CA Paris, Pôle 5 ch. 5, 1 décembre 2016, n° 14-02192
PARIS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Management Sicra - Dumez IDF - SRC (Sté), Sicra Ile-de-France (SAS)
Défendeur :
Accadix (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Dabosville
Conseillers :
Mmes Schaller, du Besset
Avocats :
Mes Taze Bernard, Pilliet, Delabrière, Maupas Oudinot, Frasson-Gorret
FAITS ET PROCÉDURE
La société Accadix est une société d'intérim fournissant des travailleurs intérimaires pour les chantiers de construction de ses clients opérant dans le secteur du bâtiment-travaux publics (BTP) et du gros œuvre d'Ile-de-France.
La société industrielle de construction Sicra Dumez IDF-SRC, ci-après la société Sicra, et la société Sicra Ile-de-France, ci-après la société Sicra IDF, qui ont principalement pour activité la construction de bureaux et de logements en Ile-de-France sont des sociétés du groupe Vinci pour lesquelles la société Accadix a travaillé de 2001 à 2009, avec des chiffres d'affaires de l'ordre de 2,5 à 3,3 millions d'euros.
A compter du 1er janvier 2008, le groupe Vinci a généralisé auprès de ses filiales un contrat unique de référencement des entreprises de travail temporaire lui fournissant de la main d'œuvre. Ce référencement avait pour objet d'éviter d'avoir recours à des prestataires indélicats utilisant des travailleurs non déclarés, suite à de nombreuses affaires ayant fait " scandale " dans la presse. En 2009, la société Sicra IDF et la société Sicra ont réduit leurs demandes auprès d'Accadix, puis ont cessé toute relation commerciale avec elle en 2010, estimant qu'elle n'avait pas accompli les démarches pour être référencée auprès de Vinci.
Contestant cette affirmation, la société Accadix a mis en demeure la société Sicra, le 6 octobre 2010, de reprendre les relations contractuelles ou de l'indemniser du préjudice subi puis, n'ayant pas obtenu satisfaction, elle a assigné la société Sicra le 13 mai 2011 et la société Sicra IDF le 3 février 2012 afin d'obtenir réparation de son préjudice.
Par jugement en date du 16 décembre 2013 le Tribunal de commerce de Paris a :
- dit recevable l'action de la société Accadix contre la SAS Société Industrielle de Constructions Rapides (Sicra).
- condamné solidairement la SAS Société Industrielle de Constructions Rapide (Sicra) et la SAS Sicra IDF à payer à la SARL Accadix 318 000 euros à titre de dommages et intérêts.
- condamné solidairement la SAS Société Industrielle de Constructions Rapide (Sicra) et la SAS Sicra IDF à payer à la SARL Accadix 4 000 euros au titre de l'article 700 du CPC, déboutant pour le surplus.
- débouté les parties de leurs demandes plus amples ou contraires.
- ordonné l'exécution provisoire du présent jugement.
- condamné la SAS Société Industrielle de Constructions Rapides (Sicra) et la SAS Sicra IDF aux dépens dont ceux à recouvrer par le greffe liquidés à la somme de 105,49 euros dont 17,07 euros de TVA.
Vu l'appel interjeté par la société Sicra - Dumez IDF SRC anciennement dénommée société Sicra - Société Industrielle de Constructions Rapides et la société Sicra IDF contre cette décision,
Vu les dernières conclusions signifiées par la société Sicra - Dumez IDF SRC et la société Sicra IDF le 9 février 2015 par lesquelles il est demandé à la cour de :
- Recevoir Sicra et Sicra IDF en leur appel ;
- Les disant bien fondées, infirmer le jugement en ce qu'il a fixé à 8 mois le délai de préavis et ce qu'il a retenu un taux de marge de 25,3 % ;
Statuant à nouveau,
- Réduire la durée du préavis à 6 mois ;
- Fixer le taux de la marge brute moyenne dégagée par Accadix à 10 % ;
- Fixer le préjudice d'Accadix à 95 200 euros ;
- Condamner Accadix à rembourser à Sicra la différence avec la somme de 318 000 euros déjà payée, soit 222 800 euros ;
A titre subsidiaire
Statuant à nouveau,
- Fixer le taux de la marge brute moyenne dégagée par Accadix à 10 % ;
- Fixer le préjudice d'Accadix à 127 000 euros ;
- Condamner Accadix à rembourser à Sicra la différence avec la somme de 318 000 euros déjà payée, soit 191 000 euros ;
En tout état de cause
- Laisser leurs frais de justice à la charge de chacune des parties.
