CA Paris, Pôle 5 ch. 11, 3 février 2017, n° 15-00539
PARIS
Arrêt
Infirmation partielle
PARTIES
Demandeur :
Bruno Pravin (SARL)
Défendeur :
Congrès et Expositions de Bordeaux (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Birolleau
Conseillers :
Mme Lis Schaal, M. Thomas
Avocats :
Mes Boccon Gibod, Louvel, Pejout-Chavanon, Tosi
Faits et procédure
La société Bruno Pravin SARL, négociant en vins, notamment de Bourgogne, a participé pendant 17 ans comme exposant au salon bordelais Conforexpo qui se tient traditionnellement au mois de novembre.
Arguant de la nouvelle organisation du salon en quatre manifestations thématiques, la société Congrès et Expositions de Bordeaux SAS (CEB), gérante du salon, a informé la société Bruno Pravin, en mars 2013, que son activité ne correspondait plus à la nouvelle nomenclature et que sa demande de participation au salon ne serait pas retenue.
Par courrier du 2 décembre 2013, la société Bruno Pravin a mis en demeure la société Congrès et Expositions de Bordeaux SAS de réparer le préjudice causé par cette décision et, en l'absence de réponse favorable, a fait délivrer assignation le 20 février 2014 devant le Tribunal de commerce de Bordeaux pour rupture brutale de la relation commerciale établie.
Par jugement rendu le 17 décembre 2014, le Tribunal de commerce de Bordeaux :
- a débouté la société Bruno Pravin SARL de ses demandes ;
- l'a condamnée à payer à la société Congrès et Expositions de Bordeaux SAS la somme de 2 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ainsi qu'aux dépens.
Le tribunal a considéré que le renouvellement année par année des contrats de participation au bénéfice de la société Bruno Pravin a établi une relation commerciale au sens de l'article L. 442-6-I 5° du Code de commerce, que le préavis accordé laissait à la société Bruno Pravin un temps suffisant pour postuler à d'autres salons dans la période devenue libre, n'a pas qualifié de brutale la rupture de la relation commerciale et a débouté la SARL Bruno Pravin de ses demandes de dommages et intérêts pour rupture brutale de la relation commerciale établie et de réparation du préjudice d'image.
La SARL Bruno Pravin a régulièrement interjeté appel de cette décision.
Prétentions des parties
La société Bruno Pravin, par conclusions signifiées le 28 septembre 2016, demande à la cour de :
- confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a :
* constaté le caractère établi de la relation commerciale entre Bruno Pravin SARL et Congrès et Expositions de Bordeaux SAS, ce pendant dix-sept années consécutives ;
* constaté que le point de départ du délai de préavis doit être fixé à la lettre du 25 mars 2013 ;
* constaté que Congrès et Expositions de Bordeaux SAS est seule responsable dans la rupture de la relation commerciale établie ;
* constaté que les commandes de vins de Bruno Pravin SARL doivent s'effectuer plus d'un an avant la tenue du Salon Conforexpo ;
- l'infirmer en ce qu'il a :
* considéré que la rupture de relation commerciale établie à l'initiative de Congrès et Expositions de Bordeaux SAS ne présente pas le caractère de brutalité justifiant l'application de l'article L. 442-6 I 5° du Code de commerce ;
* débouté Bruno Pravin SARL de sa demande de dommages et intérêts pour rupture brutale de la relation commerciale établie ;
* débouté Bruno Pravin SARL de sa demande de dommages et intérêts au titre du préjudice d'image ;
* condamné Bruno Pravin SARL à verser à Congres et Exositions de Bordeaux SAS la somme de 2 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ainsi qu'aux dépens ;
Statuant à nouveau,
- condamner la société Congrès et Expositions de Bordeaux SAS à verser à la société Bruno Pravin SARL la somme de 21 700 euros de dommages et intérêts au titre de la perte de marge brute du fait de la rupture brutale de relation commerciale établie ;
- condamner la société Congrès et Expositions de Bordeaux SAS à verser à la société Bruno Pravin SARL la somme de 10 000 euros de dommages et intérêts au titre du préjudice d'image du fait de la rupture brutale de relation commerciale établie ;
- assortir la condamnation à intervenir des intérêts au taux légal ;
- ordonner la capitalisation des intérêts échus dans les conditions de l'article 1154 du Code civil, dans sa rédaction applicable à la cause ;
- condamner la société Congrès et Expositions de Bordeaux SAS à verser à la société Bruno Pravin SARL la somme de 6 000 euros en application de l'article 700 du Code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens.
