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Décisions

CA Besançon, 1re ch. civ. et com., 7 février 2017, n° 16-00276

BESANÇON

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Pole C (SAS)

Défendeur :

AICC (SARL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Mazarin

Conseillers :

Mme Uguen Laithier, M. Marcel

Avocats :

Mes Braillard, Henriet

T. com. Besançon, du 16 déc. 2015

16 décembre 2015

Faits et prétentions des parties

M. Yvan Zitzer, salarié depuis le 9 novembre 2009 en qualité de technico-commercial et responsable technique d'usine de la Sarl AICC, spécialisée dans la découpe et le pliage laser dans le domaine de la construction mécanique, métallique et plasturgie, a bénéficié d'une rupture conventionnelle de son contrat de travail, qui a pris effet le 4 avril 2012, et a créé en octobre 2012 la SAS Pôle C exerçant une activité similaire.

S'estimant victime de concurrence déloyale, la Sarl AICC a obtenu l'autorisation du président du tribunal de commerce de Besançon le 5 mai 2014 de mandater un huissier de justice afin de constater les actes de concurrence déloyale puis a fait assigner la SAS Pôle C devant ce même tribunal de commerce, suivant acte délivré le 30 octobre 2014, aux fins d'obtenir sa condamnation à l'indemniser de son préjudice à hauteur de la somme de 300 000 euros en réparation de sa perte de chiffre d'affaire, de son manque à gagner et du débauchage de salariés.

Par jugement du 16 décembre 2015 le tribunal de commerce de Besançon, retenant comme établis les griefs de détournement de fichiers, débauchage de salariés et confusion, a, sous le bénéfice de l'exécution provisoire :

- condamné la Sas Pôle C à payer à la Sarl AICC la somme de 20 000 euros en réparation du préjudice subi,

- ordonné la publication du jugement dans l'Est Républicain édition Doubs dans un délai de huit jours à compter de sa signification,

- débouté les parties de leurs plus amples demandes,

- condamné la Sas Pôle C à payer à la Sarl AICC la somme de 1 000 euros au titre des frais irrépétibles ainsi qu'aux dépens.

Suivant déclaration enregistrée au greffe de la Cour le 5 février 2016, la Sas Pôle C a relevé appel de cette décision et, aux termes de ses dernières écritures déposées le 4 mai 2016, elle conclut à son

infirmation et demande à la Cour de débouter la Sarl AICC de ses entières prétentions, à défaut de démonstration d'actes de concurrence déloyale à son détriment, d'une faute et d'un préjudice indemnisable, et de la condamner à lui verser une indemnité de 3 000 euros en vertu de l'article 700 du Code de procédure civile et aux dépens.

Par dernières écritures déposées le 4 mai 2016, la Sarl AICC, formant appel incident, demande à la Cour de :

- confirmer le jugement déféré en ce qu'il a reconnu l'existence d'actes de concurrence déloyale imputables à la Sas Pôle C,

- ordonner la publication du jugement (sic) à intervenir au frais de la Sas Pôle C,

- l'infirmant pour le surplus, condamner la Sas Pôle C à lui payer la somme de 300 000 euros en réparation de son préjudice né de la perte de chiffre d'affaire, du débauchage de salariés et du manque à gagner,

- condamner la Sas Pôle C à lui verser une indemnité de 10 000 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile ainsi qu'aux dépens de première instance et d'appel.

Pour l'exposé complet des moyens des parties, la Cour se réfère aux dernières conclusions susvisées de celles-ci, conformément aux dispositions de l'article 455 du Code de procédure civile.

La clôture de l'instruction de l'affaire a été prononcée par ordonnance du 7 juillet 2016.

Motifs de la décision

* Sur les actes de concurrence déloyale

Attendu que Mr Yvan Zitzer a été salarié, en vertu d'un contrat de travail du 9 novembre 2009, en qualité de technico-commercial et responsable technique d'usine, au sein de la Sarl AICC laquelle est spécialisée dans la découpe et le pliage laser dans le domaine de la construction mécanique, métallique et de la plasturgie ; qu'après avoir bénéficié d'une rupture conventionnelle de son contrat de travail, qui a pris effet le 4 avril 2012, il a constitué le 15 octobre 2012 la Sas Pôle C, dont il est le président, et dont l'objet social est "découpe laser et parachèvement" ;