Vu les dernières conclusions signifiées par la société Accadix le 8 juin 2015, par lesquelles il est demandé à la cour de :
- dire les sociétés Sicra et Sicra IDF non fondées en leur appel.
- confirmer purement et simplement la décision rendue le 16 décembre 2013 par le Tribunal de commerce de Paris.
- dire et juger que compte tenu de l'ancienneté des relations commerciales, les sociétés Sicra et Sicra IDF devaient respecter un préavis de rupture de 8 mois.
- constater que les sociétés Sicra et Sicra IDF n'ont pas donné un préavis suffisant.
- condamner solidairement les sociétés Sicra et Sicra IDF à payer la somme de 318 000 euros à la société Accadix en réparation des préjudices subis du fait de l'inobservation d'un délai de préavis suffisant.
- condamner les sociétés Sicra et Sicra IDF aux entiers dépens de l'instance, avec le bénéfice de l'article 699 du CPC, ainsi qu'à payer une somme de 10 000 euros à la société Accadix au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.
La société Sicra ne conteste pas le caractère brutal de la rupture, retenu par les premiers juges, mais demande à la cour de réduire la durée du préavis de 8 à 6 mois et de ramener le taux de marge brute de 25,3 % à 10 % sur une base de chiffre d'affaires annuel retenu de 1 905 000 euros. Elle indique qu'il n'existait ni contrat-cadre, ni accord d'exclusivité et que la part du chiffre d'affaires réalisé avec la société Sicra représentant seulement 21 % du chiffre d'affaires global d'Accadix ne saurait caractériser une dépendance économique propre à allonger la durée du préavis qui ne saurait excéder 6 mois, que l'état de dépendance économique suppose que soit caractérisée l'impossibilité pour une entreprise de développer une relation commerciale équivalente avec un nouveau client, qu'il n'existait aucune clause d'exclusivité au bénéfice de la société Sicra empêchant la société Accadix de prospecter de nouveaux clients dans le même secteur, ce qu'elle faisait d'ailleurs, que le contrat de référencement n'imposait aux entreprises de travail temporaire référencées aucune obligation tarifaire ni sujétion technique, qu'au demeurant la société Accadix n'avait même pas envoyé de candidature audit référencement, que le tribunal a retenu comme base de calcul le chiffre d'affaires généré par la société Accadix avec la société Sicra et la société Sicra IDF et a pratiqué sur ce montant un abattement de 32 %. En conséquence, elle se réfère au chiffre d'affaires annuel qu'aurait pu espérer la société Accadix sur l'exercice 2009 de 1 905 000euros retenu par le tribunal et demande de confirmer le jugement sur ce point. Elle conteste le taux de marge brute de 25,3 % retenu par le tribunal et fondé sur les seules écritures d'Accadix, sans aucune attestation comptable pour le démontrer, que le taux de marge généralement constaté dans l'intérim se situerait habituellement entre 10 et 12 %.
La société Accadix ne fait pas appel incident sur la durée du préavis et rappelle que les relations commerciales entre les parties ont duré 9 ans, que le préavis de 8 mois retenu par le tribunal est conforme à la jurisprudence habituelle au regard de cette durée et de la situation de dépendance économique avérée dans laquelle elle se trouvait, compte tenu de l'importance du groupe Vinci sur le marché du BTP en Ile-de-France, le groupe Vinci avec ses filiales représentant au minimum 40 % du chiffre d'affaires de la société Accadix sur les années 2005 à 2007 (48,07 % en 2007), que le montant des dommages-intérêts en matière de rupture brutale doit couvrir la marge bénéficiaire brute que la société aurait été en droit d'escompter en l'absence de rupture des relations commerciales, que l'inexécution du préavis doit être indemnisée à hauteur de la marge brute qu'elle aurait pu retirer dans le cadre de l'exécution normale d'un préavis complet de 8 mois tel qu'il a été fixé par le tribunal, soit 318 000 euros (taux de marge de 25,03 %).
