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Décisions

TA Caen, 1re ch., 6 avril 2017, n° 1500227

CAEN

Jugement

PARTIES

Demandeur :

Département de l'Orne

Défendeur :

Signalisation France (Sté), Signaux Girod (Sté), Nadia Signalisation (Sté), Lacroix Signalisation (Sté), Franche-Comté Signaux (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Guillou (rapporteur)

Rapporteur public :

M. Bonneu

Conseillers :

M. Berrivin, Mme Bonfils

Avocats :

Mes Dacquin, Redon, Rebiffe, Bues, Caron, Marcault Derouard, Jacquemet, Benelli, Bensusan, Aymard, Lecharpentier, le Bourdon

TA Caen n° 1500227

6 avril 2017

Vu la procédure suivante :

Par une requête et des mémoires, enregistrés les 29 janvier 2015, 11 juillet 2016, 13 juillet 2016 et 14 novembre 2016, le département de l'Orne, représenté par Me Dacquin, demande au tribunal :

1°) à titre principal, de condamner in solidum les sociétés Signalisation France, Signaux Girod, Nadia Signalisation, Lacroix Signalisation et Franche-Comté Signaux à lui payer la somme de 2 239 819 euros en réparation du préjudice subi du fait des pratiques anticoncurrentielles caractérisées par l'Autorité de la concurrence dans sa décision n° 10-D-39 du 22 décembre 2010, avec intérêt à compter de la signature des marchés, intérêts eux-mêmes capitalisés ;

2°) de condamner in solidum les mêmes sociétés à lui verser la somme de 12 000 euros au titre des frais irrépétibles, ainsi que les intérêts à compter de la requête, et leur capitalisation ;

3°) de condamner in solidum les mêmes sociétés aux entiers dépens, et notamment à lui verser la somme de 26 461,08 euros correspondant aux frais engagés au titre de l'expertise, ainsi que les intérêts à la date d'ordonnancement des dépenses, eux-mêmes capitalisés ;

4°) à titre subsidiaire, de condamner les sociétés Signature Industrie et Signature SAS, bénéficiaires d'apports partiels d'actifs, et les sociétés Signaux Girod, Nadia Signalisation, Lacroix Signalisation et Franche-Comté Signaux à lui payer la somme de 2 239 819 euros en réparation du préjudice subi du fait des pratiques anticoncurrentielles caractérisées par l'Autorité de la concurrence dans sa décision n° 10-D-39 du 22 décembre 2010, avec intérêts à compter de la signature des marchés, intérêts eux-mêmes capitalisés ;

5°) de condamner in solidum les mêmes sociétés à lui verser la somme de 12 000 euros au titre des frais irrépétibles, ainsi que les intérêts à compter de la requête, et leur capitalisation ;

6°) de condamner in solidum les mêmes sociétés aux entiers dépens, et notamment à lui verser la somme de 26 461,08 euros correspondant aux frais engagés au titre de l'expertise, ainsi que les intérêts à la date d'ordonnancement des dépenses, eux-mêmes capitalisés.

Il soutient que :

- il a conclu avec la société Signature SA, devenue la société Signalisation France, les marchés à bons de commande n° 99-063 du 28 avril 1999, n° 22-035 du 13 mai 2002, et n° 25-058 du 1er avril 2005 ;

- par sa décision n° 10-D-39 du 22 décembre 2010, l'Autorité de la concurrence a condamné huit sociétés fabriquant des panneaux de signalisation routière verticale, qui ont constitué un cartel afin de se répartir les marchés publics sur l'ensemble du territoire ; cette pratique a duré de 1997 à 2006 ; sont concernées la société Signature SA, devenue la société Signalisation France, et les sociétés Lacroix Signalisation, Signaux Girod, Sécurité et Signalisation, Franche Comté Signaux, Nadia Signalisation, Laporte services route, 3M France et Aximum ;

- il a subi un surcoût à l'occasion de la passation des trois marchés conclus entre 1999 et 2005 évalué à 2 239 819 euros ;

- il recherche la responsabilité extracontractuelle des co-auteurs du dol ;

