CA Paris, Pôle 5 ch. 11, 2 décembre 2016, n° 13-21852
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Salem, Direct Distribution International Ltd (Sté), Trednet (SARL), Transac (SARL)
Défendeur :
Google France (SARL), Google Ireland (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Birolleau
Conseillers :
Mmes Lis Schaal, Nicoletis
Avocats :
Mes Masson, Regnier, Proust
FAITS ET PROCÉDURE
Entre mai 2004 et mai 2006, les sociétés Direct Distribution International Ltd, Trednet et Transac, commercialisant des compléments alimentaires, dirigées par Monsieur Jérôme Salem ont souscrit au programme publicitaire AdWords proposé par la société Google.
Après suspension de plusieurs campagnes publicitaires et avertissement adressés le 20 avril 2009 à la société Trednet, puis le 10 septembre 2009 à Monsieur Salem, Google, invoquant des manquements au respect des règles Google acceptées par ses cocontractants, a suspendu, en octobre 2009, les comptes AdWords des sociétés Direct Distribution International, Trednet et Transac et a tagé le site www.fiteurope.com appartenant à ces sociétés, le tagage ayant pour effet d'empêcher tout annonceur de mettre en œuvre une campagne AdWords qui dirigerait des utilisateurs potentiels vers ce site.
Les sociétés Direct Distribution International, Trednet et Transac et leur dirigeant, Monsieur Salem, ont, par acte du 3 août 2012, assigné Google France et Google Ireland devant le Tribunal de commerce de Paris.
Par jugement du 15 juillet 2013, le Tribunal de commerce de Paris a :
dit que la SARL Transac et Monsieur Salem ont un intérêt à agir et débouté les sociétés Google de leur exception d'irrecevabilité ;
dit que la SARL Transac et Monsieur Salem ont un intérêt à agir et débouté les sociétés Google de leur exception d'irrecevabilité ;
mis la SARL Google France hors de cause ;
débouté Monsieur Salem et les sociétés Direct Distribution International Ltd, Trednet et Transac de l'intégralité de leurs demandes à l'encontre de la société Google Ireland Ltd ;
débouté la société Trednet de sa demande qu'il soit fait injonction à la société Google Ireland de supprimer les mesures de " tagage " à l'encontre d'elle-même et du site Internet www.fiteurope.com, sous astreinte ;
débouté la société de droit anglais Direct Distribution International Ltd (DDI), les sociétés Trednet et Transac, et déboute Monsieur Salem de l'ensemble de leurs demandes indemnitaires ;
débouté les demandeurs de leur prétention à ce que le présent jugement soit publié sur la page d'accueil du site www.Google.fr et dans trois journaux à leur choix ;
condamné in solidum la société de droit anglais Direct Distribution International Ltd (DDI),les sociétés Trednet et Transac, Monsieur Salem à verser à la société Google Ireland la somme de 10 000 euros et à la société Google France la somme de 1 000 euros en application de l'article 700 du Code de procédure civile ;
débouté les parties de toutes leurs demandes autres, plus amples ou contraires ;
condamné in solidum aux dépens de l'instance la société de droit anglais Direct Distribution Ltd (DDI), les sociétés Trednet et Transac et Monsieur Salem.
Le tribunal a jugé que les choix éditoriaux de Google, dès lors qu'ils ne sont pas illicites, relèvent de la simple liberté du commerce et s'imposent à son cocontractant, quel qu'il soit, qui, en signant le contrat AdWords a accepté de se conformer aux Règlements AdWords. Le tribunal a donc constaté que la rupture des relations commerciales avec les demanderesses est motivée et conforme aux règles contractuelles et qu'elle n'était pas brutale au sens de l'article L. 442-6 I 5e, les sociétés ayant été averties au préalable. Enfin, le tribunal a refusé de retenir les faits d'abus de position dominante et discriminatoire invoqués les sociétés, considérant qu'elles n'établissaient pas que Google accepterait des publicités de concurrent pour des produits identiques à ceux qu'ils vendent et en des termes aussi hyperboliques qui ceux utilisés.
Par déclaration du 15 novembre 2013, les sociétés Direct Distribution International Ltd, Trednet, Transac et Monsieur Salem ont régulièrement interjeté appel de ce jugement.