Elle conteste n'avoir pas fait le nécessaire pour adresser son dossier au groupe Vinci pour obtenir son référencement. Elle indique qu'elle n'a pas obtenu de réponse et a continué à recevoir des demandes de contrats. Compte tenu de cette attitude, la société Accadix ne pouvait se douter que les relations commerciales allaient être rompues alors même que le premier courrier de la société Sicra en ce sens date du 23 avril 2010, soit plus de deux ans après cette procédure de référencement.
Elle conteste l'analyse faite par la société Sicra sur le taux de marge brute dans le secteur de l'intérim, indiquant qu'elle fait une confusion entre la marge brute, la marge brute commerciale et le résultat fiscal, alors même que dans les entreprises d'intérim il n'y a pas d'achat de marchandises qui viendrait en déduction de la vente du fait même de l'activité d'intérim qui est de fournir du personnel, qu'en outre il ne peut être établi de comparaison des marges entre les sociétés du groupe Vinci dans la mesure où les qualifications des travailleurs intérimaires ne sont pas identiques, la marge étant plus importante sur les travailleurs qualifiés.
LA COUR renvoie, pour un plus ample exposé des faits et prétentions des parties, à la décision déférée et aux écritures susvisées, par application des dispositions de l'article 455 du Code de procédure civile.
Sur ce LA COUR,
Considérant qu'aux termes de l'article L. 442-6, I, 5 du Code de commerce, " engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers :
5) de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels (...) " ;
Considérant que la brutalité de la rupture même partielle n'est pas contestée par les parties, seule la durée du préavis et le taux de marge retenu par les premiers juges étant en litige ;
Considérant qu'il est constant que la durée du préavis doit être fixée en tenant compte non seulement de l'ancienneté des relations commerciales, mais aussi du volume d'affaires, de la progression du chiffre d'affaires, de l'existence éventuelle d'accords d'exclusivité, de l'objet de l'activité, de la dépendance économique et de la difficulté de rechercher de nouveaux clients dans le secteur concerné ;
Considérant qu'en l'espèce, au vu de l'ancienneté relative de la relation commerciale (neuf ans) et de son caractère non-exclusif, les premiers juges ont retenu à tort une durée de préavis de huit mois qui excède les usages de la profession compte tenu du domaine concerné, le secteur du bâtiment étant un secteur ouvert permettant de retrouver des marchés pour une entreprise d'interim offrant des salariés intérimaires qualifiés, et qui ne tient pas compte de l'absence de dépendance économique de la société Accadix à l'égard de la société Sicra, la société Accadix ayant certes réalisé environ 40 % de son chiffre d'affaires avec les sociétés du groupe Vinci au cours des années 2006 à 2008, mais seulement 21,1 % avec les sociétés Sicra, et ayant par ailleurs d'autres clients importants dans le secteur du bâtiment en Ile-de-France, ce qui résulte clairement des documents produits ;
Que la décision des premiers juges sera dès lors infirmée sur ce point, la durée de six mois acceptée par les sociétés Sicra étant suffisante au regard de ces critères ;
Considérant qu'en ce qui concerne l'indemnisation, le préjudice résultant d'une rupture brutale de la relation commerciale établie est généralement évalué en considération de la marge brute escomptée durant la période de préavis qu'aurait dû respecter le cocontractant ;
Que la marge brute est une notion comptable qui est définie comme la différence entre le chiffre d'affaires (HT) et les coûts (HT) et qui varie selon le secteur concerné, la marge brute étant différente selon qu'il s'agit de prestations de services ou de fourniture de marchandises ;
Qu'en tout état de cause, la marge brute ne doit pas être confondue avec la marge bénéficiaire, ce que soutient à tort la société Sicra qui propose de retenir un taux de 10 % ;
