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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 28 juin 2017, n° 14-26044

PARIS

Arrêt

Infirmation partielle

PARTIES

Demandeur :

Neoform Industries (SAS)

Défendeur :

Moderna France (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Luc

Conseillers :

Mme Mouthon Vidilles, M. Thomas

Avocats :

Mes Caporal, Wiehn, Boccon Gibod, Boucheron

T. com. Rennes, du 4 nov. 2014

4 novembre 2014

Faits et procédure

La société Neoform Industries, anciennement S2IM, venue aux droits de la société Bobloc (ci-après " Neoform ") a pour activité la fabrication de meubles de cuisines et de salles de bain en mélaminé. Elle commercialise ses produits auprès de la grande distribution ou auprès de spécialistes de la cuisine.

La société Moderna France (ci-après " Moderna ") fabrique des cuisinettes et des éviers en inox à destination des professionnels et des industries.

Les parties ont entretenu des relations commerciales pendant 17 années, de 1996 à 2013 au cours desquelles la société Neoform a conçu et fabriqué des meubles de cuisine, et notamment des meubles sous évier, pour les besoins de la société Moderna.

La société Neoform vendait à la société Moderna différents types de produits : des meubles sous évier nécessaires à la constitution de " cuisinettes ", des meubles sous évier destinés aux " cuisinettes Harmonie " et des tablettes destinées à la gamme " Harmonie ".

A partir d'avril 2013, la société Moderna a cessé de passer commande auprès de la société Neoform, sans lui adresser de préavis écrit.

Par courrier recommandé du 17 juillet 2013, la société Neoform a demandé à la société Moderna l'indemnisation du préjudice qu'elle estimait avoir subi du fait de la rupture brutale des relations commerciales établies, soit 668 036 euros, correspondant à un chiffre d'affaires annuel moyen de 560 245 euros, multiplié par un taux de marge de 59,6 %, la somme ainsi obtenue étant encore doublée, la société Neoform prétendant que les produits étaient sous marque de distributeur (MDD).

Par courrier du 29 août 2013, la société Moderna a refusé de faire droit à cette demande, estimant avoir déjà averti oralement Neoform et réfutant la qualification de MDD ainsi que la relation de dépendance économique.

Par acte introductif d'instance du 25 octobre 2013, la société Neoform a assigné la société Moderna devant le Tribunal de commerce de Rennes aux fins d'obtenir l'indemnisation de son préjudice au titre de la rupture brutale des relations commerciales établies.

Par jugement du 4 novembre 2014, le Tribunal de commerce de Rennes a :

- dit que la société Moderna avait rompu brutalement des relations commerciales établies avec la société Neoform Industries, sans lui accorder un préavis dont la durée aurait dû être de trois mois,

- dit que la société Neoform a subi un préjudice certain, et que pour son évaluation, il y a lieu de nommer Madame Régine Daude, expert sur la liste de la Cour d'appel de Rennes, <adresse> avec pour mission de :

- se faire communiquer tous les documents qu'elle considérera utiles à l'accomplissement de sa mission,

- convoquer et entendre les parties, assistées le cas échéant de leurs conseils, et recueillir leurs observations à l'occasion de l'exécution des opérations d'expertise ou de la tenue des réunions,

- estimer la marge brute moyenne réalisée sur les exercices 2010, 2011 et 2012 par la société Neoform Industries avec la société Moderna France, et en tirer la marge brute estimée perdue pour l'exercice 2013 durant le préavis non accordé de trois mois,

- faire connaître son avis aux parties, par écrit au moyen d'une note de synthèse, en vue de recueillir leurs dernières observations, et y répondre avant le dépôt de son rapport,

- dresser un rapport écrit de sa mission et le déposer au greffe du Tribunal de commerce de Rennes dans un délai de trois mois à compter du versement de la provision,

- dit que Monsieur Claude Bertin, juge de ce tribunal, est chargé du contrôle de la mesure d'instruction et que l'expert le tiendra informé de l'avancement des opérations,

- dit que le présent jugement sera notifié à Madame Daude qui fera connaître sans délai, après examen du dossier, son acceptation ou son refus de la mission, et qu'en cas de refus de l'expert, il sera procédé à son remplacement par ordonnance du juge chargé du contrôle,

- dit que l'expert pourra s'adjoindre tout sapiteur de son choix,

- dit que la société Neoform consignera la somme de 1 000 euros à titre de provision pour les honoraires de l'expert dans le délai d'un mois suivant le rendu du jugement,