Prétentions des parties
Les sociétés Direct Distribution International Ltd, Trednet, Transac et Monsieur Salem, par conclusions signifiées le 22 février 2016, demandent à la cour de :
A titre principal,
Infirmer le jugement entrepris en toutes ses dispositions sauf en ce sauf en ce qu'il a déclaré la société Transac et Monsieur Salem recevables à agir ;
Statuant à nouveau,
déclarer recevables et bien fondés en leur appel et en toutes leurs demandes les sociétés Trednet, DDI, Transac et Monsieur Salem ;
maintenir en la cause la société Google France ;
constater que la suspension par les sociétés Google France et Google Ireland des comptes " AdWords " n° 806-555-3539, n° 274-654-6169 et n° 589-095-3049 des sociétés Trednet, DDI et Transac, est constitutive d'un abus du droit de résilier ;
constater que les sociétés Google France et Google Ireland ont rompu brutalement la relation commerciale établie avec les sociétés Trednet, DDI et Transac ;
constater que les sociétés Google France et Google Ireland ont commis une faute en mettant en place une mesure de " tagage ", empêchant à tout tiers de promouvoir l'activité du site Internet " www.fiteurope.com " de la société Trednet au travers du programme " AdWords " ;
constater que les sociétés Google France et Google Ireland ont commis une faute en privant Monsieur Salem sur son seul nom de la possibilité d'ouvrir des comptes " AdWords " dans le cadre de son métier de gérant ;
En conséquence,
faire injonction aux sociétés Google France et Google Ireland de rétablir les comptes " AdWords " n° 806-555-3539, n° 274-654-6169 et n° 589-095-3049 des sociétés Trednet, DDI et Transac, dans les cinq jours à compter de la signification du jugement, sous astreinte de 2 000 euros par jour de retard ;
faire injonction aux sociétés Google France et Google Ireland de supprimer les mesures de "tagage " à l'encontre de la société Trednet et du site Internet " www.fiteurope.com ", dans les cinq jours à compter de la signification de la décision, sous astreinte de 2 000 euros par jour de retard ;
condamner in solidum les sociétés Google France et Google Ireland à verser les sommes suivantes en réparation du préjudice subi du fait de la suspension abusive, brutale et discriminatoire de leurs comptes " AdWords " :
- 1 650 000 euros TTC pour la société Trednet ;
- 2 230 000 euros TTC pour la société DDI ;
- 256 000 euros TTC pour la société Transac ;
condamner in solidum les sociétés Google France et Google Ireland à verser la somme de 50 000 euros à la société Trednet, en réparation du préjudice subi du fait et de la mesure de " tagage " prise à l'encontre de son site Internet " www.fiteurope.com " ;
condamner in solidum les sociétés Google France et Google Ireland à verser la somme de 20 000 euros à Monsieur Jérôme Salem, en réparation du préjudice subi du fait de l'impossibilité qui lui est faite sur son seul nom d'ouvrir un compte " AdWords " ;
ordonner la publication du jugement à intervenir, par extrait ou par résumé établi par Trednet, DDI et Transac sur la page d'accueil du site Internet " www.Google.fr ", en haut de cette page et de manière visible à son ouverture, en langue française, en dehors de tout encart publicitaire et sans mention ajoutée de quelque nature qu'elle soit, dans un encadré de 468x120 pixels, le texte reproduit devant être d'une taille suffisante pour recouvrir intégralement la surface développée à cet effet, pendant une durée ininterrompue de deux mois, et dans trois journaux, revues ou périodiques, au choix de Trednet, DDI et Transac, dans la limite de 10 000 euros hors taxes par publication ;
condamner in solidum les sociétés Google France et Google Ireland à payer aux sociétés Trednet, DDI et Transac ainsi qu'à Monsieur Salem, chacun la somme de 25 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ;
débouter les sociétés Google France et Google Ireland de toutes leurs demandes ; condamner in solidum les sociétés Google France et Google Ireland aux entiers dépens qui pourront être recouvrés directement par Dentons Europe AARPI dans les conditions de l'article 699 du Code de procédure civile.
Ils soutiennent que la société Google France doit être maintenue dans la cause. Ils font valoir en effet que Google France se présente aux yeux du public comme l'exploitant du système AdWords en France, que son extrait K-bis indique que son activité consiste entre autre en " l'intermédiation en matière de vente de publicité en ligne " et que son service juridique a répondu aux questions posées.
