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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 14 décembre 2016, n° 13-08975

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

SNCF (Epic)

Défendeur :

Pellegrini (ès qual.), Switch (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Cocchiello

Conseillers :

Mme Mouthon Vidilles, M. Thomas

Avocats :

Mes Grappotte-Benetreau, Lemaire, Lesénéchal, Ponsard

CA Paris n° 13-08975

14 décembre 2016

FAITS ET PROCÉDURE

En août 2000, la Société Nationale des Chemins de Fers Français (SNCF) nouvellement dénommée SNCF Mobilités, opérateur historique bénéficiant d'un monopole légal sur le transport ferroviaire de voyageurs, a créé la société GL e-commerce, devenue la société VFE-Commerce nouvellement dénommée VSC Groupe et ayant pour objet de développer l'activité du groupe dans le domaine du commerce électronique, ainsi que la société Voyages-SNCF.com (la société VSC) destinée à développer la réservation et la vente en ligne des prestations ferroviaires de la SNCF sur Internet, par exploitation du site www.voyages-sncf.com.

En septembre 2001, la société VFE-Commerce s'est associée à la société de droit américain Expedia Inc, l'un des leaders mondial de la vente de voyages en ligne (hors train) en vue de créer une filiale commune, la société GL Expedia nouvellement dénommée Agence Voyages-sncf.com (Agence VSC) ayant pour objet d'offrir des services d'agences de voyage (billets d'avion, locations de voitures, nuits d'hôtel, séjours hôteliers) non ferroviaires, en ligne, le site www.voyages-sncf.com. se transformant alors pour assurer, outre l'information sur les trains et la distribution des billets, une activité d'agence de voyages.

Les sociétés Karavel, Promovacances.com et Lastminute qui exploitent des services d'agences de voyage sur Internet, auxquelles s'est associée la société Switch le 4 avril 2007, ont saisi le Conseil de la concurrence devenu l'Autorité de la concurrence, de pratiques anticoncurrentielles. La SNCF et ses filiales ont sollicité le bénéfice de la procédure de non-contestation des griefs notifiés dont celui "d'entente verticale consistant en un accord de distribution exclusive accordant des avantages au groupe Expedia au détriment de ses concurrents".

Le 5 février 2009, par décision n° 09-D-06, le Conseil de la concurrence a dit notamment que le partenariat entre la SNCF et la société Expedia créant l'Agence VSC constituait une entente anticoncurrentielle prohibée par les articles L. 420-1 du Code de commerce et 81 CE devenu 101 du TFUE, ayant pour objet et pour effet de favoriser leur filiale commune sur le marché des services d'agence de voyage prestés pour les voyages de loisirs au détriment de ses concurrents.

Sur recours de la société Expedia Inc et de la société Karavel, la SNCF et ses filiales s'étant jointes à l'instance, la Cour d'appel de Paris a, par arrêt du 23 février 2010, confirmé la décision du Conseil de la concurrence et par arrêt du 16 avril 2013, la Cour de cassation a rejeté le pourvoi formé par la société Expedia Inc, seule.

Entre temps, par jugement du 8 octobre 2008, le Tribunal de commerce de Créteil a ouvert une procédure de redressement judiciaire au bénéfice de la société Switch, convertie en liquidation par jugement du 10 juin 2009, Maître Pellegrini étant désigné en qualité de liquidateur judiciaire.

Par exploit du 29 décembre 2011, Maître Pellegrini ès qualités de liquidateur de la société Switch a attrait la SNCF devant le Tribunal de commerce de Paris aux fins d'obtenir réparation du préjudice que la société Switch aurait subi en raison de l'entente conclue entre la SNCF et la société Expedia Inc à travers la création de leur filiale commune, l'Agence VSC, condamnée par la Conseil de la concurrence dans une décision définitivement confirmée et ayant pour objet notamment la mise en commun de fichiers clients et pour effet de détourner la clientèle de la SNCF au profit exclusif de l'Agence VSC et au détriment des agences de voyage concurrentes dont la société Switch.

La SNCF a alors assigné en intervention forcée et appelé en garantie la société Expedia et a sollicité la jonction des deux instances.

Par jugement en date du 16 novembre 2012, le tribunal de commerce a débouté la SNCF de sa demande de jonction.

Par jugement en date du 26 avril 2013, le Tribunal de commerce de Paris a :

- condamné la SNCF à payer à Maître Pellegrini, ès qualités de liquidateur judiciaire de la société Switch, la somme de 8,9 millions d'euros, à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice subi du fait de la faute de la SNCF,

- condamné la SNCF à payer à Maître Pellegrini, ès qualités de liquidateur judiciaire de la société Switch, la somme de 30 000 euros en application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile,

- ordonné l'exécution provisoire du jugement compte tenu de la situation de la société Switch, et sans caution,

- débouté les parties de leurs autres demandes plus amples ou contraires ;

- condamné la SNCF aux entiers dépens.

La SNCF a interjeté appel de ce jugement.

Par conclusions notifiées le 29 novembre 2013, la SNCF a demandé au conseiller de la mise en état de désigner un expert judiciaire avec pour mission de donner un avis notamment sur l'évaluation du préjudice subi par la société Switch.

Par ordonnance du 28 janvier 2014, le conseiller de la mise en état a ordonné une expertise et a désigné M. Maurice Nussembaum remplacé par ordonnance du 20 mai 2014, par M. Thierry Bergeras.

Le 31 janvier 2015, l'expert a rendu un pré-rapport puis le 12 mai 2015, un rapport définitif aux termes duquel il a conclu en substance que :

- le marché pertinent retenu est celui des prestations d'agences de voyage presté pour voyages de loisir,

- le rapport de concurrence entre la société Switch et l'Agence VSC s'exerçait principalement sur les ventes de séjour moyen et long-courriers mais également de manière accessoire pour les prestations constitutives de forfaits dynamiques, à savoir des vols secs, hôtels et locations de voitures,

- l'impact économique, comptable et financier sur la société Switch de l'entente anticoncurrentielle ayant existé jusqu'à la fin de l'exercice 2008, s'élèverait à 108 600 euros capitalisés au 1er janvier 2015 sur la base du marché pertinent et d'un rapport de concurrence couvrant l'ensemble des prestations fournies par l'Agence VSC (séjours, hôtels, vols, locations de voitures) et en se limitant à un rapport de concurrence aux seuls séjours moyen et longs courriers, à 8 700 euros capitalisés au 1er janvier 2015.