Elle fait en premier lieu valoir que, chaque année, dans le cadre du salon Conforexpo, CEB fournissait aux exposants diverses prestations de services contre le paiement de droits de participation, que CEB a validé sa participation au salon Conforexpo chaque année pendant dix-sept ans, et que, même si rien ne garantissait la présence de Bruno Pravin à l'édition suivante du salon, sa participation à cette manifestation durant dix-sept années consécutives suffit à démontrer la régularité, le caractère significatif et la stabilité de la relation commerciale.
Elle indique en deuxième lieu que la durée du préavis octroyée par CEB est insuffisante compte tenu de leurs relations, qu'avoir été prévenue seulement huit mois avant la tenue du salon annuel Conforexpo qu'elle ne pourrait y participer, après dix-sept années de relations établies et suivies, constitue une rupture brutale ne lui permettant pas de participer une dernière fois à l'édition et de réorganiser sa politique commerciale. Elle ajoute que le caractère imprévisible, soudain et violent de la rupture est d'autant plus avéré qu'un événement tel que le Salon Conforexpo nécessite d'importants préparatifs en terme de logistique et que la décision de modifier l'organisation des salons n'a pu être pris par CEB seulement quelques mois avant la tenue annuelle de la manifestation. Elle précise que seul un préavis d'une durée minimum d'un an, eu égard à l'antériorité de la relation et au caractère uniquement annuel de l'événement, aurait dû lui être accordé. Elle souligne que, si les premiers juges ont parfaitement établi le point de départ du délai de préavis au 25 mars 2013, et ont tenu compte de la spécificité du secteur vinicole s'agissant de la politique d'achat et de stock, ils n'en ont pas tiré les conséquences sur la durée du préavis qui aurait dû :
- être donné suffisamment tôt, c'est à dire antérieurement à ses commandes pour le salon Conforexpo ou
- être suffisant dans sa durée, c'est-à-dire comprendre à minima une dernière édition du salon Conforexpo pour lui permettre de commercialiser lesdites commandes auprès de sa clientèle.
Elle indique que la rupture de la relation commerciale établie à l'initiative de la SAS CEB présente un caractère de brutalité justifiant l'application de l'article L. 442 6 I 5° du Code de commerce. Elle ajoute à ce sujet que l'importance économique du salon Conforexpo pour son activité excluant la mise en place d'une solution de remplacement nécessitait un délai de préavis de douze mois.
La SARL Bruno Pravin indique en troisième lieu que le non-respect d'un délai de préavis de douze mois lui a causé un préjudice constitué par :
- une perte de marge brute qu'elle pouvait escompter de sa participation à l'édition 2013 du salon Conforexpo, cette perte de marge pouvant être chiffrée à 21 700 euros ;
- un préjudice d'image, image qui revêt une importance particulière dans le secteur vinicole.
La SAS Congrès et Expositions de Bordeaux, par conclusions du 7 octobre 2016, demande de :
- confirmer en toutes ses dispositions le jugement entrepris ;
Y ajoutant,
- condamner la société Bruno Pravin au paiement d'une somme de 7 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ;
- la condamner aux entiers dépens.
Elle indique en premier lieu que pour qu'une succession de contrats ponctuels soit qualifiée de relation commerciale établie, celle-ci ne doit pas être empreinte d'aléa. Or, chaque contrat de participation au salon Conforexpo était conclu pour une seule édition, soit pour une durée de 10 jours. Elle ajoute qu'aucune disposition contractuelle ne pouvait laisser penser à la société Bruno Pravin d'un droit à son admission à l'édition suivante de la manifestation, alors que le contrat stipulait très expressément le contraire. Elle conclut en indiquant que le fait que la société Bruno Pravin ait participé au salon Conforexpo durant dix-sept années consécutives ne signifie pas pour autant qu'elle était assurée de voir sa participation reconduite aux éditions suivantes, de sorte que, si la relation bénéficiait effectivement d'une certaine ancienneté, elle ne présentait pas pour autant un caractère établi.
La SAS CEB soutient en deuxième lieu, au sujet de la brutalité de la rupture de la relation commerciale, que l'argument unique dont se prévaut la SARL Bruno Pravin réside dans un arrêt rendu par la cour d'appel de Versailles le 12 juin 2008, que l'appelante ne démontre en aucun cas que les huit mois de préavis accordés seraient insuffisants, que l'appréciation du caractère raisonnable ou non d'un préavis se fait en analysant divers éléments tels que :
- la situation de dépendance économique de la victime ;
- la part du chiffre d'affaires réalisé dans le cadre de cette relation ;
- la durée nécessaire à une éventuelle réorganisation ;
- l'existence ou non de solutions alternatives.
