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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 5, 23 mars 2017, n° 15-19284

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Mars Films (SAS)

Défendeur :

Filmor Num (SARL) , Bauland (ès qual.)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Dabosville

Conseillers :

Mmes Schaller, du Besset

Avocats :

Mes Guizard, Goulesque Monaux, Regnier

T. com. Paris, 13e ch., du 21 sept. 2015

21 septembre 2015

FAITS ET PROCÉDURE :

La société Mars Films est un important producteur et distributeur cinématographique.

La société Filmor est spécialisée dans la distribution et l'exploitation de toutes œuvres cinématographiques.

Selon acte sous seing privé du 24 septembre 2007 intitulé " contrat de distribution physique ", la société Mars Films a confié à la société Filmor une prestation de distribution en salles " pour l'ensemble de ses films ".

La société Filmor Num, créée en 2011 par le dirigeant de Filmor, M. Jacques Kraemer, est une société spécialisée dans la commercialisation et la distribution de films en salles sous format numérique.

Le 1er avril 2011, la société Filmor a vendu à la société Filmor Num sa branche d'activité de distribution de films sur supports numériques ; le 16 novembre 2013, elle lui a cédé son fonds de commerce.

Dès janvier 2011, la société Filmor Num s'est vue confier par la société Mars Films la distribution de films sur supports numériques, mais aussi argentiques.

En dernier lieu, le 14 décembre 2014, elle a ainsi assuré pour elle la distribution du film " La famille Bélier ".

Début 2015, les relations des sociétés Mars Films et Filmor Num se sont dégradées.

S'estimant victime depuis le 1er janvier 2015 d'une rupture brutale de relation commerciale établie, le 18 mars 2015, sur autorisation du président du Tribunal de commerce de Paris, la société Filmor Num a fait assigner à bref délai en responsabilité la société Mars Films.

Une procédure de redressement judiciaire a été ouverte à l'encontre de la société Filmor Num par jugement du Tribunal de commerce de Lyon du 28 juillet 2015 (avec une date de cessation de paiements fixée au 30 juin 2015), lequel a ensuite, selon jugement du 20 juillet 2016, prononcé sa liquidation judiciaire, Maître Jean-Philippe X, étant désigné liquidateur.

Par jugement du 21 septembre 2015, assorti de l'exécution provisoire, le Tribunal de commerce de Paris a :

- constaté l'existence d'une relation économique stable et établie entre les parties depuis novembre 2007 ;

- condamné la société Mars Films à payer à la société Filmor Num la somme de 131 326,80 euros au titre de la rupture brutale de la relation commerciale entretenue par les parties ;

- condamné la société Mars Films à payer à la société Filmor Num la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ;

- débouté les parties de leurs demandes plus amples ou contraires et condamné la société Mars Films aux dépens.

Vu les appels interjetés à l'encontre de cette décision le 29 septembre 2015 par la société Mars Films et le 5 octobre 2015 par la société Filmor Num ;

Vu les dernières conclusions de la société Mars Films signifiées le 9 décembre 2016, par lesquelles il est demandé à la cour de :

Vu l'article L. 442-6 du Code de commerce,

A titre principal,

- Constater qu'aucune cessation de relations brutale et fautive ne peut être imputée à la société Mars Films ;

- En conséquence, infirmer le jugement en ce qu'il est entré en voie de condamnation à l'encontre de la société Mars Films ;

Et, statuant à nouveau :

- Débouter la société Filmor Num, prise en la personne de son liquidateur judiciaire Me Jean-Philippe X, de l'intégralité de ses demandes ;

A titre subsidiaire,

- Si, par impossible, la cour devait confirmer le jugement en ce qu'il a retenu une faute de la société Mars Films :

- Constater que ni la réalité, ni l'étendue du préjudice invoqué au titre de la prétendue rupture des relations ne sont démontrées ;

- En conséquence, infirmer le jugement en ce qu'il a alloué une somme de 131 326,80 euros à la société Filmor Num au titre de la rupture brutale ;

Et, statuant à nouveau :

- Rejeter toute demande d'indemnisation de la société Filmor Num, prise en la personne de son liquidateur judiciaire Me Jean-Philippe X ou, à tout le moins, réduire les sommes allouées à de plus justes proportions ;

En tout état de cause :

- Condamner Me Jean-Philippe X, ès qualité de liquidateur judiciaire de la société Filmor Num, à verser à la société Mars Films la somme de 10 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile et les condamner aux entiers dépens de première instance et d'appel avec distraction en application de l'article 699 du Code de procédure civile.

