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Décisions

CA Aix-en-Provence, 1re ch. C, 16 mars 2017, n° 16-01839

AIX-EN-PROVENCE

Arrêt

PARTIES

Défendeur :

Mutualité Sociale Agricole Provence Azur , Linddana (SA) , Topdanmark Forsikring (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Kerraudren

Conseillers :

Mmes Demont, Leroy-Gissinger

TGI Grasse, du 27 janv. 2016

27 janvier 2016

Exposé du litige

M. B., qui avait acquis auprès de la société Versace motoculture, pour sa société d'élagage, une machine à broyer de marque TP160 fabriquée par la société danoise Linddana, a été grièvement blessé par cette machine le 20 décembre 2012, son bras ayant été happé par la machine.

Une ordonnance de référé du 12 mars 2014 a désigné un expert technique afin de déterminer les causes de l'accident. Cet expert, M. D., a déposé son rapport le 31 mars 2015. Un expert médical, le docteur Cataliotti V.-Del G., a réalisé une expertise médicale le 7 avril 2015.

Un arrêt de la présente cour d'appel du 21 avril 2016 a étendu les opérations d'expertise à la société Versace Motoculture. L'expert a repris ses opérations d'expertise et a déposé un prérapport le 31 janvier 2017.

Le 5 août 2015, M. B. a assigné devant le juge des référés du Tribunal de grande instance de Grasse la société Linddana et la société Topdanmark Forsinkring, son assureur. Le 21 septembre 2015, il a assigné devant le même juge ces mêmes sociétés ainsi que la MSA Provence Azur aux fins de voir condamner les deux sociétés à lui verser une indemnité provisionnelle de 100 000 euros à valoir sur la réparation de son préjudice sur le fondement de l'article 809 du Code de procédure civile.

Après jonction de ces deux instances, le juge des référés, par ordonnance du 27 janvier 2016, a dit n'y avoir lieu à référé et a renvoyé M. B. à se pourvoir ainsi qu'il avisera et a laissé les dépens de l'instance à la charge de ce dernier.

Le juge a retenu qu'il existait des contestations sérieuses relatives aux causes mêmes de l'accident dont les circonstances précises sont contestées par les défendeurs et au fait que la machine était conforme aux normes en vigueur.

Par déclaration du 2 février 2016, M. B. a formé un appel général contre cette décision.

Par ses dernières conclusions du 3 février 2017, M. B. demande l'infirmation de l'ordonnance, la condamnation in solidum des sociétés intimées à lui verser une provision de 100 000 euros et à lui payer la somme de 5 000 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile.

Par leurs dernières conclusions du 3 février 2017, les sociétés Linddana et Topdanmark Forsikring concluent à la confirmation pure et simple de l'ordonnance et à la condamnation de M. B. à leur verser la somme de 5 000 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile et à supporter les dépens, avec application des dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile. A titre infiniment subsidiaire, elles concluent à la réduction de la provision allouée à de plus justes proportions et à la consignation, par M. B., d'une garantie.

Les sociétés intimées formulent diverses critiques à l'égard du rapport d'expertise technique et soutiennent que la victime a eu un comportement fautif. Elles font valoir que des modifications avaient été effectuées sur la garde couvrant la mécanique de la commande d'arrêt, et que la barre d'arrêt d'urgence avait été endommagée ce qui avait pu affecter son fonctionnement normal et s'appuient sur le rapport d'un expert qu'elles ont missionné, M. C. Elles se prévalent par ailleurs du fait que la machine était conforme à la norme en vigueur au moment de la réalisation du dommage.

La MSA Provence Azur, par des conclusions du 3 février 2017, demande à la cour de constater que seule une demande de condamnation aux frais d'assignation est formée à son encontre, de débouter M. B. de cette demande, de le condamner à lui payer la somme de 600 euros au titre des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile, aucune condition d'équité ne justifiant qu'il en soit dispensé et aux dépens.

Motifs de la décision

Le juge des référés tient de l'article 809, alinéa 2, du Code de procédure civile le pouvoir d'accorder une provision au créancier, dans les cas où l'existence de l'obligation n'est pas sérieusement contestable.

En l'espèce, les parties n'indiquent pas sur quel fondement juridique serait fondé le droit à indemnisation de M. B., se bornant à viser des articles du Code de procédure civile. Compte tenu des faits allégués, la responsabilité de la société Linddana peut être recherchée sur le fondement des articles 1386-1 et suivants du Code civil, devenus 1245 et suivants du même Code, le fabricant étant producteur au sens de ces dispositions et étant responsable, de plein droit, du dommage causé par un défaut du produit, qu'il soit ou non lié par un contrat avec la victime. Il appartient au demandeur de prouver le dommage, le défaut et le lien de causalité entre le défaut et le dommage.

La broyeuse utilisée par M. B. est une déchiqueteuse de bois TP160, de type B, comportant une trémie d'introduction manuelle des branchages, horizontale et basse (moins de 60 cm du sol) et une distance entre l'entrée de la trémie et les systèmes de broyage de 1,20m. Cette machine était conforme, lors de sa mise sur le marché à une norme européenne, NF EN 13525+A2.