Le 19 avril 2016, Maître Pellegrini ès qualités a saisi le conseiller de la mise en état d'un d'une demande de complément d'expertise, dont il a été débouté par ordonnance du 24 mai 2016.

Vu les dernières conclusions notifiées et déposées le 24 février 2016 par la SNCF, appelante, par lesquelles elle demande à la cour de:

Vu l'article 6, paragraphe 1er, de la Convention européenne des droits de l'Homme,

Vu l'article 455 du Code de procédure civile,

Vu l'article 1382 du Code civil,

Vu le jugement du tribunal de commerce du 26 avril 2013,

À titre principal :

- annuler le jugement du 26 avril 2013 en ce que son apparente motivation laisse planer un doute sur l'impartialité du tribunal privant ainsi SNCF d'un degré de juridiction,

À titre subsidiaire :

- réformer le jugement du 26 avril 2013 en toutes ses dispositions, en toute hypothèse, statuant à nouveau :

- dire que la non-contestation des griefs ne saurait constituer un aveu judiciaire constitutif du fondement d'une action en responsabilité délictuelle,

- dire qu'il n'existe aucun lien de causalité entre les pratiques anticoncurrentielles alléguées et le prétendu préjudice de la société Switch,

- dire que la société Switch n'a subi aucun préjudice du fait des pratiques anticoncurrentielles qu'elle allègue,

À titre subsidiaire, si par extraordinaire la cour devait considérer que la société Switch a subi un préjudice :

- dire que celui-ci ne s'analyserait que comme une perte de chance dont le montant ne saurait excéder 490 euros en application de l'expertise de Mme de Kerviler produite par SNCF ou, à titre subsidiaire, que le montant de ce préjudice ne saurait excéder 8 700 euros comme l'a calculé M. l'Expert en tenant compte d'un rapport de concurrence limité aux seuls séjours moyen et long-courriers, en toute hypothèse,

- débouter Me Pellegrini de l'intégralité de ses demandes, en toutes fins, moyens et prétentions qu'elles comportent,

- condamner Switch, prise en la personne de son liquidateur aux entiers dépens de l'instance dont distraction au profit de la SCP Grappotte Benetreau,

- condamner Switch, prise en la personne de son liquidateur au paiement à SNCF de la somme de 30 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ;

Vu les dernières conclusions notifiées et déposées le 24 mai 2016 par Maître Pellegrini, ès qualités de liquidateur de la société Switch, par lesquelles il demande à la cour de :

Vu l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme,

Vu l'article 455 et suivants du Code de procédure civile,

Vu l'article 954 du Code de procédure civile,

Vu l'article 1382 du Code civil,

Vu l'article L. 420-1 du Code de commerce,

Vu l'article 101 du TFUE,

Vu la décision n° 09-D-06 du 5 février 2009 du Conseil de la concurrence et l'arrêt de la Cour d'appel de Paris du 23 février 2010,

Vu le jugement du Tribunal de commerce de Paris du 16 novembre 2012,

Vu l'arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne du 13 décembre 2012,

Vu l'arrêt de la Cour de cassation du 16 avril 2013,

Vu le jugement du Tribunal de commerce de Paris du 26 avril 2013,

Vu le rapport d'expert de la société Compass Lexecon,

Vu la réponse au mémoire de Mme Kerviler par la société Compass Lexecon,

Vu le rapport d'expertise en date du 12 mai 2015,

I. - Sur la prétendue nullité du jugement dont appel :

- déclarer la société SNCF Mobilités mal fondée à solliciter la nullité du jugement du tribunal de commerce de Paris du 26 avril 2013, l'en débouter, ainsi que de toutes ses demandes fins et conclusions,

- dire n'y avoir lieu à prononcer la nullité du jugement rendu par le tribunal de commerce de Paris le 26 avril 2013.

À titre subsidiaire, vu l'effet dévolutif de l'appel,

- constater que la cour d'appel de Paris est saisie de l'entier litige,

II. - Au fond :

- débouter la société SNCF Mobilités de l'intégralité de ses demandes, fins et conclusions,

- déclarer Maître Pellegrini, ès qualité de liquidateur judiciaire de la société Switch, recevable en son appel incident, y faisant droit,

- infirmer partiellement la décision entreprise,

Et statuant à nouveau,

À titre principal,

- condamner la société SNCF Mobilités à payer à Maître Pellegrini, ès qualités de liquidateur judiciaire de la société Switch, la somme de 8,59 millions d'euros, sauf à parfaire, à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice subi,

- confirmer le jugement du Tribunal de commerce de Paris du 26 avril 2013 pour le surplus en toutes ses dispositions non contraires aux présentes.

À titre subsidiaire, et si la cour ne faisait pas droit à l'appel incident,

- confirmer le jugement du Tribunal de commerce de Paris du 26 avril 2013

À titre infiniment subsidiaire, avant dire droit,

- ordonner un complément à l'expertise faite par M. Bergeras, expert judiciaire, et ayant donné lieu au rapport en date du 12 mai 2015,

- donner à l'expert M. Bergeras, le complément de mission suivante : procéder à l'évaluation du préjudice économique en prenant en considération uniquement la part de la société Switch sur le segment des ventes en ligne de voyages de loisirs, estimer le volume d'affaires total détourné par l'Agence VSC en prenant en compte les prestations non ferroviaires réalisées grâce à l'envoi de l'ensemble des newsletters, évaluer le préjudice en utilisant la méthode contrefactuelle en déterminant le volume d'affaires et la croissance qu'aurait réalisé la société Switch de 2001 à 2008 en l'absence d'entente anticoncurrentielle, prendre en compte la part des charges fixes dans les charges d'exploitation pour déterminer le montant des charges variables servant à calculer la marge de la société Switch, actualiser le préjudice en utilisant la méthode contrefactuelle en prenant en compte, outre l'érosion monétaire, le coût du capital,

En tout état de cause,

- condamner la société SNCF Mobilités à verser à Maître Pellegrini, ès qualités de liquidateur judiciaire de la société Switch la somme de 184 848 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile en cause d'appel,

- condamner la société SNCF Mobilités aux entiers dépens de première instance et d'appel qui seront recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile ;

Sur ce,

Sur la demande en annulation du jugement

La SNCF fait grief au tribunal d'avoir repris in extenso, par un procédé de "copié-collé", le contenu des conclusions de Maître Pellegrini, de les avoir reproduites servilement sans analyse personnelle et d'avoir ainsi statué par une apparence de motivation pouvant faire peser un doute légitime sur l'impartialité de la juridiction, ce qui, selon elle, entraîne l'annulation de la décision sur le fondement de l'article 455 du Code de procédure civile et de l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme. Elle ajoute que cette censure s'impose d'autant plus que le jugement de refus de jonction était déjà une reproduction des conclusions adverses et constituait un préjugement.