Attendu que le principe de liberté du commerce et de l'industrie autorise toute personne privée à accéder au marché de son choix et à y exercer l'activité économique choisie pour conquérir une clientèle, quand bien même cette dernière serait déjà exploitée par un concurrent ; que l'action en concurrence déloyale, fondée sur les articles 1382 et 1383 du Code civil, a précisément vocation à être mise en œuvre pour sanctionner un comportement qui n'entrerait pas dans la règle ci-dessus rappelée, en raison d'actes illicites, à charge pour celui qui s'en prévaut de faire la démonstration des actes fautifs de son concurrent et d'un lien de causalité entre ceux-ci et le préjudice qu'il invoque ;

Attendu que la Sarl AICC soutient, au visa de l'article 1382 du Code civil, que la Sas Pôle C, doit répondre de sa responsabilité délictuelle à raison de la concurrence déloyale qu'elle pratique à son détriment et déplore à ce titre des actes de dénigrement, la confusion dans l'esprit de sa clientèle compte tenu de la ressemblance des devis établis par les deux sociétés, le débauchage de deux de ses salariés à la faveur d'une rémunération plus élevée qui a provoqué une désorganisation de son entreprise, et le détournement des fichiers "clients" et "articles" avec leur prix unitaire, de nature à caractériser le parasitisme ;

1/ Sur le dénigrement :

Attendu que le dénigrement consiste en la matière en la divulgation d'une information ou en des allégations ou critiques malveillantes portées à l'encontre d'un concurrent dans le but de le discréditer auprès de ses clients, fournisseurs ou autres partenaires et d'influer ainsi sur leur liberté de choix et donc sur la libre concurrence ; qu'il doit par conséquent nécessairement avoir un caractère public en direction de cette clientèle potentielle du concurrent visé ;

Attendu que la Sarl AICC se fonde sur trois attestations émanant de ses propres salariés pour soutenir que la Sas Pôle C se serait livrée à un dénigrement à son préjudice ; qu'au-delà du lien de subordination des auteurs de ces attestations à l'égard de l'intimée, de nature à influer sur leur neutralité, il résulte en tout état de cause de la lecture de ces trois témoignages qu'aucun propos dénigrant n'est imputé à la Sas Pôle C et à son dirigeant en exercice ;

Que pour le surplus les premiers juges ont à bon escient considéré que le seul fait pour l'appelante d'avoir déclaré que la Sarl AICC livrait tout au plus un produit ébauché à ses clients alors qu'elle indiquait être pour sa part en mesure de livrer à sa clientèle un produit fini ou semi-fini à la faveur d'une prestation plus globale, ne saurait consister en un propos dénigrant, ce d'autant moins qu'il n'est pas en l'occurrence démontré ni allégué qu'il aurait été adressé à une clientèle potentielle de la Sarl AICC, et qu'il est au contraire inhérent aux présents débats ; que ce faisant la Sas Pôle C n'affirme aucunement que sa concurrente n'est pas à même de répondre à l'attente de ses clients mais simplement que l'offre de service n'est pas exactement la même que ce qu'elle propose ;

Qu'il s'ensuit que le grief de dénigrement n'est pas établi à l'encontre de la Sas Pôle C ;

2/ Sur la confusion :

Attendu qu'il est admis que la possibilité offerte à tout agent économique de reproduire les biens non protégés ou les signes distinctifs d'un concurrent ou de s'en inspirer, devient déloyale et par conséquent illicite lorsque cette reproduction ou cette imitation est de nature à engendrer un risque de confusion dans l'esprit de la clientèle sur l'origine du produit ;

Que la Sarl AICC soutient ici qu'il suffirait de comparer ses devis et ceux utilisés par l'appelante pour se convaincre de la confusion sciemment entretenue par la Sas Pôle C ; que si la comparaison des devis de la Sas Pôle C et de la Sarl AICC produit par cette dernière en pièces n° 7 et 8 permet d'observer qu'ils sont effectivement très similaires, ce que l'intimée explique par la possession du même logiciel par les deux entreprises, il ne peut être sérieusement soutenu que l'apparence similaire de devis entre deux concurrents est de nature à créer auprès du public une confusion au détriment de l'une ou l'autre, ce d'autant que les logos de chaque entreprise apparaissant en en-tête sont très différents, dès lors que la présentation de devis ne constitue pas à elle seule un élément distinctif de l'entreprise concurrente ;

Qu'en outre, il ne résulte pas des pièces communiquées que la Sas Pôle C aurait repris les anciens locaux de la Sarl AICC puisque celle-ci a occupé un local au adresse [...] que la Sas Pôle C a son siège et exerce son activité au n° adresse [...];

