CEDH, sect. 5, 21 mars 2017, n° 33931-12
COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L'HOMME
Décision
PARTIES
Demandeur :
Janssen Cilag (SAS)
Défendeur :
France
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Møse
Juges :
MM. Grozev, Hüseynov
Avocat :
Me Fréget
EN FAIT
1. La requérante est la société de droit français Janssen-Cilag, dont le siège social est situé à Issy-Les-Moulineaux. Elle est représentée devant la Cour par Me O. Fréget, avocat à Paris. Le gouvernement français (" le Gouvernement ") a été représenté par son agent, M. F. Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.
A. Les circonstances de l'espèce
2. Les faits de la cause, tels qu'ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
3. Par une ordonnance du 29 avril 2009, le juge des libertés et de la détention (JLD) du Tribunal de grande instance de Nanterre autorisa les agents de l'Autorité de la concurrence à procéder à des visites et saisies, notamment dans les locaux de la société requérante, sur le fondement de l'article L. 450-4 du code de commerce.
4. Les opérations de visite furent effectuées du 5 mai 2009 à 9 heures 30 au 6 mai 2009 à 5 heures 05, par dix-sept agents de l'Autorité de la concurrence, accompagnés de six officiers de police judiciaire (" OPJ "). L'ordonnance du JLD fut notifiée à J.-M. R., vice-président finances et business intelligence de la société requérante, qui désigna cinq représentants. Les équipes constituées d'un OPJ et de plusieurs agents de l'Autorité de la concurrence procédèrent concomitamment à la visite de différents bureaux, accompagnées chacune d'un représentant de la requérante. Par ailleurs, à la suite d'une demande de la société requérante, trois avocats intervinrent dans l'intérêt de la requérante, au lieu de deux initialement prévus, pour suivre le déroulement des opérations. De nombreux documents et fichiers informatiques furent saisis et répertoriés dans un inventaire.
5. Le 18 mai 2009, la société requérante saisit le premier président de la Cour d'appel de Versailles d'un recours en annulation de ces opérations de visite et saisies. Deux salariés, MM. Q. et R., intervinrent volontairement à l'instance pour réclamer l'effacement de l'ensemble des données à caractère personnel les concernant parmi les fichiers saisis.
6. Par une ordonnance du 19 février 2010, le délégué du premier président prononça l'annulation de la saisie de trois fichiers pour lesquels ni l'inventaire ni le procès-verbal établis par les enquêteurs ne permettaient de contrôler qu'ils contenaient des documents en rapport avec l'autorisation accordée par le JLD.
7. En revanche, le magistrat déclara les opérations de visite et saisies régulières pour le surplus. S'agissant de la saisie de documents couverts par le secret de la correspondance, il jugea que : le seul fait qu'une messagerie contienne pour partie seulement des éléments entrant dans le champ de l'autorisation judiciaire suffit à valider la saisie dans sa globalité, sans que la saisie de documents personnels ou étrangers à l'opération ne puisse invalider cette saisie ; qu'un DVD contenant une copie de l'ensemble des documents électroniques, ensuite saisis et placés sous scellés, avait immédiatement été remis à la société requérante ; qu'en l'absence de toute identification précise par cette dernière d'un document protégé, la simple lecture des noms des documents saisis ne permettait pas de déceler l'existence manifeste d'éléments protégés parmi ceux saisis ; que la société requérante ne donnait pas d'indication sur le nombre de documents protégés, cette fois sur support papier, alors que cela aurait pourtant pu constituer un indice d'une carence de l'Administration à la fois dans son obligation de loyauté et dans la disproportion alléguée entre les moyens mis en œuvre et la nécessaire protection des droits fondamentaux ; que, dès lors, il appartenait à la société requérante et aux autres personnes intéressées d'identifier les documents qu'ils considéraient comme protégés, par le secret de la correspondance ou le secret professionnel ou étrangers à l'autorisation, et d'en solliciter la restitution à l'Administration. Le magistrat donna ensuite acte à l'Administration de son accord pour cette restitution.
8. Par un arrêt du 30 novembre 2011, la Cour de cassation rejeta les pourvois formés par la société requérante, MM. Q. et R. et le rapporteur général de l'Autorité de la concurrence.
B. Le droit et la pratique internes pertinents
9. Les dispositions pertinentes ont été rappelées par la Cour dans ses arrêts André et autre c. France (n° 18603/03, §§ 14-20, 24 juillet 2008), et Société Canal Plus et autres c. France (n° 29408/08, §§ 20-25, 21 décembre 2010), auxquels il est renvoyé.