La société Switch réplique qu'il n'est pas interdit au juge de motiver sa décision en reprenant à son compte une partie des arguments avancés par l'une des parties. Elle rappelle que le juge peut reproduire littéralement les conclusions d'une partie sur certains points dans ses motifs sans que cela ne présume une quelconque partialité qui n'est pas rapportée en l'espèce par la SNCF.

Il ressort de la lecture du jugement que l'exposé des faits et de la procédure, au demeurant non critiqués par la SNCF, révèle un travail d'analyse et de contrôle des premiers juges en ce qu'il comporte un rappel complet des chefs de demandes des deux parties et qu'appliquant les dispositions de l'article 455 du Code de procédure civile, les premiers juges ont résumé les moyens et arguments développés par chacune des parties dont ceux de la SNCF.

Il en résulte également que dans les motifs de la décision, ils ont examiné chacun des moyens soulevés par la SNCF, soit l'absence de faute, de lien de causalité et de préjudice, auxquels ils ont répondu de façon précise, que notamment, comme le relève à juste titre Maître Pellegrini, a été repris un argument tiré d'une décision du tribunal de commerce en date du 22 octobre 1996, citée par la SNCF dans ses écritures, qu'une grande partie des prétendus "copier-coller" invoqués est la reprise d'éléments constants qui laissent peu de place à une rédaction originale, tels que, à titre d'exemples, la décision du Conseil de la concurrence dont il est préférable de reprendre les termes à l'identique sous peine de dénaturation, la réponse à la question préjudicielle par la CJUE, l'arrêt de la cour d'appel du 13 décembre 2012, la jurisprudence de la Cour de cassation, les dispositions de l'article 1382 du Code civil et les principes jurisprudentiels qui en découlent (" l'article 1382 du Code civil précité ne peut être mis en œuvre que s'il existe un lien de causalité entre la faute et le préjudice subi") qu'au demeurant, la cour n'exclut pas, compte tenu de leur intangibilité, de reprendre elle-même, ci-après.

Il apparaît également que la motivation du jugement déféré apparaît propre au tribunal attestant de la réalité d'une analyse et d'un raisonnement de sorte qu'il importe peu que ses motifs soient, sur certains points, la reproduction littérale des conclusions de Maître Pellegrini, rien n'interdisant aux premiers juges de reprendre à leur compte une partie des arguments développés par ce dernier. Enfin, il ne peut qu'être constaté que le jugement de refus de jonction reprend des faits constants, "la décision n° 09-D-06 qui a condamné la SNCF pour entente a été confirmée en appel et que l'arrêt est devenu définitif à l'égard de la SNCF..." de sorte qu'il ne saurait constituer un pré-jugement.

En conséquence, la SNCF n'établit l'existence d'aucun élément objectif et/ou subjectif de nature à laisser formellement planer un doute sur l'impartialité des premiers juges.

La demande d'annulation du jugement sera donc rejetée.

Sur la demande en indemnisation formée par la société Switch

Il est constant que celui qui se prétend victime de pratiques anticoncurrentielles et souhaite obtenir réparation du préjudice qu'elle estime avoir subi, doit démontrer que les trois conditions de la responsabilité civile de droit commun sont remplies, à savoir une faute, un préjudice en lien direct de causalité.

Sur la faute civile

La société Switch estime que les actes commis par la SNCF sont constitutifs d'une faute civile. Elle rappelle que l'entente a, selon l'Autorité de la concurrence, conféré un avantage illégitime à l'agence VSC et a eu des effets anticoncurrentiels sur ses concurrents.

Elle considère que cette faute a été reconnue, tant par la Cour d'appel de Paris que par la Cour de cassation de sorte qu'elle n'est plus contestable.

La SNCF se contente dans le paragraphe 2 de ses écritures intitulé "Sur la faute" (page 16) de rappeler que selon l'Autorité de la concurrence, la procédure de non-contestation des griefs n'est ni un aveu ni une reconnaissance de culpabilité. Elle en conclut que la cour doit annuler le jugement en ce qu'il a retenu une faute non contestée par la SNCF.

Il est constant que comme le rappelle justement la SNCF, l'acceptation de la procédure de non-contestation des griefs devant l'Autorité de la concurrence ne constitue ni un aveu ni une reconnaissance de culpabilité et que par ailleurs, une condamnation par l'Autorité de la concurrence, qui constitue une décision administrative et ne lie pas le juge, n'établit pas nécessairement l'existence d'une faute civile, laquelle est caractérisée par tout comportement qui portant atteinte à la libre concurrence, constitue une violation d'un texte de droit interne ou européen.

En l'espèce, il a été définitivement jugé par arrêt de la cour d'appel du 23 février 2010 qui ont rejeté les recours contre la décision du Conseil de la concurrence rendue le 5 février 2009, et est devenu définitif, que le partenariat conclu entre la SNCF et la société Expedia, créant l'Agence VSC, constituait une entente anticoncurrentielle prohibée par les dispositions des articles L. 420-1 du Code de commerce et 81 du traité CE devenu 101 du TFUE "comme ayant eu pour objet et pour effet" de favoriser leur filiale commune, l'Agence VSC, sur le marché des services d'agence de voyages "prestés" (fournis) pour les voyages de loisir au détriment des concurrents, en considérant qu'elle lui a permis et, à travers elle, à la société Expédia Inc, de bénéficier d'avantages qui leur ont été réservés, liés au partage du site marchand de la SNCF et, notamment, du trafic généré par l'achat de billets de train, de l'envoi de newletters communes, du partage inégalitaire des revenus publicitaires et du bénéfice de la marque contenant la mention "SNCF" et ce, en violation des règles de concurrence, les autres agences de voyages ne pouvant pas accéder à ce canal, ni aux avantages qui en découlent, pour vendre leurs propres produits.