- dit qu'à l'issue de la première ou au plus tard de la deuxième réunion des parties, l'expert dressera un programme de ses investigations et évaluera d'une manière aussi précise que possible le montant prévisible de ses honoraires et de ses frais, et fera connaître au juge la somme globale qui lui paraît nécessaire pour en garantir le recouvrement, et sollicitera, le cas échéant, le versement d'une consignation supplémentaire,

- dit que Messieurs les greffiers sont autorisés à rendre aux parties ou à leurs conseils, leurs dossiers,

- dit qu'il n'y a pas lieu à ce stade de la procédure de statuer sur les demandes formulées au titre de l'article 700 du Code de procédure civile,

- ordonné l'exécution provisoire du présent jugement,

- réservé les dépens,

- liquidé les frais de greffe à la somme de 104,52 euros tels que prévus aux articles 695 et 701 du Code de procédure civile.

LA COUR,

Vu l'appel interjeté le 22 décembre 2014 par la société Neoform Industries ;

Vu le rapport d'expertise établi le 9 juin 2016 par Madame Daude, expert près la Cour d'appel de Rennes ;

Vu le jugement du 14 février 2017 du Tribunal de commerce de Rennes, qui a homologué le rapport d'expertise du 9 juin 2016 et s'est dessaisi au profit de la Cour d'appel de Paris sur l'évaluation du préjudice, sur le fondement de l'effet dévolutif de l'appel ;

Vu les dernières conclusions déposées et notifiées le 4 avril 2017 par la société Neoform Industries, par lesquelles il est demandé à la cour de :

- confirmer le jugement du Tribunal de commerce de Rennes du 4 novembre 2014 en ce qu'il a dit que la société Moderna France avait rompu brutalement des relations commerciales établies avec la société Neoform Industries, sans lui accorder de préavis,

- le réformer pour le surplus et en conséquence,

- fixer le délai de préavis à 36 mois,

- condamner la société Moderna France à verser à la société Neoform Industries la somme de 957 116 euros en réparation du préjudice subi par la rupture brutale des relations commerciales, majorée des intérêts au taux légal à compter de l'assignation, lesdits intérêts capitalisés en application de l'article 1154 ancien du Code civil, devenu 1343-2 du même code,

à titre subsidiaire,

- fixer le délai de préavis à 36 mois,

- condamner la société Moderna France à verser à la société Neoform Industries une somme n'étant pas inférieure à 618 510 euros, au titre des dommages et intérêts en réparation de la perte de marge sur coûts variables subie durant le préavis non accordé, outre la capitalisation des intérêts en application de l'article 1154 du Code civil, devenu 1343-2 du même code,

en tout état de cause,

- condamner la société Moderna France à verser à la société Neoform Industries la somme de 25 000 euros au titre des frais irrépétibles de première instance et d'appel, en application de l'article 700 du Code de procédure civile,

- condamner la société Moderna France aux entiers dépens ;

Vu les dernières conclusions déposées et notifiées le 11 mai 2017 par la société Moderna France, intimée, par lesquelles il est demandé à la cour de :

- déclarer la société Neoform Industries irrecevable et mal fondée en son appel et en toutes ses demandes, fins et conclusions,

- l'en débouter,

- infirmer le jugement du Tribunal de commerce de Rennes du 4 novembre 2014, en ce qu'il a considéré que la société Neoform Industries a subi un préjudice certain qui doit être indemnisé,

subsidiairement, pour le cas où la cour d'appel estimerait que la société Neoform Industries a subi un préjudice :

- confirmer le jugement du Tribunal de commerce de Rennes du 4 novembre 2014 en ce qu'il a :

- rejeté la qualification de produits vendus sous marque de distributeur pour les produits vendus par la société Neoform Industries à la société Moderna France,

- dit que la société Neoform Industries n'apporte aucun document comptable probant permettant d'apprécier la marge brute réellement réalisée par la société Neoform Industries sur le chiffre d'affaires réalisé avec la société Moderna France,

- dit que Neoform doit être indemnisée pendant le préavis non accordé de trois mois,

- homologé le rapport d'expertise de Madame Régine Daude du 9 juin 2016 en ce qu'il précise que :

- seul le chiffre d'affaires réalisé par Neoform Industries sur la vente des produits à Moderna pendant l'exercice 2012 doit être pris en compte pour le calcul du préjudice de Neoform Industries,

- le chiffre d'affaires de Neoform Industries pour la détermination de son préjudice s'élève à 121 805 euros HT,