Vu les dernières conclusions signifiées le 5 décembre 2016 de Maître Jean-Philippe X, intervenu volontairement à l'instance ès-qualités de liquidateur judiciaire de la société Filmor Num, par lesquelles il est demandé à la cour de :

- Prendre acte de l'intervention volontaire de Maître Jean-Philippe X, liquidateur judiciaire de la société Filmor Num ;

- Confirmer le jugement en ce qu'il a constaté l'existence d'une relation économique stable et l'existence d'une rupture des relations commerciales ;

- L'infirmer pour le surplus et, statuant à nouveau :

- Condamner la société Mars Films au paiement des sommes de :

* a minima 262 252 euros et à tout le moins 656 634 euros correspondant à la moyenne annuelle des chiffres d'affaires, au titre de la rupture brutale des relations commerciales ;

* 350 000 euros, au titre du préjudice financier ;

* 100 000 euros, à titre de préjudice moral ;

* 150 000 euros, au titre du préjudice lié à l'image ;

* 5 000 euros, au titre de l'article 700 du Code de procédure civile, outre aux dépens.

L'ordonnance de clôture est intervenue le 15 décembre 2016.

Motifs :

Sur la rupture de la relation commerciale :

L'article L. 442-6-I-5° du Code de commerce dispose qu'engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers, de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels. (...) A défaut de tels accords, des arrêtés du ministre chargé de l'Economie peuvent, pour chaque catégorie de produits, fixer, en tenant compte des usages du commerce, un délai minimum de préavis et encadrer les conditions de rupture des relations commerciales, notamment en fonction de leur durée. Les dispositions qui précèdent ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure. (...)

La relation commerciale, pour être établie au sens de ces dispositions, doit présenter un caractère suivi, stable et habituel. Le critère de la stabilité s'entend de la stabilité prévisible, de sorte que la victime de la rupture devait pouvoir raisonnablement anticiper pour l'avenir une certaine continuité du flux d'affaires avec son partenaire commercial.

En l'espèce, c'est à bon droit que les juges consulaires ont estimé qu'avait existé une relation commerciale établie entre les parties dès septembre 2007, en ce que la société Filmor Num a repris entre 2011 et 2013 l'activité de distribution de la société Filmor, lui rachetant d'abord sa branche numérique, puis tout son fonds de commerce, ces deux sociétés ayant d'ailleurs le même créateur et dirigeant, M. Jacques Kraemer, de sorte que Filmor Num a poursuivi la relation initiée avec Mars Films par Filmor, peu important que cette dernière ait pu parallèlement continuer à contracter jusqu'à octobre 2013 avec Mars Films.

Concernant l'appréciation de l'existence et de l'imputabilité de la rupture, il convient de relever que c'est à bon droit que la société Mars Films soutient qu'elle avait régulièrement adressé à la société Film Num des reproches quant à la qualité de ses prestations et des rappels à l'ordre, lui faisant en substance grief de retards et de ratés dans la livraison des supports numériques (KDM) aux exploitants et de devoir toujours la seconder au lieu de pouvoir se reposer sur elle. Ceci résulte en effet de façon patente des échanges de mails entre les parties entre décembre 2012 et décembre 2014, avec en particulier dès le 18 décembre 2012, le message suivant de Mars Films : " Nous vivons sans cesse dans l'angoisse que telle ou telle salle ne soit pas livrée à temps (la semaine dernière plus d'une trentaine de salles étaient en panique et nous ont contactés pour obtenir les précieux sésames) ", ce, même si des félicitations ponctuelles ont pu également être adressées, comme le 27 janvier 2014 " ce fut un très bon boulot " pour le film " 12 years a slave ", ces compliments soulignant toutefois l'absence de problèmes, ce qui est significatif de leur caractère exceptionnel, la société Mars Films indiquant en outre sans être démentie par les pièces du dossier qu'après ses remontrances, la situation s'améliorait un temps, puis redevenait problématique.