Dès lors, la SAS CEB indique qu'il ne suffit pas de se borner à comparer les durées de relations et de préavis pour en déduire le caractère brutal d'une rupture et qu'une même durée de relation peut donner lieu à une multitude de préavis différents. Elle soutient ainsi que la société Bruno Pravin ne justifie en aucun cas du caractère insuffisant du préavis accordé et qu'il n'est pas démontré qu'un délai de préavis de huit mois est insuffisant pour permettre à la SARL Bruno Pravin de se réorganiser.
Elle ajoute que Bruno Pravin n'a subi aucune perte de marge puisque, préavis de 12 mois ou non, elle n'aurait pu participer à une quelconque édition de Conforexpo en novembre 2013 en raison de la suppression dudit salon, que le salon Conforexpo a été remplacé par quatre salons thématiques ayant chacun une identité propre et que toute activité de vin et restauration a été purement et simplement supprimée. Elle fait également valoir que ses orientations stratégiques sur les salons ont été présentées au comité de direction le 21 février 2013 et la refonte de la manifestation a été validée par son conseil d'administration le 25 février suivant. Ainsi, les exposants ne pouvaient donc être matériellement informés avant le mois de mars 2013 puisqu'il lui était impossible d'anticiper d'avantage le non-renouvellement de l'adhésion de certains exposants et de respecter un préavis supérieur à huit mois. Elle en infère que le caractère brutal de la rupture de la relation commerciale n'est pas démontré.
Elle soutient enfin que le préjudice invoqué par Bruno Pravin n'est pas établi car l'unique pièce comptable produite est une attestation de son expert-comptable basée uniquement sur des données communiquées par la société elle-même et dénuée de tout caractère probant ; elle indique qu'en tout état de cause, cette attestation n'établit en rien une quelconque perte de chiffre d'affaires ou de marge due à la non-participation de Bruno Pravin au salon Conforexpo, que cette dernière ne démontre pas en quoi le fait d'avoir été informée en mars 2013 de sa non-participation au salon aurait concrètement désorganisé son activité commerciale et lui aurait causé un préjudice.
Sur ce
Considérant que l'article L. 442-6 I 5° du Code de commerce dispose que " engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou artisan : 5°) de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels " ; que l'application de ces dispositions suppose l'existence d'une relation commerciale, qui s'entend d'échanges commerciaux conclus directement entre les parties, revêtant un caractère suivi, stable et habituel laissant raisonnablement anticiper pour l'avenir une certaine pérennité dans la continuité du flux d'affaires entre les partenaires commerciaux ; qu'en outre, la rupture doit être brutale, soit sans préavis écrit soit d'une durée insuffisante eu égard à la durée de la relation commerciale ou aux usages du commerce, ne permettant pas à la partie qui soutient en avoir été la victime de pouvoir réorganiser sa politique commerciale et de retrouver un partenaire commercial équivalent ;
Sur le caractère établi des relations commerciales
Considérant qu'en l'espèce, il n'est pas contesté que les parties entretenaient une relation commerciale depuis 17 ans ; que la société Congres et Exposition de Bordeaux, qui ne conteste pas cette durée, soutient qu'il s'agissait d'une relation commerciale non établie, empreinte d'aléa au motif que le contrat de participation au salon Conforexpo était conclu pour une seule édition d'une durée de 10 jours et qu'aucune disposition contractuelle ne pouvait laisser penser à la société Bruno Pravin que son admission à l'édition suivante du salon était acquise ;
Mais considérant que la qualification de relation commerciale établie au sens de l'article L. 442-6 I 5° du Code de commerce n'est pas conditionnée par l'existence d'un échange permanent et continu entre les parties ; qu'une succession régulière de contrats distincts peut être suffisante pour caractériser une relation commerciale établie ; que tel est le cas en l'espèce dès lors que la reconduction systématique, pendant 17 ans, du droit d'entrée de Bruno Pravin au salon Conforexpo laissait présager une pérennité dans son admission à la manifestation ; qu'il convient en conséquence de confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a retenu la qualification de relation commerciale établie au sens de l'article L. 442-6 I 5° ;
Sur la brutalité de la rupture