Attendu que c'est donc à tort que les premiers juges ont retenu une faute à l'encontre de la Sas Pôle C à ce titre ;

3/ Sur la désorganisation de l'entreprise par le débauchage :

Attendu que la Sarl AICC fait encore grief à la Sas Pôle C d'avoir débauché deux de ses anciens salariés, Mrs Jérémy Maraux et Edrisse Samad ; qu'il n'est pas contesté que ces deux anciens salariés, respectivement technicien laser et opérateur laser, ont quitté la Sarl AICC pour être engagés au sein de la Sas Pôle C ;

Attendu que le débauchage fautif, qui consiste, par des manœuvres déloyales, à inciter des salariés à quitter un employeur pour venir travailler chez un autre, n'est pas présumé ; que la Sarl AICC n'apporte en la cause la démonstration d'aucune manœuvre de cette nature imputable à la Sas Pôle C qui aurait incité les deux salariés susvisés à délaisser la première pour la seconde ;

Qu'il doit être rappelé que la liberté du travail, qui a valeur constitutionnelle, permet à un salarié de choisir librement son employeur et d'en changer le cas échéant, y compris s'il s'agit d'une entreprise concurrente, sous réserve du respect de ses obligations contractuelles de loyauté et de non concurrence ; qu'à cet égard, la Cour observe que le contrat de travail de Mr Jérémy Maraux ne lui imposait aucune obligation de non concurrence postérieurement à la rupture de son contrat de travail et qu'il n'est pas démontré ni même allégué qu'il en allait différemment pour Mr Edrisse Samad, lequel a expliqué sa décision dans son courrier de démission par une mauvaise ambiance au sein de l'entreprise ;

Que cette même liberté implique également celle pour l'employeur d'embaucher qui bon lui semble sous les réserves précitées ;

Attendu que le témoignage des trois salariés de l'intimée, dont la neutralité est sujette à caution en raison du lien de subordination, ne sont pas de nature à apporter cette preuve ; que si Mr Patrick Guyon déclare qu'avant son départ de l'entreprise Mr Edrisse Samad "annonçait à ses collègues son intention d'aller travailler chez Pôle C, que Pôle C allait construire de nouveaux bâtiments, investir dans une nouvelle machine, etc." ce fait ainsi relaté n'induit aucunement que la société concurrente aurait elle-même fautivement agi ; qu'il en est de même du témoignage de Mr Nicolas Badot lorsqu'il indique que Mr Edrisse Samad "diffusait des informations sur Pôle C au personnel d'AICC comme "Pôle C cherche des opérateurs à embaucher", dès lors qu'il n'est pas démontré que cette initiative de la part d'un individu, alors encore salarié de la Sarl AICC, intervenait sur instruction de la Sas Pôle C qu'enfin si Mr Vincent Begin relate avoir entendu un message téléphonique de Mr Yvan Zitzer sur le téléphone de Mr Edrisse Samad lui proposant en CDI un poste de chef d'atelier, rien ne permet d'affirmer que ce message résultait d'une démarche spontanée de son auteur en vue d'un débauchage actif et non pas d'une réponse à une démarche faite par le salarié lui-même ;

Attendu que surabondamment, l'appelante fait observer pertinemment que rien n'indique dans les pièces adverses que le débauchage de deux des onze salariés que comptait alors l'entreprise, qui n'y occupaient pas au demeurant des postes clés, et ce à douze mois d'intervalle, aurait pu désorganiser sensiblement cette dernière, ce d'autant que Mr Nicolas Badot précise qu'il a lui-même remplacé M. Jérémy Maraux au poste de programmeur trois mois seulement après son départ et que Mr Edrisse Samad n'a pas même été remplacé ;

Qu'il résulte de ce qui précède qu'aucune manœuvre déloyale de débauchage n'est établie à l'encontre de la Sas Pôle C, qui a embauché deux salariés libres de tout engagement à l'égard de l'intimée ;

4/ Sur le parasitisme :

Attendu que le parasitisme économique, qui constitue une forme de concurrence déloyale, consiste en un comportement par lequel un acteur économique s'immisce dans le sillage d'un autre afin de tirer profit de son savoir-faire, de sa notoriété ou des efforts accomplis par celui-ci sans avoir à débourser quoi que ce soit ;

Que pour étayer son grief de parasitisme, la Sarl AICC affirme que la Sas Pôle C détenait informatiquement le fichier AICC avec le prix unitaire de chaque pièce ainsi que son fichier clients ;