Il résulte du prérapport d'expertise, et il n'est pas sérieusement contesté, que M. B., alors qu'il s'est trouvé involontairement happé par la machine, par le bras droit, et allongé dans la trémie d'alimentation, a été dans l'impossibilité d'actionner la barre d'arrêt d'urgence avec les autres parties de son corps, et que c'est son employé qui, le voyant dans cette position, a manœuvré la barre d'arrêt d'urgence et l'a extrait de la machine. Il résulte par ailleurs d'une instruction du Ministère de l'agriculture, de l'agro-alimentaire et de la forêt du 31 août 2016, que plusieurs accidents, dont certains mortels, ont conduit à constater qu'avec ce type de machine (broyeuses de type B), les utilisateurs qui se trouvaient happés par les rouleaux d'alimentation situés au fond de la machine ne pouvaient actionner la barre d'arrêt d'urgence, compte tenu de la position de celle-ci et/ou de la force nécessaire pour l'actionner (pièce 33 de M. B.). Le ministère de l'agriculture a introduit auprès des instances européennes une objection formelle contre la norme 13525+A2, qui permettait à ce modèle de bénéficier d'une présomption de conformité à la directive 2006/42/CE " machines " (rapport précité et lettre de l'inspecteur du travail du 22 février 2013 - pièce 10). Cette norme a été retirée le 17 décembre 2014, par la Commission européenne, au motif suivant : " les machines conçues pour être conformes aux dites exigences [exigences essentielles de santé et de sécurité] exposent les opérateurs et les tiers à des risques majeurs, à savoir des accidents mortels comme il s'en est déjà produit " (pièce 12 de M. B.).

Le défaut de la machine, qui n'a pas permis de manœuvrer le système de sécurité dans une situation de grand danger, alors qu'il est justement destiné à être actionné dans ces situations, n'est donc pas sérieusement contestable, non plus que le lien de causalité entre le défaut et le dommage.

C'est vainement que la société Linddana soutient, pour établir l'existence d'une contestation sérieuse, que la machine était conforme lors de sa fabrication et de l'accident à une norme européenne. En effet, l'article 1245-9 du Code civil prévoit expressément que le fabricant peut être responsable du défaut, alors même que le produit a été fabriqué dans le respect d'une norme existante au moment de sa mise en circulation et de l'accident.

La société Linddana soutient également que la machine aurait été modifiée avant l'accident. Il convient de préciser que, contrairement à ce qu'affirme la société Linddana, les parties et l'expert ont examiné la machine à deux reprises, le 12 septembre 2014 et le 13 octobre 2016. Selon l'expert et les pièces produites (factures et attestation de la société Versace Motoculture), la machine, qui avait été acquise quelques mois avant l'accident, n'avait fait l'objet d'aucune modification ni réparation dans ce laps de temps. Le fait que l'employé de M. B. ait pu, sans difficulté aucune, actionner la barre d'arrêt d'urgence témoigne de ce que celle-ci était en parfait état de fonctionnement au moment de l'accident. Les observations faites par la société Linddana, concernant des boulons liés aux éléments de déchiquetage et la légère déformation de la garde couvrant la mécanique de la commande d'arrêt, ainsi que l'emplacement du casque antibruit sont sans lien avec la barre d'arrêt d'urgence, qui a pu efficacement être actionnée par l'employé et avec le défaut à l'origine de l'accident, résidant dans l'impossibilité de manier la barre d'arrêt d'urgence pour une personne en position alongée et ne disposant plus de l'usage de ses bras. L'allégation de la société selon laquelle le défaut qui a causé le dommage n'existait pas au moment où le produit a été mis en circulation ou serait né postérieurement n'est donc pas sérieuse.

La société Linddana soutient encore, sans invoquer le texte dont elle se prévaut, que la faute de M. B. serait à l'origine de l'accident, ce qui constituerait une contestation sérieuse de son droit à indemnisation.

L'article 1245-12 du Code civil dispose en effet que la faute de la victime peut conduire à une réduction ou une suppression de la responsabilité du fabricant, lorsque le dommage a été causé conjointement par un défaut du produit et une faute de la victime.

En l'espèce, l'accident n'a eu aucun témoin oculaire, l'employé de M. B. qui l'a extrait de la machine étant arrivé alors que celui-ci avait déjà le corps allongé sur la trémie, les jambes ne touchant plus le sol. M. B. a déclaré aux services de police que la cause de l'accident résidait dans le fait qu'une épine de palmier s'était prise dans son vêtement et avait entraîné son bras dans les broyeurs. Les éléments objectifs au dossier ne permettent pas d'infirmer cette version des faits. En particulier, les affirmations de l'expert engagé par la société Linddana, selon lesquelles les épines de palmier seraient souples et insusceptibles de pénétrer dans un vêtement de travail, ne permettent pas d'infirmer les affirmations de M. B., dès lors qu'elles ne résultent pas de constations contradictoires et que les photos jointes à son rapport permettent de douter que ses constatations aient été faites avec des branches identiques à celles manœuvrées par M. B. Au demeurant, l'un des cas rapportés par le Ministère de l'agriculture (rapport précité) concerne un accident ayant trouvé sa cause dans le fait que le gant de l'utilisateur avait été accroché par un branchage et happé dans la machine.