- les sociétés dont il recherche la responsabilité se sont livrées à des pratiques du type de celles prohibées par l'article L. 420-1 du Code de commerce ; il a été victime de ces pratiques via leur participation aux procédures de passation des marchés concernés ;

- un apport partiel d'actif sous le régime des scissions est intervenu entre la société Signature SA et la société Signature International ; le traité d'apport comprend une clause limitant la transmission du passif en ce qui concerne toutes sommes dues consécutives à des sentences ou transactions pouvant découler d'un litige latent dans le domaine de la règlementation économique et de la concurrence connu à la date de réalisation ; cette clause vise à exclure le transfert du passif induit par les poursuites initiées par l'Autorité de la concurrence ; ainsi la société Signalisation France, anciennement Signature SA, a gardé à son passif les obligations résultant des pratiques anticoncurrentielles ; toutefois, si le tribunal en décidait autrement, elle recherche subsidiairement la responsabilité des bénéficiaires ultimes des apports, soit celle de la société Signature industrie et celle de la société Signature SAS.

Par un mémoire enregistré le 6 mars 2015, la société Nadia Signalisation, représentée par Mes Redon et Rebiffe, conclut :

1°) au rejet de la requête, subsidiairement demande au tribunal de limiter sa responsabilité à 0,3 % des condamnations ;

2°) à la mise à la charge du département de l'Orne de la somme de 10 000 euros sur le fondement de l'article L. 771-1 du Code de justice administrative.

Elle soutient que selon l'Autorité de la concurrence, elle n'a participé que de manière marginale à l'entente, postérieurement à la date de passation du seul marché auquel elle a soumissionné, en 1999.

Par des mémoires en défense, enregistrés le 12 février 2016 et le 10 novembre 2016, la société Signalisation France, représentée par Me Bues, conclut au rejet de la requête et demande au tribunal de mettre la somme de 10 000 euros à la charge du département de l'Orne sur le fondement de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative.

Elle soutient que :

- le département n'ayant pas émis de titre exécutoire pour recouvrer la créance dont il se prévaut, sa requête est irrecevable ; le revirement jurisprudentiel du Conseil d'Etat dans l'arrêt n° 395193 n'est pas motivé et il n'est pas permis de savoir si les cours administratives d'appel confirmeront cette jurisprudence ;

- le montant du préjudice allégué n'est pas établi ; l'expert n'aboutit sur ce point qu'à des chiffres approximatifs résultant d'hypothèses théoriques ;

- c'est la notion de perte de chance qui est applicable eu égard à l'incertitude relative au préjudice ; le département a seulement perdu une chance de contracter à un moindre prix ;

- l'expert n'a pas examiné la question de savoir si les surprix ont été répercutés sur les administrés ;

- l'expert n'a pas tenu compte de l'incidence de la baisse sensible du prix des films rétro-réfléchissant en 2007, produits entrant dans le coût de fabrication des panneaux de signalisation objets des marchés, et qui est pourtant de nature à expliquer une part de la baisse des prix pratiqués après la fin des pratiques anticoncurrentielles ; de nombreux facteurs extérieurs n'ont pas été pris en compte : recherche de la baisse des prix de revient, modification des conditions d'appel d'offres, modification des procédés de fabrication ;

- l'expert n'a pas tenu compte des différences entre les marchés exécutés en cours d'entente et les marchés postérieurs à cette entente ;

- les parties n'ont pas été invitées à fournir leurs observations, comme le prévoit pourtant l'article R. 621-9 du Code de justice administrative ;

- l'autorité de la concurrence a estimé que le surprix consécutif aux pratiques anticoncurrentielles est dans un ordre de grandeur de 5 % à 10 % ; ainsi l'estimation de l'expert, soit 29,38 %, est excessive.

Par des mémoires enregistrés les 12 février, 31 octobre et 14 novembre 2016, les sociétés Signature Verticale et Mobility Solutions et Signature SAS, représentées par Me Caron, concluent au rejet de la requête et demandent au tribunal de mettre la somme de 3 000 euros à la charge du département de l'Orne sur le fondement de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative.