Il a donc définitivement été jugé que la SNCF a commis une pratique anticoncurrentielle illicite ayant eu des effets restrictifs de concurrence sur le marché des services d'agences de voyage prestés pour les voyages de loisir, laquelle constitue nécessairement une faute de nature à engager sa responsabilité civile sur le fondement de l'article 1382 du Code civil.

Sur l'existence d'un préjudice personnel et certain en lien direct

Aux termes de ses dernières écritures, Maître Pellegrini indique que le préjudice que la société Switch a subi du fait de la faute commise par la SNCF, correspond au manque à gagner résultant du chiffre d'affaires qui aurait dû être réalisé auprès de la clientèle ayant visité le site www.voyages-sncf.com dont la très grande majorité constitue la clientèle de la SNCF.

La SNCF estime qu'il n'existe pas de lien de causalité entre l'entente et le préjudice invoqué par la société Switch dès lors que l'agence VSC et la société Switch n'étaient que très marginalement en concurrence. Elle considère que la société Switch est avant tout un tour opérateur alors que l'agence VSC est une agence de voyage et que donc ces deux sociétés n'interviennent pas, la plupart du temps, au même stade de la chaîne de distribution des produits touristiques. La SNCF considère que l'Agence VSC et la société Switch n'étaient concurrentes qu'en matière de ventes de voyages à forfait, activité tout à fait marginale dans l'activité de l'agence (0 à 16 % entre 2002 et 2008). Elle affirme que Me Pellegrini ne peut pas, en droit de la responsabilité, déduire de la décision de l'Autorité de la concurrence qui a sanctionné une infraction par objet, l'existence d'un lien de causalité entre l'existence d'une entente sur un marché et les difficultés que peuvent rencontrer les opérateurs actifs sur ce marché. La SNCF soutient que la pratique n'a pas eu d'effet sur la société Switch et que les pertes qu'elle a subies s'expliquent en réalité par des causes structurelles et conjoncturelles toutes étrangères à l'entente.

Maître Pellegrini estime au contraire que le lien de causalité a été caractérisé tant par la décision de l'Autorité de la concurrence que par la Cour d'appel de Paris puisque l'entente a été condamnée pour ses effets anticoncurrentiels à l'égard de tous les concurrents de l'agence VSC. Il fait valoir que ce lien de causalité est également confirmé par l'évolution du chiffre d'affaires et de la part de marché de la société Switch avant l'entente et après l'entente qui démontre qu'elle a été considérablement gênée dans son évolution et que son manque à gagner ne s'explique pas par des causes structurelles et conjoncturelles étrangères à l'entente.

Il a été vu ci-dessus qu'il a été définitivement jugé que du fait du partenariat mis en place par la SNCF ayant permis d'orienter les acheteurs de billets de train en ligne vers les prestations d'agences de voyage de l'Agence VSC, les agences de voyage en ligne concurrentes de cet opérateur n'ont eu aucune possibilité durant l'entente d'accéder à un tel canal pour vendre leurs propres produits de sorte que contrairement à ce que soutient la SNCF, il est établi que l'entente n'a pas eu seulement un objet anticoncurrentiel mais également des effets anticoncurrentiels, au détriment des concurrentes de l'Agence VSC.

Il est établi, et au demeurant non contesté par la SNCF :

- par la lettre du ministre de l'Economie du 12 novembre 2008 établie dans le cadre du contrôle des concentrations lors de la prise de contrôle partielle de la société Switch par la société Karavel et qui indique que le Groupe Switch est actif dans le secteur de la vente de séjours balnéaires en ligne, principalement sur les destinations long et moyen-courriers (Caraïbes, Océan indien) mais également à courte distance réalisées par le biais d'un site Internet,

- par le rapport de M. Alain Abergel, expert désigné par le Tribunal de commerce de Créteil le 14 octobre 2009 afin de donner son avis sur l'origine et les causes des difficultés de la société Switch qui ont conduit à la cessation des paiements, qui indique que le modèle économique de la société Switch reposait sur le principe d'un engagement ferme de réservation d'hôtel et de billets d'avion afin d'obtenir des tarifs très compétitifs, la clientèle étant exploitée via Internet et qui précise que plus de 80 % de son chiffre d'affaires était réalisé avec les séjours proposés combinés avions et hôtels,

- par la décision du Conseil de la concurrence confirmée par arrêt du 23 février 2010 qui cite la société Switch parmi les agences de voyage en ligne et considère que tous les produits de voyage de loisirs sont substituables comme faisant partie du même marché pertinent qu'il a défini comme étant le marché des services d'agence de voyage prestés pour les voyages de loisir,

que la société Switch exerçait principalement une activité d'agence de voyage en ligne en vendant directement ses produits (voyages à forfait, billets d'avion, locations de voitures, nuits d'hôtel, séjours hôteliers), de sorte que dans le cadre de cette activité, elle était bien un concurrent direct de l'Agence VSC sur le marché des services d'agences de voyage prestés pour les voyages de loisir.

Contrairement à ce que soutient la SNCF pour conclure à l'absence d'effet de la pratique, il importe peu, au stade de la détermination de l'existence d'un préjudice personnel et certain en lien direct avec la pratique en cause, d'une part, que la société Switch et l'Agence VSC n'aient pas été concurrentes sur l'ensemble de leur activité et donc qu'elles n'aient été que "marginalement" en concurrence en matière de ventes de voyages à forfait, cet élément ne pouvant être éventuellement pris en considération que dans le cadre de l'évaluation du préjudice, que d'autre part, la plupart des concurrents ont continué à croître malgré les pratiques anticoncurrentielles, ce qui peut résulter d'autres facteurs comme à titre d'exemple en l'espèce, l'essor continu de l'e-commerce, et est sans influence sur l'existence même du préjudice invoqué et enfin, que la SNCF n'ait pas été à l'origine de la cessation des paiements de la société Switch, Maître Pellegrini ne sollicitant pas l'indemnisation de la faillite.