GRIEFS
10. Invoquant l'article 6 § 1 de la Convention en combinaison avec l'article 8, la requérante se plaint d'abord de l'atteinte portée au cours des opérations de visite et saisies au principe du secret des correspondances entre un avocat et son client, du fait de la recherche effectuée par les enquêteurs dans le répertoire informatique de la direction juridique de la société.
11. La requérante se plaint ensuite de ce que le nombre d'avocats autorisés à suivre les visites a fait l'objet d'une restriction contraire à l'article 6 § 3 de la Convention.
12. Enfin, invoquant les articles 6 § 1 et 13 de la Convention, la requérante se plaint de n'avoir pas bénéficié d'un recours effectif pour faire contrôler les modalités de déroulement des visites domiciliaires.
EN DROIT
A. Sur le grief tiré de l'article 6 § 1 de la Convention combiné avec l'article 8
13. Invoquant l'article 6 § 1 de la Convention en combinaison avec l'article 8, la société requérante se plaint d'une atteinte, au cours des opérations de visite et saisies, au principe du secret des correspondances entre un avocat et son client. La Cour, maîtresse de la qualification juridique des faits, juge approprié d'examiner ce grief uniquement sous l'angle de l'article 8 de la Convention, lequel est ainsi libellé :
" 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. "
1. Les arguments des parties
a) La requérante
14. La société requérante estime notamment que les saisies ont eu un caractère massif et indifférencié, compte tenu du grand nombre de bureaux visités, des volumes considérables de documents saisis sans lien avec l'objet de l'enquête et de l'absence de tout contrôle effectif par le juge de l'ampleur des saisies et des méthodes employées. Elle estime en outre que les messageries électroniques étaient techniquement sécables et qu'aucune obligation ne lui impose de dresser une liste exhaustive des documents qui ne rentrent pas dans le champ de l'autorisation.
b) Le Gouvernement
15. Le Gouvernement indique que l'ingérence était prévue par la loi, à savoir l'article L. 450-4 du code de commerce, et qu'elle poursuivait un but légitime, en l'occurrence la recherche de preuves d'ententes illicites.
16. S'agissant de sa nécessité, tout en renvoyant aux constats de la Cour dans son arrêt Vinci Construction et GTM Génie Civil et Services c. France (nos 63629/10 et 60567/10, 2 avril 2015), il souligne le fait que les saisies pratiquées n'ont pas été massives et indifférenciées, insistant sur l'absence de saisie intégrale des disques durs. Il confirme qu'un inventaire précis et détaillé a été établi et transmis à la société requérante, lui permettant de contrôler le contenu des documents saisis. Enfin, il soutient que le juge a exercé un contrôle concret des correspondances soumises à l'obligation de confidentialité entre les avocats et leurs clients.
2. L'appréciation de la Cour
17. La Cour rappelle que, dans l'arrêt Vinci Construction et GTM Génie Civil et Services (précité), elle a déjà été appelée à se prononcer sur une situation similaire de visites et de saisies effectuées sur le fondement de l'article L. 450-4 du Code de commerce, les saisies ayant alors également porté sur des données électroniques, constituées de fichiers informatiques et des messageries électroniques comprenant notamment des messages relevant de la confidentialité des relations entre un avocat et son client. Elle a estimé qu'il s'agissait bien d'une ingérence dans les droits garantis par l'article 8 de la Convention, que pareille ingérence était " prévue par la loi " et qu'elle poursuivait un but légitime (ibidem, respectivement §§ 70, 71 et 72).
18. La Cour ne voit pas de raison d'aboutir à une conclusion différente dans les circonstances de l'espèce.
19. Quant à la nécessité de l'ingérence dans une société démocratique, elle rappelle avoir jugé qu'à défaut de pouvoir prévenir la saisie de documents étrangers à l'objet de l'enquête et a fortiori de ceux relevant de la confidentialité qui s'attache aux relations entre un avocat et son client, les personnes concernées devaient pouvoir faire apprécier a posteriori, de manière concrète et effective, leur régularité (Vinci Construction et GTM Génie Civil et Services, précité, § 78). Elle a précisé qu'il appartient dès lors au juge, saisi d'allégations motivées selon lesquelles des documents précisément identifiés ont été appréhendés alors qu'ils étaient sans lien avec l'enquête ou qu'ils relevaient de la confidentialité qui s'attache aux relations entre un avocat et son client, de statuer sur leur sort au terme d'un contrôle concret de proportionnalité et d'ordonner, le cas échéant, leur restitution (ibidem, § 79).