Il est observé que nonobstant ces dysfonctionnements récurrents, la société Mars Films n'excipe, ni ne justifie pour autant avoir notifié à la société Filmor Num que ses manquements justifiaient une résiliation sans préavis, faisant bien au contraire valoir qu'elle a été patiente avec elle et cherché à maintenir leurs relations.

Par ailleurs, alors que la société Filmor Num bénéficiait d'une exclusivité de fait quant à la distribution des films de la société Mars Films, il s'avère que celle-ci a effectivement eu recours à une date non clairement précisée, courant 2014, à un autre prestataire externe de distribution, la société Ymagis, ce qu'elle ne conteste d'ailleurs pas expressément faisant valoir qu'elle en avait le droit faute d'être tenue à une exclusivité, ce qui est exact pour les supports numériques dont la distribution n'était pas régie par un contrat écrit.

Ce changement au moins partiel de prestataire qui aurait été notifié par un appel téléphonique entre les dirigeants des parties du 26 décembre 2014, est en toutes hypothèses attesté par un mail explicite du 8 janvier 2015 d'une des propres salariés de Mars Films, Mme Séverine Vaquez, qui le déplore à titre personnel, indiquant notamment : " je suis déçue de savoir qu'à l'avenir nous travaillerons beaucoup moins souvent ensemble. J'espère que tout se passera bien pour vous tous par la suite et avoir toujours de vos nouvelles ".

En outre, il n'est pas allégué, ni établi que Mars Film ait informé Filmor Num de ce changement de prestataire par écrit. Le courriel d'un salarié de Filmor Num à Mme Séverine Vaquez le 28 novembre 2014 est à cet égard révélateur : " (...) je m'inquiète un peu d'un bruit qui court chez nous. Il semblerait qu'un distributeur que nous gérons doit partir sous peu à la concurrence. Est-ce vous Mars ? ". De même, il est démontré qu'au moins trois exploitants de cinémas n'étaient pas au courant de ce changement de distributeur, ayant chacun demandé courant février 2015 des copies de films précis à Filmor Num, ne sachant pas que c'était Ymagis qui s'en occupait.

C'est en conséquence à bon droit, au vu de ces éléments et des autres données du dossier repris par les premiers juges, que ces derniers ont estimé que la société Films Mars était bien à l'origine de la rupture à effet au 1er janvier 2015 et que cette rupture était brutale, en l'absence de préavis écrit.

Toutefois, il apparaît qu'il s'agissait seulement d'une rupture partielle, dès lors que le dernier nouveau film confié à Filmor Num (" La famille Bélier ") datait du 17 décembre 2014, qu'il n'est pas contesté que cette dernière gérait encore une centaine de films de Mars Films au 1er janvier 2015, que le chiffre d'affaires s'est poursuivi entre les parties en janvier et février 2015, la comparaison entre le chiffre d'affaires alors réalisé et celui, annuel, des années précédentes n'étant pas totalement pertinente, eu égard à la différence de périodes, et compte tenu de ce que le 16 février 2015, Mars Films a, en quelque sorte, laissé une dernière chance à Filmor Num de s'améliorer, lui rappelant ses carences répétitives passées, lui proposant et lui demandant de distribuer deux films (" La véritable histoire de Robin des Bois " et " Nos femmes ") dans des conditions irréprochables, précisant in fine : " Nous ne pouvons maintenir des relations sans un service exemplaire, c'est la raison pour laquelle nous nous (sic) souhaitons en reparler avec vous suite à la sortie de ces deux films ".