Elles soutiennent que :

- le litige est exclu de l'apport partiel d'actif dont elles ont été bénéficiaires ;

- s'il existait une difficulté d'interprétation de la clause d'exclusion du traité d'apport, la question devrait être renvoyée au juge judiciaire.

Par des mémoires enregistrés les 12 février et 10 novembre 2016 et le 17 février 2017, la société Lacroix Signalisation, représentée par Me Marcault Derouard, conclut au rejet de la requête, subsidiairement demande au tribunal d'ordonner une expertise et, en tout état de cause, de condamner le département de l'Orne à lui verser la somme de 10 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative.

Elle soutient que :

- le département de l'Orne n'établit pas l'existence d'une faute ou de manœuvres dolosives dont il aurait été personnellement victime ;

- elle n'a présenté qu'une offre pour le marché n° 22-035 ;

- les entreprises extérieures à l'entente n'ont pas présenté d'offres moins disantes ;

- le lien de causalité entre les pratiques anticoncurrentielles de l'entente et un préjudice subi par le département n'est pas établi ;

- le préjudice n'est pas certain ;

- les estimations des montants des marchés par le département sont comparables ou supérieures aux offres des entreprises soumissionnaires ;

- l'expert n'a pas pris en compte la répercussion du surcoût.

Par un mémoire enregistré le 15 février 2016, la société Franche-Comté Signaux, représentée par Me Jacquemet, conclut au rejet de la requête, subsidiairement demande au tribunal de juger que sa responsabilité ne peut être engagée qu'à hauteur de 1,4 % du montant des éventuelles condamnations, et de mettre la somme de 7 000 euros à la charge du département de l'Orne sur le fondement de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative.

Elle soutient que :

- sa participation à l'entente a été limitée à la période 2002 à 2006 ; elle n'y a pas eu un rôle actif ;

- seul le cocontractant peut se voir imputer des manœuvres dolosives au sens de l'article 1116 du Code civil.

Par un mémoire enregistré le 17 février 2016, la société Signaux Girod, représentée par Me Benelli, conclut au rejet de la requête, subsidiairement demande au tribunal de limiter sa condamnation à 12,63 % du préjudice allégué par le département et, en tout état de cause, de mettre la somme de 5 000 euros à la charge du département de la Manche sur le fondement de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative.

Elle soutient que :

- sa responsabilité ne peut être engagée dès lors qu'elle n'est pas cocontractante aux contrats en cause ;

- la seule existence d'une entente anticoncurrentielle ne peut présumer d'une faute et d'un préjudice en lien avec une telle faute ;

- la période d'exécution du marché postérieure à mars 2006, date de fin des pratiques anticoncurrentielles, ne peut donner lieu à réparation ;

- le département n'établit pas un comportement dolosif à l'occasion de la passation des marchés concernés ; deux des quatre entreprises ayant proposé une offre pour le marché de 1999, extérieures à l'entente, ont proposé des prix supérieurs à la société Signalisation ; il en est de même des marchés de 2002 et 2005 ; l'existence d'un surcoût n'est donc pas établie, pas plus qu'un comportement dolosif ;

- le niveau du surprix retenu par l'expert est disproportionné par rapport à l'estimation de l'Autorité de la concurrence ;

- l'expert n'a pas pris en compte les projections de prix du département préalables aux appels d'offre ; son taux de marge après prise en compte des matières premières est resté stable sur toute la période envisagée ; par conséquent l'entente n'a pas eu d'incidence sur les prix pratiqués ;

- l'expert ne pouvait prendre en compte un coefficient d'érosion monétaire, dès lors que l'écoulement du temps est uniquement indemnisable par l'octroi d'intérêts.

Par ordonnance du 2 février 2002, la clôture d'instruction a été fixée au 24 février 2017. Un mémoire présenté pour le département de l'Orne a été enregistré le 22 février 2017 et n'a pas été communiqué.

Un mémoire présenté par la société Signalisation France a été enregistré le 23 février 2017 et n'a pas été communiqué.