- le gain manqué de Neoform Industries est constitué par la marge sur coûts variables de 31,91% qui aurait été réalisée sur les produits vendus par Neoform Industries à Moderna France pendant la durée du préavis fixée à 3 mois,

- le gain manqué de Neoform s'élève à 38 868 euros HT, très subsidiairement, pour le cas où le tribunal estimerait que le préjudice subi par Neoform Industries consiste en la perte d'une marge brute de négoce pendant la durée du préavis fixée à 3 mois :

- dire que la moyenne du taux de marge brute de 55,60 % invoquée par la société Neoform Industries est erronée,

- dire que la moyenne du taux de marge brute de négoce de la société Neoform Industries est de 52,11 %,

- dire que le gain manqué par la société Neoform Industries avec une marge brute de négoce s'élève à 63 472 euros HT,

en tout état de cause,

- condamner la société Neoform Industries à verser à la société Moderna France la somme de 25 000 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile pour ses frais irrépétibles de première instance et d'appel,

- condamner la société Neoform Industries aux dépens de première instance et d'appel incluant les frais d'expertise ayant abouti au rapport d'expertise de Madame Régine Daude du 9 juin 2016, lesquels seront recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 Code de procédure civile ;

SUR CE

Sur la rupture brutale des relations commerciales établies

Aux termes de l'article L. 442-6 I 5° du Code de commerce " Engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers : De rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels. Lorsque la relation commerciale porte sur la fourniture de produits sous marque de distributeur, la durée minimale de préavis est double de celle qui serait applicable si le produit n'était pas fourni sous marque de distributeur ".

Les dispositions qui précèdent ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d'inexécution, par une des parties, de ses obligations ou en cas de force majeure.

Il n'est pas contesté que les parties ont entretenu des relations commerciales pendant 17 années.

Les deux sociétés s'opposent sur la brutalité de la rupture, la société Moderna prétendant avoir continué à approvisionner la société Neoform, de sorte que seule une rupture partielle pourrait lui être imputée, tandis que celle-ci soutient que les relations commerciales ont été rompues brutalement par la société Moderna lorsque celle-ci a cessé de passer commande auprès d'elle au mois d'avril 2013, sans lui adresser de préavis écrit.

La société Moderna démontre s'être approvisionnée auprès de la société Ouest Post Forming pour certains produits de la gamme Harmonie, postérieurement au mois d'avril 2013, mais sans établir le lien juridique de cette société tiers avec la société Neoform que celle-ci n'a absorbé qu'en septembre 2013, soit postérieurement à la rupture.

Il ressort des pièces versées aux débats par les parties que, postérieurement au mois d'avril 2013, la société Moderna a adressé six factures (P0147346, P0147612, P0147761, P0147871, P0148377, B0006720) au nom de la société Neoform, pour un montant total de 6 968,17 euros HT (pièces 35, 36, 37 & 38 de l'appelante et pièce 26 de l'intimée). Il est établi, par ailleurs, par le commissaire aux comptes de la société Neoform, ainsi que par le rapport d'expertise judiciaire du 9 juin 2016, que le flux d'affaires réalisé par la société Neoform avec la société Moderna représentait 657 781 euros HT en 2010, 545 845 euros HT en 2011 et 477 108 euros en 2012.

Il résulte de ces chiffres qu'après avril 2013, seul un flux commercial très résiduel subsistait entre les parties, ce qui caractérise une rupture brutale, et non partielle, des relations commerciales établies.

Ainsi, la société Moderna est responsable d'avoir rompu brutalement les relations commerciales établies qu'elle entretenait depuis 17 ans avec la société Neoform en avril 2013, sans préavis écrit.

Sur la durée du préavis

La société Neoform prétend qu'un préavis d'une durée qui ne saurait être inférieure à 18 mois aurait dû lui être accordé par la société Moderna. Elle estime en effet que le préavis de trois mois accordé par les premiers juges est insuffisant, au regard de la durée des relations commerciales, qui " constitue le seul critère légal de détermination de la durée du délai de prévenance raisonnable ", ces relations s'étant poursuivies de manière continue pendant 17 ans, ainsi que des principales caractéristiques de ces relations, comme la perte d'un cocontractant leader en France, ou les difficultés de reconversion.

La société Neoform estime que " Ce n'est qu'après avoir défini un délai raisonnable de préavis, sur la base du critère légal de la durée des relations commerciales, que le juge peut considérer que les circonstances de la rupture ou l'état de dépendance économique dans lequel se trouve la victime justifient son allongement. Mais en aucun cas, l'absence d'un état de dépendance économique de la victime de la rupture à l'égard de son auteur, ne saurait justifier une réduction du délai de prévenance établi selon le critère légal de la durée des relations commerciales. La mise en œuvre d'un tel raisonnement aboutirait à un résultat complètement contraire à la lettre et à l'esprit de la loi ".