L'employé de M. B., bien qu'ayant précisé qu'il ne connaissait pas les causes de l'accident, son employeur ne lui ayant rien dit à ce sujet lorsqu'il l'a secouru, a spontanément indiqué aux marins pompiers intervenus immédiatement après l'accident et aux services de police qui l'ont interrogé le lendemain, que son employeur avait dû pousser de petites branches vers le broyeur (procès-verbal d'audition) et rapporte qu'avec cette machine, ils étaient conduits à pousser manuellement la sciure avec la pelle ou la main en raison de la mauvaise inclinaison de la trémie, ajoutant " on essaye de ne jamais mettre la main mais il reste toujours un petit peu de détritus ". Ces déclarations ne peuvent constituer une contestation sérieuse du droit à indemnisation de M. B. sur le fondement des articles susmentionnés, dès lors qu'elles n'expriment que des suppositions, qu'elles ne se rapportent pas à des constatations faites par le témoin le jour de l'accident, qu'elles ne sont étayées par aucun élément objectif permettant de les confirmer.

En conséquence, la responsabilité du fabricant n'est pas sérieusement contestable et la demande de provision formée par M. B. sera accueillie.

Il résulte des constatations médicales faites par l'expert, dont le rapport définitif est produit, que M. B., né le 15 octobre 1972, a subi dans l'accident une amputation traumatique de son avant-bras droit (bras dominant) et du pouce, des 2e et 3e doigts de la main gauche ainsi que de nombreuses plaies du bras droit et de l'avant-bras gauche. Il a été nécessaire de lui confectionner un pouce pour la main gauche, afin de recréer une pince entre le pouce et le 4e doigt, ce qui a entraîné l'amputation d'un orteil. Les conclusions de l'expert sont essentiellement les suivantes :

- Consolidation : le 23 septembre 2015,

- Déficit fonctionnel temporaire total : 20 décembre au 26 décembre 2012, 8 avril au 19 avril 2013 et une journée en août 2014.

- Déficit fonctionnel temporaire partiel à 75 % du 27 décembre 2012 au 7 avril 2013 et du 20 avril 2013 au 20 octobre 2013 (6 mois), puis à 65 % jusqu'à la consolidation.

- Souffrances endurées : 5,5/7

- Préjudice esthétique temporaire : 5/7

- Déficit fonctionnel permanent : 65 %

- Préjudice esthétique permanent : 5,5/7

- Préjudice d'agrément : établi par rapport aux justificatifs produits

- Préjudice sexuel : certain mais partiel dans la réalisation de l'acte sexuel.

D'autres préjudices pourront être pris en compte selon les justificatifs produits, tels l'aménagement du domicile et du véhicule. Une aide par tierce personne non spécialisée a été nécessaire avant consolidation de 6h par jour pendant 6 mois, de 4h par jour pendant encore 6 mois, puis de 3h par jour jusqu'à la date de réalisation de certains aménagements. Après ceux-ci et jusqu'à la consolidation cette aide a été d'1h30 par jour. Après consolidation cette aide demeure nécessaire, et comprise entre 1h30 et 6h par jour, selon les aménagements apportés au domicile, au local professionnel et au véhicule.

Au vu de ces éléments, la demande de provision à hauteur de 100 000 euros formulée par M. B. est pleinement justifiée.

La demande de constitution de garantie présentée sur le fondement de l'article 489 du Code de procédure civile, est sans objet en appel, l'arrêt étant revêtu de la force de chose jugée.

M. B. n'étant pas condamné aux dépens, sa demande de voir la MSA condamnée à prendre en charge les frais d'assignation sera rejetée. La MSA ne sollicitant la condamnation sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile qu'à l'encontre de M. B., qui n'est pas condamné aux dépens, cette demande sera rejetée.

Par ces motifs : LA COUR, - Infirme l'ordonnance, Statuant à nouveau et y ajoutant, - Condamne les sociétés Linddana et Topdanmark Forsikring in solidum à verser à M. B. une provision de 100 000 euros à valoir sur l'indemnisation de son préjudice, - Dit n'y avoir lieu à constitution d'une garantie, - Rejette la demande de M. B. dirigée contre la Mutuelle sociale agricole Provence Azur , - Condamne les sociétés Linddana et Topdanmark Forsikring in solidum à verser à M. B. la somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile, - Rejette la demande de la Mutuelle sociale agricole Provence Azur formée sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile, - Rejette la demande formée sur le même fondement par les sociétés Linddana et Topdanmark Forsikring, - Condamne les sociétés Linddana et Topdanmark Forsikring in solidum aux dépens de première instance et d'appel.