Il ressort de ces éléments que la société Switch justifie d'un préjudice personnel, direct et certain du fait de la pratique anticoncurrentielle de la SNCF, consistant dans le manque à gagner résultant de la perte certaine de la faculté de proposer ses produits d'agence de voyages aux clients ferroviaires internautes de la SNCF qui, ayant visité le site www.voyages-sncf.com, se sont vus proposer par l'Agence VSC des produits non ferroviaires substituables, pour la période non contestée des exercices 2002 à 2008.

C'est donc vainement que la SNCF indique, à titre infiniment subsidiaire, que le préjudice s'analyserait en une perte de chance. D'une part, la cour constate que la SNCF procède par voie d'affirmation contenue dans une seule phrase placée d'une part, entre des parenthèses ("...un gain manqué (qui n'est autre qu'une perte de chance), ..." à la page 34 et d'autre part, à la dernière des 67 pages de conclusions et qu'elle s'abstient de caractériser la chance qu'aurait perdue la société Switch du fait de la pratique anticoncurrentielle reprochée, d'autre part, comme il a été vu ci-dessus, la société Switch a perdu, de façon certaine, la faculté de proposer ses produits non ferroviaires aux clients ferroviaires de la SNCF de sorte qu'il ne s'agit pas d'une perte de chance. Le moyen évoqué à ce titre sera donc rejeté.

Sur l'évaluation du préjudice économique

Maître Pellegrini a sollicité en première instance et sollicite, de nouveau, en appel la somme de 8,59 millions, actualisée au 30 novembre 2011, au titre du préjudice économique, en se référant aux rapports du cabinet Compass Lexecon lequel, en substance, s'agissant du préjudice direct, a établi la part du volume d'affaires de l'Agence VSC qui serait indue, comme correspondant aux clients désireux d'acquérir des prestations d'agence de voyages et qui, en raison des pratiques en cause, auraient été captés au détriment de concurrents dont la société Switch, puis d'allouer à la société Switch une part équivalente à sa part de marché, et enfin, de calculer la marge qui aurait dû être réalisée par la société Switch.

Le premier rapport du cabinet Compass Lexecon a évalué le préjudice à 8,59 millions puis au cours de l'instruction du dossier en première instance, il lui a été demandé de refaire une évaluation en prenant comme base de calcul la part du volume d'affaires de l'Agence VSC relatives aux séjours pré-packagés. Après nouvelle évaluation, le cabinet Compass Lexecon a évalué le préjudice total de la société Switch à 6,9 millions, soit la somme retenue par le jugement entrepris.

L'expert judiciaire, M. Bergeras, a considéré que le préjudice économique subi s'élèverait à 108 600 euros capitalisés au 1er janvier 2015 sur la base du marché pertinent des prestations d'agences de voyage prestés pour voyages de loisir et d'un rapport de concurrence couvrant l'ensemble des prestations fournies par l'Agence VSC (séjours, hôtels, vols, locations de voitures) et en se limitant à un rapport de concurrence aux seuls séjours moyen et longs courriers, à 8 700 euros capitalisés au 1er janvier 2015.

La SNCF soutient en substance que l'évaluation du préjudice que fait Maître Pellegrini et qui a été retenue par le tribunal est infondée tant au point de vue juridique que d'un point de vue économique. Elle précise que le préjudice allégué et indemnisé n'est pas défini et que tantôt, il est constitué par des gains manqués lesquels ne peuvent qu'être éventuels tantôt par des pertes subies qui ne sont pas chiffrées. Elle rappelle que Maître Pellegrini a produit deux rapports du cabinet Compass Lexecon et qu'en réponse, elle a elle-même communiqué deux rapports les contestant, établis par Mme de Kerviler. Elle conteste plus particulièrement la prise en compte du volume d'affaires de l'Agence VSC en lieu et place de son chiffre d'affaires et celle de l'entièreté du volume d'affaires de l'Agence VSC en lieu et place de la seule proportion que représentent les séjours prépackagés dans son chiffre d'affaires, le marché pertinent pris en considération, le taux de marge retenu pour calculer le préjudice, la base mensuelle de calcul du préjudice différé et l'application erronée de la méthode contrefactuelle. Elle estime que le chiffrage retenu par le tribunal doit être écarté car il repose sur l'étude produite par Maître Pellegrini qui souffre d'un vice méthodologique majeur comme retenant le cumul d'un préjudice direct et d'un préjudice différé, ce qui rend le résultat obtenu totalement aberrant. Elle ajoute que si la cour devait reprendre la méthodologie proposée, elle devrait y apporter les corrections qui s'imposent selon l'expertise de Mme Kerviler. Elle analyse point par point le rapport de l'expert judiciaire qu'elle confronte à l'expertise amiable de Mme Kerviler. Elle relève que la société Switch n'a pas produit ses comptes de résultats détaillés pour les années 2004 à 2008. Elle conclut que si par extraordinaire la cour devait considérer que la société Switch avait subi un préjudice, ce préjudice s'analyserait en une perte de chance dont la valeur ne saurait excéder 490 euros (capitalisation sur la base du taux légal d'intérêt) en application de l'expertise de Mme Kerviler et à titre infiniment subsidiaire, 8 700 euros comme l'a calculé l'expert judiciaire en tenant compte d'une concurrence limitée aux seuls séjours moyen et longs-courriers.