20. En l'espèce, à l'instar de ce qu'elle avait fait dans les arrêts Société Canal Plus et autres (précité, § 55) et Vinci Construction et GTM Génie Civil et Services (précité, § 74), la Cour relève d'emblée que les visites domiciliaires effectuées dans les locaux de la requérante avaient pour objectif la recherche de preuves d'abus de position dominante, ainsi que de pratiques anticoncurrentielles, et qu'elles n'apparaissent dès lors pas, en elles-mêmes, disproportionnées au regard des exigences de l'article 8 de la Convention. La Cour réitère également son constat selon lequel la procédure interne en cause prévoyait un certain nombre de garanties (Société Canal Plus et autres, précité, §§ 56-57, et Vinci Construction et GTM Génie Civil et Services, précité, § 74) : tel était bien le cas dans la présente affaire, et ce d'autant plus que les faits étaient en l'espèce postérieurs à l'entrée en vigueur de l'ordonnance n° 2008-1161 du 13 novembre 2008, laquelle a modifié l'article L. 450-4 du Code de commerce pour renforcer les garanties en matière de recours contre l'autorisation des visites et saisies (Société Canal Plus et autres, précité, §§ 22-23).
21. La Cour constate également que la société requérante était assistée de trois avocats pendant le déroulement des opérations. Bien qu'elle se plaigne de restrictions à cet égard, il ne saurait être contesté que tant leur nombre - initialement de deux et porté à trois suite à son intervention - que leur qualité ont permis à ces conseils de prendre connaissance d'au moins une partie des documents saisis et de discuter de l'opportunité de leur saisie (voir, a contrario, Vinci Construction et GTM Génie Civil et Services, précité, § 78). De plus, la Cour note qu'en tout état de cause chacune des six équipes de l'Autorité de la concurrence était accompagnée d'un représentant de la société requérante (paragraphe 4 ci-dessus).
22. Surtout, la Cour constate qu'il ressort de l'ordonnance motivée du 19 février 2010 que le juge délégué par le premier président de la cour d'appel s'est non seulement livré à un examen effectif des allégations de la requérante, mais qu'il a en outre expressément relevé l'absence de toute identification précise, par la société requérante, d'un document protégé ou même d'indication sur le nombre de documents protégés, cette fois sur support papier, et ce alors même que cela aurait pu constituer un indice d'une carence de l'Administration dans son obligation de loyauté et dans la disproportion alléguée entre les moyens mis en œuvre et la nécessaire protection des droits fondamentaux (paragraphe 7 ci-dessus).
23. Ainsi, la Cour relève qu'en l'espèce, à la différence de l'affaire Vinci Construction et GTM Génie Civil et Services (précitée), le juge interne, après avoir prononcé l'annulation de la saisie de trois fichiers (paragraphe 6 ci-dessus), s'est effectivement livré à un contrôle de proportionnalité tel qu'exigé par les dispositions de l'article 8 de la Convention, d'une part, tandis que la requérante ne l'a pas saisi d'allégations selon lesquelles des documents, précisément identifiés par elle, auraient été appréhendés à tort, d'autre part. En outre, elle constate que la requérante conservait la possibilité d'identifier les documents litigieux pour ensuite en réclamer la restitution à l'Administration, le juge ayant même donné acte à cette dernière de son accord à cette fin. La Cour rappelle à ce titre qu'un recours tel que celui ouvert par l'article L. 450-4 du Code de commerce permet d'obtenir, le cas échéant, la restitution des documents concernés ou l'assurance de leur parfait effacement, s'agissant de copies de fichiers informatiques (Vinci Construction et GTM Génie Civil et Services, précité, § 78). Il résulte de ces éléments qu'en l'espèce les garanties ont été appliquées de manière concrète et effective, et non pas théorique et illusoire (ibidem, § 75).
24. Compte tenu de ce qui précède, ainsi que de la marge d'appréciation de l'État en la matière, la Cour estime que l'ingérence n'était pas disproportionnée et qu'un juste équilibre a été réalisé en l'espèce.
25. Il s'ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l'article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
B. Sur les autres griefs
26. La requérante soulève également d'autres griefs tirés des articles 6 §§ 1 et 3, et 13 de la Convention.
27. Compte tenu de l'ensemble des éléments en sa possession, et dans la mesure où ces griefs ne se confondent pas avec le précédent et où la Cour est compétente pour connaître des allégations formulées, elle ne relève aucune apparence de violation des droits et libertés garantis par la Convention ou ses Protocoles.
28. Il s'ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée en application de l'article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à l'unanimité,
Déclare la requête irrecevable.