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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 5, 23 mars 2017, n° 15-00408

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Les Mille et Une Feuilles (SAS)

Défendeur :

Cérélia (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Dabosville

Conseillers :

Mmes Schaller, du Besset

Avocats :

Mes Coudert, Azoulay, Guizard, Toulouse

T. com. Paris, du 15 déc. 2014

15 décembre 2014

Faits et procédure

La SAS Les Mille et Une Feuilles (ci-après " Mille et Une Feuilles ") est une entreprise spécialisée dans la fabrication de feuilles alimentaires de brick et de pâtes à filo.

La société Cérélia, anciennement dénommée Eurodough, filiale du groupe Sara Lee, a pour activité la commercialisation de pâtes ménagères réfrigérées, notamment dans la grande distribution et les magasins Cora.

Elles ont conclu le 15 décembre 2009 un contrat d'approvisionnement de feuilles de brick et pâtes à filo pour une durée de 5 ans.

La collaboration entre les parties s'est déroulée normalement jusqu'à un pic de réclamations de clients relatives à des moisissures, intervenu en 2011. Puis, le contrat a été résilié le 30 novembre 2012 par Cérélia sans préavis, aux motifs de nombreux manquements graves, des clients s'étant plaints de la qualité des produits (paquets comportant moins de feuilles de brick, présence de moisissures, de déjections de souris, de larves, d'ongles) et de problèmes de conformité des produits avec les normes européennes, notamment en ce qui concerne les taux de conservateurs.

Entre-temps, Sara Lee a vendu sa filiale Eurodough à un fonds d'investissement qui a lui-même acquis une société spécialisée dans la fabrication de pâtes ménagères, concurrente de Mille et Une Feuilles. Mille et Une Feuilles estime que la rupture du contrat a été pensée et voulue suite à cette acquisition.

Mille et Une Feuilles a assigné Eurodough/Cérélia pour résiliation abusive le 28 février 2013, devant le Tribunal de commerce de Paris.

Par jugement en date du 15 décembre 2014, le Tribunal de commerce de Paris a :

- Débouté la société Les Mille et Une Feuille de l'ensemble de ses demandes.

- Débouté les parties de leurs demandes plus amples ou autres.

- Condamné la société Les Mille et Une Feuille à payer à la SAS Cérélia anciennement dénommée SAS Eurodough la somme de 10 000 euros au titre de l'article 700 du CPC.

- Ordonné d'office l'exécution provisoire.

- Condamné la société Les Mille et Une Feuilles qui succombait aux dépens dont ceux à recouvrer par le greffe, liquidés à la somme de 82,44 euros dont 13,52 euros de TVA.

Vu l'appel interjeté par la société Les Mille et Une Feuilles contre cette décision,

Vu les dernières conclusions signifiées par la société Les Mille et Une Feuilles, par lesquelles il est demandé à la Cour de :

- Déclarer la société Les Mille et Une Feuilles recevable et bien fondée en ses demandes ;

- Dire et juger que la société Eurodough a commis une faute contractuelle au préjudice de la société Les Mille et Une Feuilles ;

- Condamner la société Eurodough à payer à la société Les Mille et Une Feuilles la somme de 3 290 706 euros en réparation du préjudice résultant de la perte de marge ;

- Condamner la société Eurodough à payer à la société Les Mille et Une Feuilles la somme de 82 139,60 euros en réparation du préjudice résultant des licenciements économiques ;

- Condamner la société Eurodough à payer à la société Les Mille et Une Feuilles la somme de 50 000 euros en réparation du préjudice d'image ;

- Condamner la société Eurodough à publier le jugement rendu par le tribunal de céans en page d'accueil des sites www.sagard.com et www.eurodough.com, durant deux mois ainsi que dans la version papier du quotidien Les Echos, La Tribune et Le Figaro ; dans le mois suivant le jugement.

- Condamner la société Eurodough à payer à la société Les Mille et Une Feuilles la somme de 20 000 euros en réparation du préjudice résultant de la désorganisation des approvisionnements et des rapports avec la clientèle ;

- Condamner la société Eurodough à payer à la société Les Mille et Une Feuilles la somme de 333 000 euros en réparation du préjudice résultant du transfert de technologie au concurrent direct de la société Les Mille et Une Feuilles ;

- Condamner la société Eurodough à verser à la société Les Mille et Une Feuilles la somme de 12 000 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens ;

- Assortir la décision à intervenir de l'exécution provisoire.