Un mémoire présenté par la société Lacroix Signalisation a été enregistré le 23 février 2017 et n'a pas été communiqué.

Un mémoire présenté par les sociétés Signature Verticale et Mobility Solutions et Signature SAS a été enregistré le 24 février 2017 et n'a pas été communiqué.

Vu :

- les autres pièces du dossier ;

- l'ordonnance n° 1301035 du 28 avril 2014 par laquelle le président du tribunal a taxé les frais de l'expertise réalisée par M. Tessier ;

- l'ordonnance n° 1401086 du 26 février 2015 par laquelle le juge des référés du Tribunal administratif de Caen a condamné la société Signalisation France à verser au département de l'Orne une provision de 2 240 000 euros ;

- l'arrêt n° 15NT00865 par lequel la Cour administrative d'appel de Nantes a rejeté la requête de la société Signalisation France tendant à l'annulation de l'ordonnance n° 1401086 du 26 février 2015 prise par le juge des référés du Tribunal administratif de Caen.

Vu :

- le Code civil ;

- le Code de commerce ;

- le Code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de M. Guillou,

- les conclusions de M. Bonneu, rapporteur public,

- les observations de Me Dacquin, représentant le département de l'Orne,

- les observations de Me Aymard de la Ferté-Sénectère, représentant la société Signalisation France,

- les observations de Me Bensusan, représentant les sociétés Signature Industrie et Signature SAS,

- les observations de Me Benelli, représentant la société Signaux Girod Nord-Ouest,

- les observations de Me Le Bourdon, représentant la société Nadia Signalisation,

- et les observations de Me Lecharpentier, représentant la société Lacroix Signalisation.

1. Considérant qu'il résulte de l'instruction, et notamment de la décision n° 10-D-39 du 22 décembre 2010 de l'Autorité de la concurrence et de l'arrêt du 29 mars 2012 de la Cour d'appel de Paris n° 2011/01228, que plusieurs sociétés fabriquant des panneaux de signalisation routière verticale ont constitué un cartel afin de se répartir les marchés publics sur l'ensemble du territoire, notamment en ce qui concerne les marchés conclus par les collectivités territoriales, que cette pratique a duré de 1997 à 2006 et que les sociétés Signature SA, Lacroix Signalisation, Signaux Girod, Nadia Signalisation et Franche-Comté Signaux sont parmi les membres de ce cartel ; que le département de l'Orne a conclu avec la société Signature SA les marchés à bons de commande n° 99-063 du 28 avril 1999, 22-035 du 13 mai 2002 et 25-058 du 1er avril 2005 ; que le département de l'Orne recherche la responsabilité quasi délictuelle des sociétés Signalisation France, anciennement Signature SA, Lacroix Signalisation, Signaux Girod, Franche-Comté Signaux et Nadia Signalisation, en raison des surcoûts affectant l'exécution de ces contrats du fait des pratiques anticoncurrentielles auxquelles elles se sont livrées ;

Sur la recevabilité :

2. Considérant qu'une collectivité publique est irrecevable à demander au juge administratif de prononcer une mesure qu'elle a le pouvoir de prendre ; qu'en particulier, les collectivités territoriales, qui peuvent émettre des titres exécutoires à l'encontre de leurs débiteurs, ne peuvent saisir directement le juge administratif d'une demande tendant au recouvrement de leur créance ; que lorsque la créance trouve son origine dans un contrat, la faculté d'émettre un titre exécutoire dont dispose une personne publique ne fait cependant pas obstacle à ce que celle-ci saisisse le juge administratif d'une demande tendant à son recouvrement ; que, toutefois, l'action tendant à l'engagement de la responsabilité quasi-délictuelle de sociétés en raison d'agissements dolosifs susceptibles d'avoir conduit une personne publique à contracter avec elles à des conditions de prix désavantageuses, qui tend à la réparation d'un préjudice né des stipulations du contrat lui-même et résultant de la différence éventuelle entre les termes du marché effectivement conclu et ceux auxquels il aurait dû l'être dans des conditions normales, doit être regardée, pour l'application des principes précités, comme trouvant son origine dans le contrat ; que, par suite, la fin de non-recevoir opposée par la société Signalisation France tirée de l'irrecevabilité des conclusions indemnitaires présentées par le département de l'Orne doit être écartée ;