En réplique, Maître Pellegrini fait valoir que la société Switch connaissait une croissance annuelle de plus de 40 millions d'euros au début de l'entente et que sa croissance s'est considérablement réduite à compter de l'année 2003, année où l'entente a commencé à produire pleinement ses effets, l'Agence VSC progressant alors de manière très significative sur le marché. Il relève que pourtant, la SNCF évalue le préjudice à 490 euros, soit 60 euros par an. Il indique que l'expert judiciaire, influencé par la SNCF et ne connaissant pas les principes d'évaluation d'un préjudice économique, arrive pour partie à un résultat tout aussi dérisoire entre 8 700 euros (1 000 euros par an), et 411 000 euros (50 000 euros par an). Il soutient que l'indemnisation du préjudice suppose la prise en compte de la position de Switch sur le segment concerné par les pratiques et non sur le marché pertinent, c'est-à-dire les ventes de voyages de loisirs en ligne, en appliquant cette part sur le volume d'affaires de prestations non ferroviaires détourné par l'Agence VSC s'élevant à 110 millions d'euros grâce à l'envoi des newsletters. Il considère que l'évaluation de ce préjudice immédiat ne suffit pas car cette évaluation opérée sur la base des données existant pendant l'entente, est nécessairement affectée par les effets de l'entente et qu'ainsi, le préjudice de Switch est forcément réduit par la montée en puissance de l'Agence VSC du fait de l'entente. Il ajoute que l'analyse d'un préjudice économique suppose la réalisation d'un scénario contrefactuel, c'est-à-dire la capacité de déterminer quelle aurait été la croissance de Switch et le volume d'affaires si l'entente n'avait pas existé mais que l'expert judiciaire, conscient qu'il se doit d'appliquer cette méthode, prétend l'appliquer mais ne se fonde en réalité que sur les données de marché pendant l'entente alors qu'il convenait d'appliquer la méthode contrefactuelle en intégrant dans le volume d'affaires de Switch le volume d'affaires détourné et en recalculant la croissance de Switch comme l'a fait le cabinet Compass Lexecon dans son évaluation. Il en conclut que le rapport de l'expert judiciaire comporte un vice rédhibitoire et que la cour ne pourra, si elle ne retient pas l'évaluation de Switch, ni celle du tribunal, qu'ordonner un complément d'expertise. Il ajoute que ce manque de référence au scénario contrefactuel se retrouve également quant à la détermination minorée du calcul de la marge de Switch et quant à l'actualisation du préjudice qui se borne à la prise en compte de l'érosion monétaire. En définitive, se référant aux rapports du cabinet Compass Lexecon, il demande :

À titre principal que le préjudice soit estimé à la somme de 8,59 millions d'euros, soit 1,3 % du chiffre d'affaires cumulé réalisé par la société Switch durant la période des pratiques et à titre subsidiaire, la confirmation du jugement qui a retenu la somme de 6,9 millions

Et à titre infiniment subsidiaire, un complément d'expertise.

Ceci étant exposé,

à titre préliminaire, il y a lieu de rappeler que la réparation du préjudice causé par une infraction à l'article 101 du TFUE consiste à placer la partie lésée dans la situation où elle se serait trouvée si l'infraction n'avait pas été commise.

Ensuite, il convient de constater que pour quantifier le préjudice subi, les parties ne contestent pas le recours à la méthode contrefactuelle préconisée par la Commission européenne dans le Guide pratique qu'elle a édité concernant la quantification du préjudice dans les actions en dommages et intérêts fondées sur des infractions à l'article 101 ou 102 du TFUE. S'agissant de la quantification du manque à gagner d'un concurrent, la méthode consiste à comparer les bénéfices qu'il a réalisés pendant la durée de l'infraction sur le marché affecté par celle-ci avec ceux qu'il aurait pu réaliser dans un scénario de référence dit "sans infraction" ou "scénario contrefactuel". La Commission a rappelé que quel que soit la méthode ou la technique choisie, la quantification du manque à gagner pouvait nécessiter l'évaluation de données complexes se rapportant à une situation contrefactuelle hypothétique au regard de laquelle la position réelle du concurrent évincé, doit être appréciée, souvent en envisageant leur évolution future probable. Elle a également précisé, s'agissant de la comparaison dans le temps, que les données sur les revenus et les coûts antérieurs à l'infraction utilisés pour la comparaison, pouvaient être affinées, en tenant compte d'autres éléments susceptibles d'avoir défavorablement influencé les résultats d'une entreprise et non liés à l'infraction ou a contrario, de lui avoir procuré une situation meilleure dans un scénario contrefactuel.

Il convient donc pour évaluer le préjudice subi par la société Switch consistant dans le manque à gagner correspondant à la perte du chiffre d'affaires qu'elle aurait pu réaliser auprès de la clientèle internaute de la SNCF, dont elle a été évincée du fait de la pratique anticoncurrentielle, d'appliquer la méthode contrefactuelle, en retenant, au vu des rapports d'expertise de M. Bergeras incluant ses réponses aux dires des parties, de Mme de Kerviler et du cabinet Compass Lexecon ainsi que des arguments échangés par chacune des parties, les éléments suivants :

La période en cause

Il est constant que dans l'appréciation du dommage à l'économie, le Conseil de la concurrence et la cour d'appel n'ont procédé à aucune distinction sur la période de l'entente qui s'est écoulée entre le début de l'entente fin 2001 (création de l'agence VSC et exploitation du site www.voyages-sncf.com non plus seulement pour assurer l'information sur les trains et la distribution de billets mais également pour une activité d'agence de voyages) et 2009, date de la décision, et qu'ils n'ont notamment pas distingué les périodes concernées par l'envoi des newsletters adressées de manière indifférenciée aux internautes entre 2001 et 2004 puis à leur demande, à partir de 2005, en considérant, qu'après 2004, l'Agence VSC bénéficiait toujours d'un avantage concurrentiel vis-à-vis de ses concurrents qui ne disposaient pas de la faculté de proposer aux clients de l'Agence VSC de recevoir des informations sur leurs produits.

Par ailleurs, la société Switch indique limiter sa demande d'indemnisation sur les exercices 2002 à 2008, alors même que l'entente s'est poursuivie pendant la phase de l'instruction devant le Conseil de la concurrence et qu'elle ne sollicite pas le préjudice rémanent, lequel s'entend du préjudice postérieur à l'entente et correspondant à la persistance dégressive des effets pendant un certain temps.

L'indemnisation du préjudice portera donc sur la période, non contestée, des exercices de 2002 à fin 2008, sans que s'agissant du volume d'affaires à prendre en compte, il y ait lieu, comme le préconise la SNCF, de distinguer les périodes suivant les modalités d'envoi des newsletters. Le jugement entrepris sera donc confirmé sur ce point.

Seul le segment de l'e-tourisme doit être pris en considération pour le calcul de la part de marché de la société Switch

Se référant aux rapports du cabinet Compass Lexecon, le tribunal de commerce a retenu la seule activité d'agence de voyages en ligne de la société Switch.