Vu les dernières conclusions signifiées par Cérélia le 9 février 2016, par lesquelles il est demandé à la cour de :

A titre principal,

- Constater que la société Les Mille et Une Feuilles a, de manière grave et répétée, manqué à ses obligations contractuelles en fournissant des produits contenant des conservateurs au-delà des doses réglementaires autorisées et présentant des problèmes de qualité majeurs ;

- Dire et juger que c'est à bon droit que la société Cérélia (anciennement dénommée Eurodough) a résilié le contrat d'approvisionnement conclu avec la société Les Mille et Une Feuilles le 15 décembre 2009 pour faute, de manière anticipée ;

- Confirmer, en toutes ses dispositions, la décision du Tribunal de commerce de Paris du 15 décembre 2014 ;

- Débouter la société Les Mille et Une Feuilles de son appel ;

A titre subsidiaire,

- Constater que les demandes indemnitaires de la société Les Mille et Une Feuilles relatives au manque à gagner, aux licenciements, aux prétendus préjudice d'image, désorganisation de l'entreprise et transfert de technologie sont sans fondement ni justification ;

En conséquence,

- Débouter la société Les Mille et Une Feuilles de ses demandes d'indemnisation au regard de ces différents chefs de préjudices ;

- Constater qu'en tout état de cause, le préjudice de la société Les Mille et Une Feuilles ne peut correspondre à une perte de marge brute calculée sur des chiffres prévisionnels mais uniquement sur une perte de marge brute sur coûts variables calculée sur les volumes réels ;

En toute hypothèse,

- Condamner la société Les Mille et Une Feuilles au paiement de la somme de 10 000 euros à la société Cérélia sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile au titre de la procédure d'appel outre la confirmation du jugement du Tribunal de commerce de Paris sur l'indemnité de 12 000 euros allouée à Cérélia sur le fondement de ce texte en première instance ;

- Condamner la société Les Mille et Une Feuilles aux entiers dépens.

Mille et Une Feuilles soutient que la rupture a été brutale, que Cérélia s'était engagée contractuellement pour une durée déterminée de 5 ans, qu'aucun préavis n'a été respecté, que la faute grave n'est pas constituée, qu'en effet la gravité doit être suffisante et que la simple inexécution contractuelle ne suffit pas à justifier une rupture unilatérale, qu'en réalité, Cérélia avait décidé de se séparer de Mille et Une Feuilles en raison du rachat, par Sara Lee, de son concurrent alsacien, que le motif allégué de moisissures dans les pâtes n'était plus d'actualité au moment de la rupture, la société Les Mille et Une Feuilles ayant remédié à ce problème qui avait été très ponctuel en 2011 et avait été définitivement réglé, ayant donné lieu à une indemnisation au bénéfice de la société Eurodough, que de même le motif de la perte de certification IFS n'était pas sérieux puisqu'après l'avoir perdue en janvier 2012, Mille et Une Feuilles a obtenu une nouvelle certification IFS le 16 mai 2012 avec un score de 94,16 %, que le courrier de résiliation du 12 avril 2012 n'était donc plus d'actualité, que de même la société Eurodough était revenue sur la résiliation avec préavis de six mois, ayant décidé de poursuivre sa relation contractuelle avec Mille et Une Feuilles, qu'il n'y a plus eu aucune réclamation ni rappel à l'ordre, que l'analyse pratiquée en septembre 2012 est conforme au regard des taux de conservateurs, que le seuil de tolérance du taux d'acide proprionique et sorbique était connu d'Eurodough et n'a jamais été dépassé, que la société Eurodough n'a jamais sollicité le retrait de la vente des produits fabriqués par Mille et Une Feuilles, qu'il n'y a plus eu aucune réclamation des consommateurs en 2012, au-delà du nombre de 12 PPM, Mille et Une Feuilles ayant également résolu le problème lié aux quantités de feuilles de brick, que les motifs invoqués ne sont en réalité que des prétextes, qu'en conséquence, lors de la rupture du 30 novembre 2012, la faute grave n'était pas établie.