Sur la régularité des opérations d'expertise :

3. Considérant que le tribunal a désigné un expert, M. Tessier, par une ordonnance du 30 juillet 2013 en vue notamment de déterminer le montant du préjudice subi par le département de l'Orne ; que l'expert a déposé son rapport le 31 mars 2014 ;

4. Considérant que la société Signalisation France se prévaut de ce que les dispositions du troisième alinéa de l'article R. 621-9 du Code de justice administrative, en vertu desquelles les parties sont invitées par le greffe de la juridiction à fournir leurs observations dans le délai d'un mois, n'ont pas été respectées ; qu'il résulte de l'instruction, d'une part, que le rapport d'expertise comprend les dires des parties et, d'autre part, que la société Signalisation France, comme les autres sociétés mises en cause, a pu utilement présenter ses observations dans le cadre du débat contradictoire devant le tribunal ; qu'ainsi, la circonstance que le greffe ne l'ait pas invitée à présenter ses observations sur le rapport d'expertise dans le délai d'un mois après sa remise au tribunal ne l'a privée d'aucune garantie ;

Sur la responsabilité :

5. Considérant qu'aux termes de l'article L. 420-1 du Code de commerce : " Sont prohibées même par l'intermédiaire direct ou indirect d'une société du groupe implantée hors de France, lorsqu'elles ont pour objet ou peuvent avoir pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence sur un marché, les actions concertées, conventions, ententes expresses ou tacites ou coalitions, notamment lorsqu'elles tendent à : 1° Limiter l'accès au marché ou le libre exercice de la concurrence par d'autres entreprises ; 2° Faire obstacle à la fixation des prix par le libre jeu du marché en favorisant artificiellement leur hausse ou leur baisse ; 3° Limiter ou contrôler la production, les débouchés, les investissements ou le progrès technique ; 4° Répartir les marchés ou les sources d'approvisionnement " ;

6. Considérant que le département de l'Orne se prévaut des décisions respectives de l'Autorité de la concurrence et de la Cour d'appel de Paris en date du 29 mars 2012 pour faire valoir qu'a été établie l'existence de manœuvres anticoncurrentielles pratiquées par les sociétés Signature SA, aux droits de laquelle est venue la société Signalisation France, Lacroix Signalisation, Signaux Girod, Nadia Signalisation et Franche-Comté Signaux ; qu'il résulte de l'instruction, et notamment des constatations effectuées par l'Autorité de la concurrence et la Cour d'appel de Paris qui portent sur les marchés de panneaux de signalisation routière verticale conclus entre 1997 et 2006, que les sociétés Signature SA, Lacroix Signalisation, Signaux Girod et Franche-Comté Signaux ont participé à des concertations et des échanges d'informations entre les principaux fabricants en vue de répartir les marchés selon des règles préétablies ; que cette répartition des marchés a eu pour effet d'empêcher la concurrence par les prix et d'augmenter la valeur des panneaux de signalisation ; que, dès lors, l'existence d'une pratique prohibée au sens de l'article L. 420-1 du Code du commerce est établie ; que ces manœuvres étaient destinées à tromper les acheteurs publics, dont le département de l'Orne, dont il n'est pas contesté qu'il a contracté avec la société Signature SA trois marchés pour un montant total de 7 624 043 euros, valeur actualisée en 2013, sur la réalité de la concurrence et sur la valeur des panneaux proposés ; qu'elles ont conduit le département de l'Orne à conclure des marchés dans des conditions plus onéreuses que celles auxquelles elle aurait dû normalement prétendre ; que, par suite, ces manœuvres sont fautives et engagent la responsabilité quasi délictuelle des sociétés Signalisation France, Lacroix Signalisation, Signaux Girod et Franche-Comté Signaux, membres du cartel anticoncurrentiel à l'égard de la collectivité ;