Que de même, la marge brute ne doit pas inclure les charges fixes, ce que soutient à tort la société Accadix, qui produit aux débats une attestation de son expert-comptable qui calcule la marge brute en déduisant uniquement les charges directes, sans préciser à quoi cela correspond, et fait apparaître un taux de marge brute, pour la société Accadix, de 30,23 % avec le client Sicra, alors que pour la même année, le taux de marge brute n'était que de 21,56 % avec la société Laine Delau et de 23,58 % avec la société GTM ;
Que le taux retenu par le tribunal à hauteur de 25,03 %, accepté par la société Accadix et conforme aux taux retenus par la cour dans deux dossiers concernant aussi Accadix, sera dès lors retenu, la cour rejetant le taux de 10 % proposé par la société Sicra sur la base de la seule marge bénéficiaire ;
Considérant qu'il résulte des pièces versées aux débats et du rapport de l'expert-comptable de la société Accadix que le chiffre d'affaires réalisé avec les sociétés Sicra a été de 3.361.865 euros en 2006, de 3 073 108 euros en 2007 et de 3 275 352 euros en 2008, qu'il a commencé à baisser fin 2008 pour se réduire considérablement en 2009 et cesser totalement en 2010 ;
Que la rupture brutale partielle retenue par les premiers juges et non contestée par les parties a pris effet le 1er janvier 2009 ;
Que c'est à cette date que doit s'apprécier le préjudice, au regard de la tendance du marché des sociétés d'intérim dans le bâtiment et de la marge retenue au taux de 25,03 % sur une durée de huit mois ;
Que les premiers juges ont à juste titre retenu une tendance du marché à la baisse, confirmée par les chiffres fournis, à hauteur de 32 % par rapport aux années précédentes, compte tenu de la crise qui a frappé les sociétés d'intérim en 2009 ;
Qu'ils ont corrélativement réduit de 32 % la base du chiffre d'affaires moyen à retenir pour le calcul de l'indemnisation et déduit le chiffre d'affaires réalisé sur 2009, pour tenir compte de la rupture partielle, fixant ainsi à 1 905 000 euros le chiffre d'affaires à retenir comme base de calcul ;
Que les parties n'ont pas contesté la base ainsi retenue ;
Qu'il y a lieu par conséquent d'appliquer le taux de marge retenu de 25,03 % sur la base de 1 905 000 euros de chiffre d'affaires moyen, calculé sur six mois de préavis, ce qui revient à fixer à 238 410 euros le montant de l'indemnisation due à la société Accadix au titre de la rupture brutale ;
Que la décision déférée sera donc infirmée sur ces points ;
Considérant que le présent arrêt, infirmatif, constitue le titre ouvrant droit à la restitution des sommes versées en exécution du jugement et que les sommes devant être restituées portent intérêt au taux légal à compter de la notification valant mise en demeure de la décision ouvrant droit à restitution ;
Qu'il s'ensuit qu'il n'y a pas lieu de statuer sur la demande des sociétés Sicra de voir ordonner la restitution ;
Considérant qu'il y a lieu de faire droit à la demande d'indemnisation au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.
Par ces motifs : Statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort, Infirme le jugement déféré en ce qu'il a condamné solidairement les sociétés Sicra et Sicra IDF à payer à la société Accadix la somme de 318 000 euros à titre de dommages et intérêts. Statuant à nouveau, Condamne solidairement les sociétés Sicra et Sicra IDF à payer à la société Accadix la somme de 238 410 euros au titre de l'indemnisation de la rupture brutale. Dit n'y avoir lieu à statuer sur la demande de restitution des sommes versées en vertu de l'exécution provisoire attachée au jugement déféré à la cour. Y ajoutant, Condamne la société Sicra et la société Sicra IDF solidairement à payer à la société Accadix la somme de 5 000 euros en application de l'article 700 du Code de procédure civile. Condamne la société Sicra et la société Sicra IDF aux dépens qui seront recouvrés conformément à l'article 699 du Code de procédure civile.