En revanche et conformément à la position soutenue par la SNCF, l'expert judiciaire a évalué le préjudice sur la base de la part de marché de la société Switch sur l'ensemble du marché des services de voyages prestés pour les voyages de loisirs défini par le Conseil de la concurrence comme étant le marché pertinent. Il a néanmoins, à titre d'information, évalué le préjudice sur le seul segment de l'e-commerce.

Maître Pellegrini soutient que l'expert a confondu l'analyse du marché pertinent et celle du préjudice sur le segment concerné par les pratiques et qu'il y a lieu de mesurer le préjudice sur le segment plus étroit de l'e-tourisme où se sont déroulées les pratiques.

Si, dans le cadre plus général de l'atteinte à l'économie par la pratique anticoncurrentielle, le Conseil de la concurrence a défini le marché pertinent comme étant celui des services d'agences de voyages prestés pour les voyages de loisirs sur le territoire français sans distinguer les différents canaux de distribution (agences en ligne/agences physiques ou call center) au motif qu'ils étaient substituables, il y a lieu dans l'appréciation du préjudice subi par la société Switch, de se référer au segment du marché spécifiquement affecté par la pratique anticoncurrentielle, qui doit donc être restreint aux seules activités réellement impactées par cette pratique, soit celle de vente de prestations de voyages de loisir en ligne.

En effet, l'Agence VSC est une agence de voyage exclusivement en ligne et la société Switch, qui ne dispose que de huit agences en "dur", réalise près de 90 % de son chiffre d'affaires en ligne. En outre, la pratique anticoncurrentielle a visé, notamment par l'envoi de newsletters, à capter des internautes en vue d'un achat de prestations de voyages de loisir en ligne. Enfin, comme l'explique le cabinet Compass Lexecon dans son rapport complémentaire, il s'avère que le client souhaitant acquérir un billet de train sur le site voyages-sncf.com, ne se déplacera dans une agence physique pour acheter un forfait touristique.

C'est donc à tort que l'expert judiciaire a évalué la part de marché de la société Switch sur l'ensemble du marché des agences de voyage de loisirs et non sur le seul segment de l'e-tourisme. La part de 10 % correspondant aux ventes de la société Switch réalisées par l'intermédiaire d'agences en "dur" sera donc écartée, sans qu'il y ait lieu à cet égard de distinguer dans la clientèle qui s'adresse à ces agences physiques, celle qui possède un équipement lui permettant de se connecter à Internet, l'établissement d'une proportionnalité entre le taux de connexion de la population française à Internet et la part de marché détournée de la société Switch ajoutant, selon le pertinent avis de l'expert judiciaire sur ce point, un niveau supplémentaire d'hypothèses et de complexité. Le jugement entrepris sera confirmé de ce chef.

L'ensemble des prestations de voyages de loisir (forfaits séjour) est affecté.

Il a été vu que les prestations de voyages de loisir (forfaits séjour) de l'Agence VSC étaient substituables à celles proposées par la société Switch dans son activité d'agence de voyage de loisir en ligne de sorte qu'il n'y a notamment pas lieu de distinguer, pour la part de marché de la société Switch sur le segment de l'e-tourisme, dans les produits pré-packagés, les destinations à courte, moyenne ou longue distance. En revanche, il convient d'exclure la part d'activité de la vente de croisières en ligne, de la société Switch. Le jugement entrepris sera également confirmé sur ce point.

La prise en compte des volumes d'affaires de la société Switch et de l'Agence VSC pour déterminer la perte de chiffres d'affaires

Comme les premiers juges, puis l'expert judiciaire, l'ont estimé, le chiffre d'affaires de la société Switch est égal à son volume d'affaires, son modèle économique étant basé sur une adéquation entre le volume d'affaires et le chiffre d'affaires. Mme de Kerviler a, du reste, précisé que l'activité de Switch était " quasiment exclusivement une opération de négoce par laquelle elle achète des prestations qu'elle assemble et revend à ses clients" de sorte que pour estimer le gain manqué, il y a lieu de se référer aux volumes d'affaires respectifs de la société Switch et de l'Agence VSC sur le marché de l'e-tourisme (forfaits séjours). Le jugement entrepris sera confirmé en ce qu'il a considéré comme légitime de se référer au volume d'affaires de l'Agence VSC pour estimer la perte de chiffres d'affaires de la société Switch. Le volume d'affaires pour les forfaits séjours de l'Agence VSC a été évalué à partir des données qu'elle a elle-même communiquées, entre 0 et 16 % de son volume d'affaires total entre 2002 et 2008. La cour constate, comme le relève Maître Pellegrini, que la donnée selon laquelle l'Agence VSC n'aurait pas commercialisé de produits sur le segment en cause en 2002, ne peut être vérifiée. Compte tenu de ces éléments, la moyenne retenue à hauteur de 12 % par les premiers juges, est justifiée.

Le calcul de la marge perdue

Pour le calcul de la marge réelle perdue, les premiers juges ont déduit du chiffre d'affaires perdu, les postes de charges 42 (achats de matières premières, achats et charges, salaires, charges sociales et autres...), et les variations des dettes et des créances d'exploitation, en tenant compte de l'impact de l'impôt.

La SNCF conteste la prise en considération des coûts fixes sur les exercices 2001 à 2004 inclus, arguant de la croissance très importante du chiffre d'affaires et des charges d'exploitation sur la même période, qui aurait rendu variables les charges fixes par nature.

Mais d'une part, comme l'expert judiciaire l'a retenu à juste titre, il y a lieu de déduire les charges fixes dès lors qu'elles sont justifiées par les états financiers (2002 à 2003). D'autre part, s'agissant des périodes où la société Switch ne produit pas ses états financiers (2004 à 2008), l'expert judiciaire a retenu l'hypothèse conservatrice de maintien du dernier niveau de charges fixes et effectué une projection sur les charges à coût variable.

Maître Pellegrini considère que la charge des coûts fixes a été sous-estimée, ce qui augmente la marge sur coût variable. Il fait valoir, à raison, que dès lors que les charges d'exploitation totales incluant les charges fixes et les charges à coût variable, sans distinction, sont connues et qu'il peut être constaté que ces charges ont augmenté par rapport à 2003, le maintien des charges fixes à ce niveau, conduit mécaniquement à une augmentation des charges à coût variable correspondant à la différence entre les charges d'exploitation et les charges fixes. Il y a donc lieu conformément au calcul réalisé par Maître Pellegrini de réaliser la projection à partir du pourcentage des charges fixes dans les charges d'exploitation.