Sur les demandes de mise hors de cause :

7. Considérant que la société Signaux Girod demande à être mise hors de cause, au motif que seul un cocontractant peut se voir imputer des manœuvres dolosives, et qu'en l'espèce elle n'était pas partie aux contrats en cause, et qu'au demeurant elle n'a soumissionné que pour un des trois marchés en cause ; que, toutefois, si le préjudice dont se prévaut le département de l'Orne est bien né à l'occasion de la passation de trois marchés, la cause de ce préjudice est l'organisation d'une entente, d'une ampleur nationale, entre des entreprises qui ont ainsi acquis une position dominante et qui a faussé l'ensemble des marchés du même type en France ; que le département de l'Orne est ainsi fondé à rechercher non seulement la responsabilité des entreprises qui ont contracté avec lui, mais aussi celle des entreprises qui ont participé à cette entente, et dont le comportement a concouru à la réalisation du préjudice subi par le département ; qu'à ce égard, la circonstance qu'une entreprise ait ou non soumissionné aux appels d'offres en cause est sans incidence ;

8. Considérant que la société Nadia Signalisation demande également à être mise hors de cause ; qu'il résulte de l'instruction que sa participation à l'entente a été très limitée dans le temps, qu'elle n'est intervenue qu'à la fin de l'entente ; que, dans ces conditions, elle ne peut être regardée comme ayant concouru au préjudice subi par le département de l'Orne ; qu'il y a lieu de la mettre hors de cause ;

9. Considérant que la société Franche-Comté Signaux, si elle n'est pas à l'origine de l'entente et n'y a pas participé de façon continue, y a cependant pris une part active ; que, dans ces conditions, ses conclusions tendant à être mise hors de cause doivent être écartées ;

Sur les conclusions des sociétés Franche-Comté Signaux et Signaux Girod tendant à une limitation de leur responsabilité :

10. Considérant qu'une demande de condamnation in solidum doit être satisfaite si le dommage est imputable à plusieurs personnes ; que dès lors que la condition de la solidarité tenant à la participation au même dommage est satisfaite, une condamnation in solidum peut être prononcée nonobstant l'éventuelle différence des fondements de la responsabilité des divers intervenants ; qu'il résulte de ce qui a été dit aux points 7 et 9 que les sociétés Signaux Girod et Franche-Comté Signaux ont concouru au dommage dont se prévaut le département de l'Orne ; que, par suite, les conclusions susvisées doivent être écartées ;

Sur le préjudice :

11. Considérant que l'expert a comparé les sommes que le département aurait dû payer, à prix et produits constants, au titre de l'exécution du marché n° 29-062, conclu en 2009, postérieurement à l'entente anticoncurrentielle, avec celles qu'il a effectivement payées au titre des marchés exécutés entre 1999 et 2008, période au cours de laquelle prévalait l'entente ; qu'il a tenu compte des produits commandés, dont les références étaient identiques ; qu'après actualisation desdites sommes afin de tenir compte de l'érosion monétaire, et après prise en compte de la baisse des prix des matières premières et des films réfléchissants, l'expert a retenu un taux de préjudice de 29,38 %, soit un préjudice de 2 239 819 euros ;

12. Considérant que le préjudice ainsi évalué a pour cause l'absence de mise en concurrence des intervenants sur le marché et l'impossibilité de contracter au prix résultant du libre jeu de la concurrence ; que le département de l'Orne n'a donc pas perdu une chance de contracter à un moindre prix, mais a effectivement subi un préjudice égal à la différence entre le prix qui aurait été celui du marché si son libre fonctionnement n'avait été empêché, et celui qu'il a indument payé ;

13. Considérant que la société Signalisation France soutient que l'expert n'a pas examiné la question de savoir si les surprix ont été répercutés sur les administrés ; que, s'il est exact que l'analyse de l'incidence économique et financière d'une entente sur l'acheteur victime de cette entente doit intégrer l'éventuelle répercussion sur les clients de la victime, s'agissant d'un acheteur public, en l'espèce d'un département, et de routes sans péage, aucune répercussion ne pourrait être prise en compte autre que celle pesant sur les contribuables ;