Attendu qu'en l'espèce, s'il résulte de la mesure de constat autorisée par ordonnance du 5 mai 2014 et réalisée le 10 juillet 2014 par le ministère de Maître Dupuis, huissier de justice à Besançon, et M. Bertrand Astruc, expert en informatique, que certains documents et notamment des courriels comportaient le mot "AICC" ont été découvert dans l'un des supports informatiques de la Sas Pôle C, il ressort de ce document et de ses annexes, que le concurrent de la Sas Pôle C y est souvent évoqué par les clients sollicitant parallèlement les deux sociétés afin d'obtenir un devis ou confrontant les prix de l'une et de l'autre, ou comme co-destinataire desdits courriels ; qu'il y apparaît également que les plans de pièces AICC trouvés dans le poste informatique de la Sas Pôle C sont précisément des pièces jointes transmises par ces clients ;

Que si le constat a par ailleurs établi que le listing des pièces de la Sarl AICC figurait au nombre des documents découverts et consultés, l'appelante admettant à cet égard qu'il aurait été conservé par erreur par son dirigeant, ancien salarié de l'entreprise AICC, la seule présence de ce document entre les mains de l'appelante, sans démonstration d'un usage malveillant à son profit, ne peut suffire à caractériser un acte de parasitisme, ce d'autant qu'un tel document est par nature rapidement périmé quant à sa teneur et au prix des pièces concernées ;

Qu'il en est de même de la liste des clients, étant observé que Mr Yvan Zitzer travaillait dans le domaine de la découpe laser avant même d'être employé par la Sarl AICC du 9 novembre 2009 au 4 avril 2012, et qu'un de ses anciens employeurs atteste en la cause qu'en tant que salarié de la Sas Artoll Concept, l'intéressé était déjà en contact avec les entreprises clientes des laseristes sur le périmètre des régions Est de la France et notamment la Franche-Comté, et avec les fournisseurs tels que Burdin Bossert, Arcelor Mittal, MCB, HIC ACIERS ;

Qu'il n'est d'ailleurs pas davantage proscrit à l'ancien salarié d'utiliser les connaissances accumulées au cours de ses précédentes fonctions pour les mettre à profit dans son nouvel emploi, et notamment la connaissance qu'il a nécessairement des coordonnées de ses anciens clients ;

Attendu enfin que le détournement illicite de clientèle ne peut résulter du seul fait que des clients se reportent sur la société nouvellement créée en raison de la compétence de son gérant, d'un lien de confiance tissé antérieurement avec celui-ci ou de prix plus attractifs, en l'absence de manœuvres déloyales clairement imputables à l'entreprise concurrente reposant sur une volonté délibérée de capter une partie de la clientèle ;

Attendu qu'il résulte en conséquence des développements qui précèdent que la Sarl AICC échoue dans l'administration de la preuve d'une concurrence déloyale pratiquée par la Sas Pôle C à son détriment ; qu'il s'ensuit que sa demande d'indemnisation du préjudice invoqué à ce titre sera rejetée ainsi que ses prétentions subséquentes ;

Attendu que le jugement déféré qui a retenu l'existence d'une telle concurrence déloyale et d'un parasitisme et a accueilli, au demeurant très partiellement, la demande d'indemnisation de la Sarl AICC à hauteur de la somme de 20 000 euros sera infirmé de ces chefs ;

* Sur les demandes accessoires :

Attendu que la Sarl AICC qui succombe au principal devant la Cour sera condamnée à supporter les frais irrépétibles de première instance et d'appel exposés par la Sas Pôle C à hauteur de la somme de 2 500 euros ; que pour les mêmes motifs elle sera condamnée aux dépens de première instance et d'appel, les dispositions accessoires du jugement entrepris étant infirmées ;

Par ces motifs, LA COUR, Statuant contradictoirement, après débats en audience publique et en avoir délibéré conformément à la loi, Infirme le jugement rendu le 16 décembre 2015 par le tribunal de commerce de Besançon en toutes ses dispositions, Statuant à nouveau, Déboute la Sarl AICC de ses entières prétentions en l'absence de preuve d'actes constitutifs d'une concurrence déloyale imputables à la Sas Pôle C., Condamne la Sarl AICC à payer à la Sas Pôle C la somme de deux mille cinq cents euros (2 500 euros) en application de l'article 700 du Code de procédure civile, Condamne la Sarl AICC aux dépens de première instance et d'appel.