Le préjudice immédiat et le préjudice différé

Il existe une perte directe et immédiate de volume d'affaires du fait de la pratique anticoncurrentielle (perte du client capté et donc non atteint par la société Switch) ainsi que, malgré l'absence de données sur le taux de retour annuel de clients et le suivi de clients venus sur recommandation, une perte certaine due à un effet différé, effet que l'expert judiciaire a défini comme "une baisse du volume d'affaires induite par l'absence de fidélisation de la clientèle directement détournée... une fidélisation due à la satisfaction du client mais également par les recommandations faites de "bouche à oreille et sur Internet."

Pour évaluer l'effet différé, l'expert judiciaire a pris en compte "la surperformance" de la société Switch par rapport au marché de l'e-tourisme qu'il a relevée pour les années 2002 et 2003. Il n'a donc rien retenu à ce titre pour les années 2004 à 2008, le taux de croissance du volume d'affaires étant inférieur à celui de l'e-tourisme pour cette période. Or, Maître Pellegrini fait observer à juste raison que cette méthodologie de quantification de l'effet différé retenue par l'expert conduit à retenir les années correspondant au début de l'entente, à un moment où la société Switch avait encore la possibilité de "surperformer" et à exclure la prise en compte de cet effet à partir de 2004, année où en raison de l'entente, la croissance de la société Switch s'est réduite, et que de surcroît, il n'a pas appliqué la méthode contrefactuelle en ne proposant pas de scénario contrefactuel.

En revanche, c'est à juste titre que l'expert judiciaire a estimé que l'effet différé recalculé par la société Switch à partir de calculs mathématiques complexes, conduisait à des effets cumulatifs dépassant le montant du préjudice direct en ce que selon ce calcul, chaque vente perdue du fait de la pratique génère au moins une vente perdue pour toutes les années futures. Il y a donc lieu d'approuver la décision des premiers juges qui ont réduit une partie du montant de l'effet différé.

Les problèmes structurels et conjoncturels importants

La SNCF soutient que comme le préconise la Commission, pour évaluer le préjudice, il y a lieu de prendre en considération les problèmes structurels et conjoncturels que connaissait la société Switch, comme relevé par le rapport Abergel (déposé dans le cadre du contentieux initié par Maître Pellegrini à l'encontre des dirigeants de la société Switch). Il en conclut que cette absence de prise en compte est de nature à invalider l'ensemble des calculs et in fine l'évaluation du préjudice présentée par Maître Pellegrini.

Toutefois, comme le fait observer Maître Pellegrini, le préjudice dont la réparation est demandée, réside exclusivement dans le manque à gagner résultant de l'impossibilité dans laquelle s'est trouvée la société Switch de proposer ses services à la clientèle de la SNCF qui a été captée par l'Agence VSC du fait de la pratique anticoncurrentielle de sorte que les problèmes invoqués par la SNCF ne sont aucunement susceptibles d'avoir pu influer sur ce manque à gagner, et partant ils ne peuvent en diminuer le montant. Il n'y a donc pas lieu, à l'instar des premiers juges, d'en tenir compte.

L'actualisation du préjudice

Il est constant que comme l'a rappelé la Cour de justice, le droit à réparation couvre non seulement le dommage réel et le manque à gagner mais aussi le paiement des intérêts. La Cour de justice a précisé que la réparation intégrale doit inclure la compensation des effets négatifs résultant de l'écoulement du temps depuis la survenance du préjudice causé par l'infraction, à savoir l'érosion monétaire, mais également la perte de chance subie par la partie lésée du fait de l'indisponibilité du capital.

Les premiers juges ont admis la valorisation au 30 novembre 2011 de la somme arrêtée au 31 décembre 2008, suivant le taux de capitalisation moyen dans le secteur du tourisme proposée par Maître Pellegrini.

L'expert judiciaire a pris en compte le seul taux légal de l'intérêt destiné à compenser la perte de valeur liée au temps passé sur la base d'une absence de prise de risque. Maître Pellegrini considère que ce faisant, il n'a pris en compte que l'érosion monétaire sans prendre en considération le coût du capital, ce qui ne correspond pas aux modalités d'actualisation d'un préjudice économique. La SNCF ne fait valoir aucune observation à cet égard.

Etant rappelé que le propre de la responsabilité civile est d'assurer la réparation intégrale du dommage actuel et certain de la victime sans perte ni profit, la cour constate que le taux retenu par les premiers juges est pertinent et le mieux adapté de sorte que le jugement entrepris sera également confirmé sur ce point.

Il ressort de l'ensemble de ces éléments que c'est à juste titre que les premiers juges se basant sur les calculs du cabinet Compass Lexecon, ont évalué le préjudice subi par la société Switch du fait de la pratique anticoncurrentielle de la SNCF à la somme de 6,9 millions d'euros au paiement de laquelle ils ont condamné la SNCF. Le jugement entrepris sera donc confirmé en toutes ses dispositions et Maître Pellegrini sera débouté du surplus non justifié de sa demande en dommages et intérêts.

Sur les autres demandes

La SNCF qui succombe, supportera la charges des dépens et de première instance et d'appel en ce compris le coût de l'expertise judiciaire et sera condamnée à verser la somme complémentaire de 60 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.

Par ces motifs : LA COUR, statuant par arrêt contradictoire, publiquement par mise à disposition au greffe, Déboute la Société Nationale des Chemins de Fers Français nouvellement dénommée SNCF Mobilités de sa demande en annulation du jugement, Confirme le jugement entrepris en toutes ses dispositions, Et y ajoutant, Déboute les parties de leurs demandes plus amples ou contraires, Condamne la Société Nationale des Chemins de Fers Français nouvellement dénommée SNCF Mobilités aux dépens de l'appel, en ce compris le coût de l'expertise judiciaire, Autorise Maître Nathalie Lesénéchal, avocat, à recouvrer les dépens dans les conditions de l'article 699 du Code de procédure civile, Condamne la Société Nationale des Chemins de Fers Français nouvellement dénommée SNCF Mobilités à verser à Maître Pellegrini ès qualités de liquidateur de la société Switch la somme de 60 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.