Il importe peu à cet égard que cette proposition soit postérieure chronologiquement au courrier du conseil de Filmor Num du 13 février 2015 actant une rupture brutale. En outre, il est soutenu à juste titre par Mars Films que " ces conditions de fiabilité ", au demeurant parfaitement normales, n'étaient nullement " nouvellement imposées " par elle, s'agissant d'un ultime rappel à l'ordre faisant suite à une série d'avertissements, ainsi que rappelé ci-dessus.

Il s'en déduit que Filmor Num doit assumer le choix qu'elle a effectué en déclinant la proposition de Mars Films de distribuer ces deux derniers films et ne peut en déduire que la rupture dont elle a été victime a été totale. Aucun élément ne prouve en effet que malgré les incidents dans la distribution, compte tenu de l'ancienneté et de la cordialité manifeste des relations entre les parties, et du fait au surplus que Mars Films bénéficiait d'un moratoire pour s'acquitter de ses factures à l'égard de Filmor Num, que la première entendait évincer totalement la seconde et non continuer à avoir recours à ses services, sous la condition logique qu'ils soient satisfaisants, parallèlement à ceux d'Ymagis.

En conséquence, il s'avère que s'agissant d'une rupture partielle de relation commerciale, un préavis de trois mois aurait été raisonnablement nécessaire et suffisant pour ôter toute brutalité à la rupture et permettre à Filmor Num de se réorganiser.

Concernant le préjudice consécutif à la brutalité de la rupture, il est admis que celui-ci peut être évalué en considération de la marge brute escomptée durant la période d'insuffisance du préavis.

A cet égard, la société Mars Films ne démontre pas le caractère inadapté ou erroné du chiffre d'affaires moyen de référence et du taux de marge brute de 40 % retenus par le tribunal de commerce qui seront donc entérinés. Par suite, une indemnité de (656 634 euros : 12 mois) x 3 mois x 40 % = 65 663,40 euros sera fixée au profit de la société Filmor Num au titre des trois mois de préavis manquants et ainsi de la rupture brutale, le jugement étant infirmé sur ce point. La société Filmor ne justifie pas être redevable à ce titre d'une somme supplémentaire de 656 634 euros.

Sur les autres préjudices :

La société Filmor Num demande la somme de 350 000 euros, au titre du préjudice financier qu'elle aurait subi en raison des retards de paiement générés par le moratoire mis en place avec Mars Film et des frais financiers. Le jugement entrepris sera confirmé en ce qu'il l'a déboutée de cette demande, dès lors qu'elle a consenti au moratoire en cause et qu'elle ne justifie pas d'un préjudice distinct de celui déjà réparé par les intérêts moratoires de sa créance, ainsi que de l'imputabilité des frais financiers subis à Mars Films.

La société Filmor Num réclame les sommes de 100 000 et de 150 000 euros, au titre respectivement de son préjudice moral et de son préjudice lié à l'image. Le jugement entrepris sera confirmé en ce qu'il l'a déboutée de ces prétentions, faute de justification de tels préjudices et en particulier d'un retentissement de la rupture dans le milieu professionnel commun des parties et étant rappelé qu'une indemnité est d'ores et déjà allouée au titre de la brutalité de la rupture.

Le jugement entrepris sera confirmé sur la charge des dépens et l'indemnité octroyée au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.

La société Mars Films supportera également les dépens de l'appel ; en revanche, l'équité commande de ne pas allouer à la société Filmor Num de somme supplémentaire en application de l'article 700 précité.

Par ces motifs : Statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort, Déclare recevable l'intervention volontaire de Maître Jean-Philippe X , ès-qualités de liquidateur judiciaire de la société Filmor Num ; Confirme le jugement entrepris excepté en ce qu'il a condamné la société Mars Films à payer à la société Filmor Num la somme de 131 326,80 euros au titre de la rupture brutale de la relation commerciale entretenue par les parties ; Statuant de nouveau sur le point réformé, Fixe à 65 663,40 euros la somme due par la société Mars Films à la société Filmor Num à titre de dommages intérêts en réparation de la brutalité de la rupture ; Rejette toutes autres demandes ; Condamne la société Mars Films aux dépens.