Ils font valoir que Google a commis une faute en résiliant abusivement ses contrats AdWords et en suspendant de manière définitive les comptes " AdWords ". Ils font valoir en effet que les règles AdWords invoquées par Google pour fonder la suspension des comptes ne s'applique en aucun cas aux produits qu'elles commercialisés. Ils ajoutent que Google est irrecevable à invoquer les dispositions de l'article L. 5122-14 du Code de la santé publique ainsi que l'article 6 du règlement européen n° 1924/2006 du 20 décembre 2006. Ils précisent en outre que Google continue de vendre des mots clés AdWords similaires.
Les appelants prétendent par ailleurs que Google a brutalement rompu la relation commerciale étable qu'ils entretenaient. Ils considèrent en effet que ce dernier n'a respecté aucun préavis au moment de suspendre définitivement et sans distinction l'ensemble de ses comptes " AdWords ", préavis qui aurait permis de trouver d'autres solutions pour la promotion en ligne des produits qu'elles commercialisent.
Ils exposent que Google a adopté des pratiques discriminatoires constitutives d'un abus de position dominante. Elles considèrent que cette discrimination résulte de l'analyse de leurs annonces AdWords et de leurs produits par Google laquelle a conduit selon elles à la suspension fautive de leurs comptes AdWords.
La société Google Ireland, par conclusions signifiées le 8 mars 2016, demande à la cour de :
confirmer le jugement entrepris en toutes ses dispositions, sauf en ce qu'il a déclaré recevable à agir Monsieur Salem et la société Transac ;
Statuant à nouveau,
déclarer irrecevable dans leur action Monsieur Salem et la société Transac ; en tout état de cause,
débouter l'ensemble des appelants de toutes leurs demandes, fins et conclusions à l'encontre des sociétés Google France et Google Ireland Ltd ;
condamner les appelants aux dépens ;
les condamner à verser à la société Google Ireland la somme de 30 000 euros et à la société Google France celle de 5 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile en cause d'appel.
Elle conteste toute rupture brutale de la relation commerciale qui la liait avec les appelantes et indique que la rupture est consécutive à la violation par les appelantes de leurs obligations contractuelles, qu'elle a fait part de ces manquements avant la suspension des comptes Adwords, avant de se contraindre finalement, face à la réitération des manquements constatés, à suspendre définitivement les comptes litigieux, qu'il n'y a donc eu aucune brutalité dans les modalités de résiliation des comptes AdWords. Elle ajoute qu'en raison des violations manifestes et répétées, par son client, des règles AdWords, elle n'était pas tenue de respecter un quelconque préavis avant de suspendre les comptes AdWords en cause.
Par ailleurs, l'intimée soutient qu'il n'est pas en position dominante sur le marché de la publicité sur Internet, que la publicité liée à la recherche est loin de constituer la seule forme de publicité en ligne, laquelle comprend une grande variété de formats publicitaires. Il ajoute ainsi que Google n'a pas la possibilité de se comporter de façon indépendante vis-à-vis de ses concurrents et se contente avec des solutions comme AdWords d'apporter une attention constante à l'amélioration de ses produits afin de garantir au consommateur un soin et une attention constante à l'amélioration de ses produits.
Elle conteste le moyen des appelantes selon lequel il adopterait des pratiques discriminatoires. Il précise en effet que les appelantes ne rapportent aucune preuve de ces affirmations et que les conditions générales et règles AdWords sont applicables et appliquées sans distinction à tous les utilisateurs du service. Il ajoute enfin qu'il a mis en place des systèmes permettant de détecter les annonces illicites, qu'un contrôle exhaustif de la licéité des annonces serait matériellement impossible et qu'aucun agissement discriminatoire ne peut être démontré du seul fait de l'affichage d'annonces Adwords de tiers prétendument concurrent.
Elle indique enfin qu'elle a procédé au réexamen des produits commercialisés par les appelantes, qui a confirmé que les sites en question ne répondaient toujours pas aux règles AdWords car ces sites continuent à :
- vendre des produits en les présentant faussement comme ayant les mêmes effets que les stéroïdes anabolisants ;
- utiliser des allégations nutritionnelles et de santé trompeuses ;
- vendre des produits provenant d'espèces menacées ou en voie d'extinction ;
- vendre également des produits potentiellement dangereux.