Mille et Une Feuilles estime qu'en réalité, Eurodough a violé son obligation de loyauté à son égard, qu'elle n'a pas honoré les volumes de commandes auxquels elle s'était engagée et pour lesquels Mille et Une Feuilles avait fait des investissements considérables, qu'en raison du rapprochement entre Eurodough et la société APM, la société Sara Lee a décidé de se séparer de Mille et Une Feuilles à moindres frais, qu'elle a agi de mauvaise foi en invoquant des prétextes fallacieux pour travestir la réalité, et répondre à une logique de groupe. Elle sollicite l'indemnisation du préjudice subi en raison de la perte de marge, des licenciements économiques qu'elle a été contrainte de prononcer et du préjudice d'image, de désorganisation et de transfert de technologie.

La société Cérélia indique en réponse que Mille et Une Feuilles a manqué à ses obligations contractuelles dès le début de la relation commerciale (emballages non conformes, problèmes de quantités de feuilles de brick dans les paquets, pâtes sèches cassantes ou inutilisables, moisissures dans les produits), que l'indemnisation qui s'en est suivie était loin de compenser l'atteinte importante à l'image de marque de Cérélia, que malgré ces incidents, Cérélia n'a pas résilié le contrat et a souhaité accompagner son fournisseur dans un plan de progrès, que suite à cette " crise des moisissures ", Cérélia a cependant renforcé les contrôles sur la qualité des produits de son fournisseur, que suite à un audit réalisé les 29 et 30 novembre 2011, Mille et Une Feuilles a perdu son accréditation IFS Food (norme pour la sécurité des aliments, reconnue par les distributeurs au niveau international), qu'il a été relevé que le taux d'acide sorbique dans les feuilles de brick produites par Mille et Une Feuilles était supérieur à la limite autorisée par la réglementation, et même bien au-delà du seuil de tolérance de +/- 10 %, que le non-respect de cette réglementation est sanctionné pénalement et fait courir un risque et un préjudice d'image à la société Cérélia, que Cérélia a adressé le 12 avril 2012 à Mille et Une Feuilles une lettre de résiliation sous réserve de régularisation de l'accréditation IFS dans les 30 jours, que Cérélia et Mille et Une Feuilles se sont rencontrées le 19 avril 2012 pour faire le point sur les raisons poussant Cérélia à envisager la fin de la relation contractuelle, que Cérélia a proposé un préavis de 6 mois et un plan de reconversion afin d'aider Mille et Une Feuilles à se repositionner, que le 16 mai 2012, Mille et Une Feuilles a informé Cérélia qu'elle avait de nouveau obtenu l'accréditation IFS, que toutefois, à compter de juin 2012 s'est ajoutée une recrudescence des plaintes des consommateurs, que Cérélia a donc décidé de mettre un terme, avec effet immédiat, au contrat par lettre recommandée en date du 30 novembre 2012, que cette rupture sans préavis est justifiée pour fautes graves et répétées, tant sur le fondement de l'article 1184 du Code civil que de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce allégué pour la première fois en appel, que la théorie du complot invoquée par Mille et Une Feuilles est totalement fausse, qu'elle a elle-même subi une grave désorganisation de l'approvisionnement et du système de distribution des feuilles de brick et pâtes à filo à l'approche des fêtes de fin d'année.

A titre subsidiaire, la société Cérélia considère que le préjudice allégué sur la base de la perte de marge brute est considérablement surévalué et elle s'oppose à toute indemnisation sur les autres chefs demandés.

LA COUR renvoie, pour un plus ample exposé des faits et prétentions des parties, à la décision déférée et aux écritures susvisées, par application des dispositions de l'article 455 du Code de procédure civile.

Sur ce, LA COUR,

Considérant qu'aux termes de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce, "engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers :

5) de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels (...) Les dispositions qui précèdent ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure " ;

Qu'il est constant que l'inexécution qui peut être invoquée doit être suffisamment grave pour justifier la rupture sans préavis ;

Qu'en vertu de l'article 1184 du Code civil, la clause résolutoire est toujours sous-entendue dans les contrats synallagmatiques, pour le cas où l'une des deux parties ne satisfait point à son engagement ;

