ce qui précède que la Mutuelle Cybèle Solidarité n'est pas fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Bordeaux a rejeté sa demande.
Sur les conclusions tendant à l'application de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative :
13. Les dispositions de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative font obstacle à ce que soit mise à la charge de l'Etat, qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante, la somme que la Mutuelle Cybèle Solidarité demande au titre des frais exposés par elle et non compris dans les dépens.
DECIDE
Article 1er : La requête de la Mutuelle Cybèle Solidarité est rejetée. 2 N° 15BX01983