Motifs
Considérant que les sociétés Trednet, DDI et Transac, ayant pour gérant Monsieur Jérôme Salem, assurent la vente, exclusivement en ligne, notamment de compléments alimentaires, sur leurs sites Internet :
- www.fiteurope.com et www.musculation-boutique.com pour Trednet ;
- www.lesproteines.com pour DDI ;
- www.santemarket.fr pour Transac ;
Que les sociétés Trednet, DDI et Transac ont ouvert des comptes AdWords :
- le 17 octobre 2004, sous le n° 806-555-3539, pour la société Trednet ;
- le 10 mai 2004, sous le n° 274-654-6169, pour la société DDI ;
- le 2 mai 2006, sous le n° 589-095-3049, pour la société Transac ;
Considérant que, le 10 septembre 2009, Google a mis en demeure Trednet de se mettre en conformité avec les règles AdWords sous peine d'une fermeture de son compte ; qu'elle a procédé à la suspension des comptes AdWords à partir des 9 et 15 octobre 2009 ; que Google a tagé le site Internet www.fiteurope.com.
Sur la recevabilité de l'action de Monsieur Jérôme Salem
Considérant qu'il est constant que les comptes AdWords des sociétés Trednet, DDI et Transac ont été ouverts par Monsieur Salem :
- compte AdWords n° 806-555-3539, destiné à la société Trednet ;
- compte AdWords n° 589-095-3049, destiné à la société Wanafit ;
- compte AdWords n° 274-654-6169, destiné à la société DDI ;
Que le nom de Monsieur Salem est porté, sous la rubrique business name, sur les bulletins d'inscription correspondants ; qu'il ne résulte d'aucun élément que Monsieur Salem n'intervenait qu'en sa qualité de dirigeant des sociétés Trednet, Wanafit et DDI ; que le jugement sera en conséquence confirmé en ce qu'il a dit que Monsieur Salem avait intérêt à agir et était recevable en son action.
Sur la recevabilité de l'action de la société Transac
Considérant que le nom de "wanafit" a été mentionné lors de l'inscription au titre du compte ouvert sous le n° 589-095-3049 (pièce Google n° 12) ; que, par délibération de l'assemblée générale mixte de la société Wanafit du 23 juillet 2008, Wanafit a pris la dénomination de Transac (pièce des appelants n° 25) ; que le jugement sera confirmé en ce qu'il a dit Transac recevable en son action.
Sur la mise hors de cause de la société Google France
Considérant que l'exploitation du service AdWords est assurée par la société Google Ireland Ltd, et non par la société Google France ; que les conditions générales AdWords précisent que la société Google Ireland Ltd est l'unique contractant des annonceurs ; que les appelants ne produisent aucun élément propre à rapporter la preuve de l'intervention de la société Google France dans le présent litige ; que la décision déférée sera en conséquence confirmée en ce qu'elle a mis hors de cause la société Google France.
Sur le fond
Considérant que les appelants demandent conjointement de constater d'une part, au visa de l'article 1134 du Code civil, dans sa rédaction applicable à la cause, que la suspension, en octobre 2009, par les sociétés Google France et Google Ireland des comptes AdWords des sociétés Trednet, DDI et Transac, est intervenue pour des motifs fallacieux et est constitutive d'un abus du droit de résilier (page 21 des conclusions des appelants), d'autre part, au visa de l'article L. 442-6 I 5° du Code de commerce, qu'en suspendant les comptes AdWords, les sociétés Google France et Google Ireland ont rompu brutalement, le 13 octobre 2009, la relation commerciale établie avec les sociétés Trednet, DDI et Transac (page 38 des conclusions des appelants) ;
Considérant que le principe du non-cumul des responsabilités contractuelle et délictuelle interdit, à peine d'irrecevabilité des demandes, le cumul des actions contractuelles et délictuelles à raison d'un même fait ; qu'il convient d'inviter les parties à conclure sur l'irrecevabilité encourue à ce titre et de rouvrir à cet effet les débats.
Par ces motifs : LA COUR, statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort, Confirme le jugement entrepris en ce qu'il a dit Monsieur Jérôme Salem et la SARL Transac recevables en leur action et en ce qu'elle a mis hors de cause la société Google France. Sursoit à statuer sur le surplus. Ordonne la réouverture des débats et le retour du dossier à la mise en état, Invite les parties à conclure, avant le 24 février 2017, sur l'irrecevabilité encourue en application du principe du non-cumul des responsabilités contractuelle et délictuelle. Dit que la clôture de l'instruction du dossier interviendra le 9 mars 2017. Dit que l'affaire sera plaidée le 23 mars 2017.