Considérant qu'il est établi que la société Congres et Exposition de Bordeaux a informé, par courrier du 25 mars 2013, la société Bruno Pravin qu'en raison d'une nouvelle organisation en quatre salons thématiques (Maison, Sport, Loisirs créatifs, Véhicules), l'activité de la société Bruno Pravin ne correspondait plus à la nouvelle nomenclature et que sa participation au salon de novembre 2013 ne pouvait pas être retenue ; que, par ce courrier, CEB indique : " Il apparaît que la nature de vos activités ne vous rend pas éligible aux critères que nous avons définis et par conséquent, nous ne pourrons pas reconduire votre participation à notre prochaine édition. Afin de vous permettre de donner une nouvelle orientation à votre activité, nous vous informons, dès aujourd'hui, de cette situation, conscients de l'importance qu'elle revêt pour votre entreprise. " ;
Considérant que cette lettre est constitutive d'une notification de rupture de la relation commerciale existant entre les parties ; que, la notification du 25 mars 2013 précédant de huit mois le salon Conforexpo prévu en novembre 2013, CEB a appliqué un préavis de cette même durée ;
Considérant que la durée du préavis de rupture doit être appréciée en fonction :
- d'une part, de l'ancienneté des relations commerciales, nouées entre les parties depuis 17 ans ;
- d'autre part, de l'annualité de l'événement ;
- enfin, du caractère particulier du produit en cause - le vin - qui nécessite, de la part de l'exposant, une anticipation dans la constitution de son stock destiné au salon ; qu'il n'est, à cet égard, pas contesté qu'ainsi que l'indique Bruno Pravin, pour le salon Conforexpo de novembre 2013, les négociants en vins étaient obligés de passer leurs commandes en mai ou juin 2012, soit un an et demi avant la tenue de la manifestation ;
Qu'au vu de ces éléments, il doit être retenu que la société CEB aurait dû notifier à la société Bruno Pravin son intention de rompre la relation commerciale en respectant un préavis d'une année ; qu'en conséquence, la cour dira qu'un délai de préavis de douze mois était nécessaire, que la rupture a été brutale au sens de l'article L. 442-6 I 5° et infirmera en ce sens le jugement entrepris ;
Sur le préjudice
Considérant qu'il résulte de l'article L. 442-6 I 5° que seuls sont indemnisables les préjudices découlant de la brutalité de la rupture et non de la rupture elle-même ;
Considérant qu'en l'espèce, le préjudice qui doit être indemnisé est le préjudice réel subi par la société Bruno Pravin du fait du caractère brutal de la rupture calculé en fonction de la perte de marge bénéficiaire que cette dernière pouvait escompter retirer de sa participation à une nouvelle édition du salon en novembre 2013 ; qu'il résulte des pièces communiquées par la société Bruno Pravin (attestation de l'expert-comptable en date du 28 mars 2014 - pièce Bruno Pravin n° 7) que la marge brute moyenne réalisée, dans le cadre de cette manifestation - la mention " Foire de Bordeaux " sur l'attestation de l'expert-comptable recouvrant en réalité la présence de Bruno Pravin à Conforexpo, CEB n'opposant aucun élément à l'affirmation de l'appelante selon laquelle elle ne participait pas à la Foire internationale de Bordeaux - sur les trois dernières années était de 21 700 euros ;
Qu'il y a donc lieu de condamner la société CEB à payer à la société Bruno Pravin la somme de 21 700 euros à titre de dommages et intérêts au titre de la perte de marge brute du fait de la rupture brutale des relations commerciales établies, avec intérêts au taux légal à compter de la signification du présent arrêt ; qu'il convient de faire droit à la demande de capitalisation des intérêts échus en application de l'article 1154 du Code civil, dans sa rédaction applicable à la cause ;
Considérant qu'en revanche, la société Bruno Pravin n'établit pas que le préjudice d'image dont elle fait état est en lien direct avec la brutalité de la rupture et non avec la rupture elle-même, qu'en conséquence, il convient de confirmer le jugement entrepris qui l'a déboutée de ce chef de demande;
Considérant que l'équité impose de condamner la société CEB à payer à la société Bruno Pravin la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ;
Par ces motifs, LA COUR statuant publiquement et contradictoirement, confirme le jugement entrepris sur le caractère établi des relations commerciales et sur le rejet de la demande au titre de la perte d'image, l'infirme pour le surplus, statuant à nouveau, dit que la rupture a été brutale au sens de l'article L. 442-6 I 5° du Code de commerce, condamne la société Congrès et Expositions de Bordeaux à payer à la société Bruno Pravin la somme de 21 700 euros à titre de dommages et intérêts, avec intérêts au taux légal à compter de la signification du présent arrêt, ordonne la capitalisation des intérêts échus dans les conditions de l'article 1154 du Code civil, dans sa rédaction applicable à la cause, condamne la société Congrès et Expositions de Bordeaux à payer à la société Bruno Pravin la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile, la condamne aux entiers dépens qui seront recouvrés conformément à l'article 699 du Code de procédure civile.