14. Considérant que la société Signalisation France fait valoir que l'expert n'a pas tenu compte de l'incidence de la baisse sensible du prix des films rétro-réfléchissant en 2007, produits entrant dans le coût de fabrication des signaux objets des marchés, et qui est pourtant de nature à expliquer une part de la baisse des prix pratiqués après la fin des pratiques anticoncurrentielles ; que, toutefois, ainsi qu'il a été dit au point 11, l'expert a longuement analysé ce point en son rapport, et, en tenant compte de la part des matières dans la composante du prix, a estimé que la baisse du prix de 37,5 % postérieure à l'entente s'expliquait seulement à hauteur de 5,3 % par la baisse du prix des matières utilisées ;

15. Considérant que si la société Signalisation France soutient que l'expert n'a pas pris en compte la recherche de limitation des prix de revient, l'entente anticoncurrentielle avait notamment pour objet d'éviter les efforts de productivité et d'innovation ;

16. Considérant que le montant des estimations prévisionnelles par le pouvoir adjudicateur du prix des marchés conclus pendant la période de l'entente est sans incidence sur l'existence et l'évaluation du préjudice, dès lors qu'il est établi que les prix proposés par la société Signature SA étaient biaisés par les pratiques anticoncurrentielles alors mises en œuvre ; que la circonstance que des sociétés non membres de l'entente aient proposé un prix inférieur à ceux proposés par la société Signalisation France, attributaire des marchés, alors que le critère du prix n'était pas unique, ou qu'à l'inverse des sociétés non membres de l'entente n'aient pas formulé d'offre moins disante est également sans incidence ;

17. Considérant que la société Signaux Girod soutient que l'expert ne pouvait prendre en compte un coefficient d'érosion monétaire, dès lors que l'écoulement du temps est uniquement indemnisable par l'octroi d'intérêts ; que, toutefois, c'est à juste titre que l'expert, pour comparer le niveau des prix nominaux pratiqués selon les années en cause, les a corrigés en fonction d'un coefficient d'érosion monétaire ;

18. Considérant que la société Signaux Girod soutient que le département n'est pas fondé à rechercher sa responsabilité pour la période postérieure à mars 2006, date à laquelle les pratiques du cartel ont été dévoilées ; qu'il ne résulte toutefois pas de l'instruction que les seules révélations par voie de presse, intervenues en 2006, d'une entente généralisée en matière de marchés publics ayant pour objet des prestations en matière de signalisation routière verticale étaient de nature, eu égard à leur caractère général, à permettre au département de l'Orne d'identifier le caractère anticoncurrentiel des contrats qu'il avait conclus avec la société Signature SA ; que les prix stipulés au marché à bons de commande conclu en 2005 ont ainsi perduré, la cessation des pratiques anticoncurrentielles en 2006 n'ayant, en l'espèce, d'incidence que sur le marché conclu en 2009 ;

19. Considérant que si la société Signaux Girod soutient que l'évolution de son taux de marge de 2002 à 2009 démontre que la période d'entente anticoncurrentielle n'a pas eu d'incidence sur ses prix de vente, lesquels sont restés en rapport constant avec le coût des matières premières, une telle argumentation est sans incidence, puisque le préjudice allégué résulte de l'absence de concurrence, et donc d'un prix désavantageux ;

20. Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède qu'il y a lieu de condamner les sociétés Signalisation France, Lacroix Signalisation, Signaux Girod et Franche-Comté Signaux à payer la somme de 2 239 819 euros au département de l'Orne ;

Sur les frais d'expertise :

21. Considérant qu'il y a lieu de mettre les frais d'expertise, taxés à hauteur de 26 461,08 euros par une ordonnance n° 1301035 du 28 avril 2014, à la charge définitive et solidaire des sociétés Signalisation France, Lacroix Signalisation, Signaux Girod et Franche-Comté Signaux ;