Elle critique donc le raisonnement du tribunal de commerce qui a jugé en page 6 que " Le chiffre d'affaires réalisé par la demanderesse avec Moderna sur les trois dernières années précédant la rupture est relativement faible, soit une moyenne de 2 % de son chiffre d'affaires global [...] ; qu'au regard de ce pourcentage, non contesté par la demanderesse, et au vu de son chiffre d'affaires total moyen réalisé sur les trois derniers exercices précédant la rupture, soit plus de 26 millions d'euros (26 210 667 euros), Neoform ne peut sérieusement considérer un délai de prévenance de 18 mois, d'autant qu'au cours des trois exercices considérés bien que le chiffre réalisé avec Moderna baissait chaque année de manière sensible, elle voyait son chiffre global augmenter ; ce qui laisse à penser qu'elle n'aura pas connu de difficultés de reconversion à la suite de l'arrêt des commandes par Moderna ".

La société Moderna affirme au contraire qu'un préavis de trois mois était suffisant compte tenu du faible chiffre d'affaires réalisé entre les parties ainsi que de l'absence d'investissements spécifiques ou de difficultés de reconversion éprouvées par la société Neoform.

La durée du préavis dépend du temps nécessaire au partenaire évincé pour trouver une solution alternative. Elle doit être appréciée au regard de la durée de la relation commerciale établie et des usages en matière commerciale, mais également de toutes les circonstances qui rendent difficiles la reconversion de la victime, à savoir principalement son degré de dépendance à l'égard de l'auteur de la rupture, entendu comme la part de son chiffre d'affaires réalisée avec lui (qui peut par exemple résulter de relations d'exclusivité), la difficulté à trouver un autre partenaire sur le marché de rang équivalent (notoriété du produit échangé, caractère difficilement substituable), les caractéristiques du marché en cause, les obstacles à une reconversion (en terme de délais, de bail, de coûts d'entrée dans une nouvelle relation) et l'importance des investissements effectués dédiés à la relation. Ces critères doivent être appréciés au moment de la rupture.

La reconversion effective de la victime, intervenue après la rupture, ne peut venir modérer l'évaluation du préjudice, mais elle peut être prise en compte au niveau de la durée du préavis, en ce que cette reconversion démontre rétroactivement que la victime pouvait trouver des solutions alternatives au moment de la rupture.

Il en résulte que le tribunal pouvait tenir compte de l'absence de dépendance économique de la société Neoform, dont il n'est pas contesté qu'elle réalisait près de 2 % de son chiffre d'affaires avec Moderna, pour réduire la durée du préavis, l'objectif de la loi n'étant pas de n'évaluer la durée du préavis que sur la durée des relations commerciales, critère qui est en soi insuffisant pour évaluer les facultés de reconversion de la victime. Les circonstances entourant la rupture énoncées supra sont fondamentales pour apprécier celles-ci. De même, en concluant à l'absence de difficultés de reconversion de la société Neoform, en se fondant sur la hausse de son chiffre d'affaires global concomitante de la baisse de son chiffre d'affaires réalisé avec Moderna, le tribunal n'a pas enfreint le principe selon lequel le délai du préavis suffisant s'apprécie en tenant compte de la durée de la relation commerciale et des autres circonstances au moment de la notification de la rupture (c'est la cour qui souligne).

Toutefois, compte tenu de la durée de la relation commerciale entre les parties, de 17 ans, ainsi que de l'absence de situation de dépendance économique de la société Neoform, qui réalisait près de 2 % de son chiffre d'affaires avec la société Moderna, dont le chiffre d'affaires réalisé avec la société Moderna baissait depuis 2010 (de 2,63 % à 1,78 %), et des autres caractéristiques de la relation, la cour évalue à six mois la durée du préavis qui aurait dû être respecté et infirme donc le jugement entrepris sur ce point.

Sur la qualification de produits sous marque de distributeurs

La société Neoform soutient qu'elle conçoit et fabrique des meubles de kitchenettes spécialement adaptés aux besoins de la société Moderna, qui sont ensuite vendus sous marque de distributeur (MDD). Elle sollicite ainsi le doublement du délai de préavis, conformément aux dispositions spécifiques prévues par l'article L. 442-6 I 5° du Code de commerce.