Considérant qu'en l'espèce, outre la perte, par Mille et Une Feuilles, jusqu'au 16 mai 2012, de son accréditation " IFS Food ", norme reconnue au niveau international pour la sécurité des aliments, constituant à elle seule une inexécution des obligations mises à sa charge rendant impossible la poursuite du contrat, à tout le moins pour la durée où cette accréditation a été retirée, il résulte des éléments du dossier que les manquements reprochés à Mille et Une Feuilles par lettre du 30 novembre 2012 sont suffisamment graves pour justifier une rupture sans préavis des relations commerciales entre les parties ;

Qu'en effet, ainsi que l'ont relevé à juste titre les premiers juges dont il y a lieu d'adopter les motifs, qui ont repris un par un les griefs évoqués par Cérélia dans son courrier du 30 novembre 2012, dont une partie avait déjà fait l'objet du courrier de résiliation du 12 avril 2012, ceux-ci sont suffisamment graves et répétés pour justifier une rupture sans préavis du contrat liant les parties ;

Que Mille et Une Feuilles soutient a tort avoir respecté les obligations qui lui incombaient tant au regard de la qualité des produits qu'elle a livrés, alors que des moisissures ont été trouvées par de nombreux clients sur les feuilles de brick livrées, tant en 2011 où le problème a été majeur, qu'en 2012, où le problème a été moindre, tout en ayant fait l'objet de nouvelles réclamations de clients, qu'au regard de son défaut provisoire d'accréditation IFS et de ses obligations réglementaires sur les taux de conservateurs admissibles souvent dépassés ;

Que les réclamations des clients portant sur les moisissures, mais aussi sur d'autres défauts tels que la sécheresse des feuilles de brick ou le nombre de feuilles par boîte inférieur au nombre indiqué sur l'emballage sont documentées par des mails, des courriers, et des tableaux contractuels retraçant l'évolution du nombre de réclamations par année ;

Que s'il y a eu un pic de réclamations en 2011, celles-ci ont également augmenté en 2012 avant la rupture, atteignant un taux jugé trop élevé - plus de 30,4 plaintes par million d'unités (ppm) en octobre 2012 alors que l'objectif était de maintenir ce nombre en dessous de celui de 12 ppm constaté fin 2011 ;

Qu'en ce qui concerne le taux de conservateurs dans les produits dont le non-respect avait été à l'origine du retrait de l'accréditation IFS, il résulte des pièces versées aux débats et notamment des analyses effectuées par le laboratoire d'analyses alimentaires Larebron de mai à octobre 2012 à la demande de Cérélia que les produits analysés présentaient un taux de conservateurs dans des proportions anormales ;

Que Mille et Une Feuilles ayant contesté ces résultats, elle a fait procéder à d'autres analyses selon une autre méthode par la société Eurofins qui conclut à un taux conforme en juin 2012, puis à des taux élevés, mais dans la fourchette de tolérance en août, début octobre et novembre, mais avec un taux dépassant le taux autorisé le 15 octobre 2012 et a procédé à des test d'auto-contrôle ayant mis en lumière un taux d'humidité plus élevé ;

Qu'il résulte des échanges de mails en date du 4 octobre 2012 qu'un désaccord existe entre les parties sur l'exigence relative aux taux de conservateurs ;

Que toutefois, les parties sont liées par des normes réglementaires liées à la sécurité alimentaire qu'elles ne peuvent écarter conventionnellement ;

Qu'en outre, elles sont liées par un contrat qui a fixé un cahier des charges imposant un respect de la charte qualité ;

Que c'est dès lors à juste titre que par deux fois la société Cérélia a notifié à la société Les Mille et Une Feuilles la violation de ses obligations au regard de ces exigences et qu'elle a considéré que l'absence de régularisation, pour la deuxième fois, constituait un motif grave justifiant la rupture immédiate du contrat, après lui avoir déjà accordé un préavis de six mois ;

Que la décision des premiers juges devra par conséquent être confirmée en toutes ses dispositions ;

Que Mille et Une Feuilles succombant, il y a lieu d'allouer à la société Cérélia une indemnisation complémentaire au titre de l'article 700 du Code de procédure civile en cause d'appel, et la condamner aux dépens ;

Par ces motifs, Statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort, Confirme le jugement déféré en toutes ses dispositions. Y ajoutant, Condamne la société Les Mille et Une Feuilles à payer à la société Cérélia la somme de 5000 euros en application de l'article 700 du Code de procédure civile. Condamne la société Les Mille et Une Feuilles aux dépens qui seront recouvrés conformément à l'article 699 du Code de procédure civile.