Sur les intérêts et les intérêts des intérêts :

22. Considérant qu'en application de l'article 1153 du Code civil, il y a lieu de mettre à la charge de la société Signalisation France le paiement d'intérêts sur la somme de 2 239 819 euros à compter de la date d'enregistrement de la requête, soit le 29 janvier 2015, et non pas à compter de la signature des marchés, comme le demande le département de l'Orne ; que les intérêts courront jusqu'à la date de paiement effectif de cette somme, intervenu le cas échéant en exécution de l'ordonnance n° 1401086 du 26 février 2015 susvisée ; que le département a demandé la capitalisation de ces intérêts dans sa requête du 29 janvier 2015 ; qu'en application de l'article 1343-2 du Code civil, cette demande prend effet à compter du 29 janvier 2016, date à laquelle les intérêts étaient dus pour une année entière dans l'hypothèse où le paiement serait postérieur à cette date ;

23. Considérant que le département de l'Orne demande les intérêts, eux-mêmes capitalisés, sur la somme de 26 461,08 euros, correspondant aux frais d'expertise, calculés en fonction de la date d'ordonnancement des dépenses ; que, toutefois, il ne précise pas la ou les dates de ces ordonnancements ; que cette demande ne peut donc qu'être rejetée ;

Sur les conclusions de la société Lacroix Signalisation tendant à ce que le tribunal ordonne une expertise :

24. Considérant qu'il résulte du présent jugement que l'expertise sollicitée par la société Lacroix Signalisation n'est pas utile à la solution du litige ; que les conclusions susvisées doivent être rejetées pour ce motif ;

Sur les conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative :

25. Considérant que les dispositions de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative font obstacle à ce que soit mise à la charge du département de l'Orne les sommes que demandent les sociétés Signalisation France, Lacroix Signalisation, Signaux Girod et Franche-Comté Signaux ; qu'il y a lieu de mettre à la charge solidaire de ces sociétés la somme de 3 000 euros à verser au département de l'Orne ; que cette somme étant évaluée à la date du présent jugement, il n'y a pas lieu de l'assortir d'intérêts ; qu'il y a lieu de mettre à la charge du département de l'Orne la somme de 1 000 euros à verser à la société Nadia Signalisation ; qu'il y a lieu de mettre à la charge du département de l'Orne la somme de 1 500 euros à verser aux sociétés Signature Verticale et Mobility Solutions et Signature SAS ;

DECIDE :

Article 1er : La société Nadia Signalisation est mise hors de cause.

Article 2 : Les sociétés Signalisation France, Lacroix Signalisation, Signaux Girod et Franche-Comté Signaux sont condamnées à verser au département de l'Orne la somme de 2.239.819 euros, avec intérêts au taux légal à compter du 29 janvier 2015 jusqu'à la date de son paiement effectif. Les intérêts échus à la date du 29 janvier 2016, puis à chaque échéance annuelle à compter de cette date seront capitalisés pour produire eux-mêmes intérêts.

Article 3 : Les frais et honoraires de l'expertise, taxés par ordonnance du président du tribunal du 28 avril 2014 à la somme de 26.461,08 sont mis à la charge définitive et solidaire des sociétés Signalisation France, Lacroix Signalisation, Signaux Girod et Franche-Comté Signaux.

Article 4 : Les sociétés Signalisation France, Lacroix Signalisation, Signaux Girod et Franche-Comté Signaux verseront au département de l'Orne la somme globale de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative. Le département de l'Orne versera la somme de 1 000 euros à la société Nadia Signalisation au même titre. Le département de l'Orne versera la somme globale de 1.500 euros aux sociétés Signature Verticale et Mobility Solutions et Signature SAS au même titre.

Article 5 : Le surplus des conclusions des parties est rejeté.

Article 6 : Le présent jugement sera notifié au département de l'Orne, à la société Signalisation France, à la société Signature Verticale et Mobility Solutions, à la société Signature SAS, à la société Signaux Girod, à la société Nadia Signalisation, à la société Lacroix Signalisation et à la société Franche-Comté Signaux.