Cette allégation est contestée par la société Moderna, qui expose que : les caractéristiques de ces produits ne sont pas définies par la société Moderna France ; les produits ne sont pas vendus ou revendus par la société Moderna France mais incorporés dans d'autres produits ; les produits ne sont pas vendus par la société Moderna France au consommateur final ; enfin, les produits ne sont pas vendus sous marque distributeur, puisqu'aucune marque n'a été déposée ou enregistrée par la société Moderna France pour ses cuisinettes.

L'article L. 112-6 alinéa 2 du Code de la consommation dispose qu' " Un produit est considéré comme vendu sous marque distributeur lorsque ses caractéristiques ont été définies par l'entreprise ou le groupe d'entreprises qui en assure la vente au détail et est propriétaire de la marque sous laquelle il est vendu ".

Quatre critères cumulatifs doivent être réunis pour qu'un produit soit qualifié de produit "MDD" :

- les caractéristiques du produit doivent être définies par le distributeur ;

- le produit est destiné à la vente (revente) au détail ;

- le produit doit faire l'objet d'une vente (revente) par le distributeur ;

- le produit doit être vendu (revendu) sous une marque dont le distributeur est propriétaire.

Or, en l'espèce, aucune de ces conditions n'est réunie. Les meubles sous évier vendus à Moderna par Neoform sont destinés à être incorporés dans des cuisinettes vendues à des commerçants, et non aux consommateurs finals, et ne sont pas revendus en l'état. Les pièces produites par Neoform à l'appui de ses prétentions pour démontrer les préconisations techniques de Moderna sont des plans établis par elle-même, qui ne démontrent pas que les spécificités des produits ont été définies par Moderna. Enfin, il n'est pas démontré que ces produits soient vendus sous marque Moderna.

Aussi, les produits considérés ne sont pas des produits sous marque de distributeur, et la société Moderna ne peut revendiquer le doublement du délai de préavis prévu pour les produits vendus sous marque distributeur.

Au vu de ce qui précède, il convient de retenir qu'un délai de prévenance d'une durée de six mois aurait dû être respecté par la société Moderna à l'égard de Neoform.

Sur le préjudice

Sur le rapport d'expertise judiciaire du 9 juin 2016

La société Neoform estime que les documents comptables, certifiés par son commissaire au compte, versés aux débats étaient de nature à permettre au juge de première instance d'évaluer le montant du préjudice subi au titre de la rupture brutale des relations commerciales établies et qu'il n'y a pas lieu de prendre en compte l'expertise.

La société Moderna demande l'homologation du rapport d'expertise.

En l'absence de demande circonstanciée des parties, et considérant que le rapport d'expertise du 9 juin 2016 a été établi contradictoirement et a été régulièrement versé aux débats, il y a lieu de prendre ses conclusions en considération.

Sur le quantum du préjudice

La société Neoform soutient qu'il convient d'évaluer le préjudice qu'elle a subi en prenant en compte les taux de marge brute réalisés au cours des trois exercices précédant la rupture (2010, 2011 et 2012). Elle déclare un taux de marge brute moyen de 55,60 %. Subsidiairement, elle demande l'application d'un taux moyen de marge sur coûts variables de 35,93 %. Elle prétend avoir versé au débat les documents probatoires nécessaires à l'évaluation du quantum du préjudice.

La société Moderna conteste les calculs effectués par la société Neoform, qu'elle considère être faussés au motif que la marge brute ne constitue pas la référence pertinente dans le cadre du secteur de la production industrielle. Au contraire, elle prétend que seule la marge sur coûts variables permettrait de mettre en évidence la marge perdue sur les produits fabriqués, à savoir la différence entre le chiffre d'affaires et l'ensemble des coûts de production du produit concerné. En outre, elle expose que les taux de marge brute attestés par la société Neoform ne peuvent être pris en compte puisqu'ils portent sur les marges réalisées sur la totalité des produits qu'elle a fabriqués et non sur les seules productions effectuées au profit de la société Moderna. Enfin, elle affirme qu'il convient de ne prendre en compte que l'exercice 2012, comme l'a fait l'expert dans son rapport d'expertise du 9 juin 2016.

La victime de la rupture brutale peut réclamer à son cocontractant une indemnisation au titre du gain manqué.

Le gain manqué correspond à la marge que la victime de la rupture pouvait escompter tirer de ses relations commerciales avec le partenaire fautif pendant la durée du préavis qui aurait dû être respecté.

Le préjudice s'évalue, traditionnellement, en comparant la marge qui aurait dû être perçue en l'absence de pratiques délictueuses, pendant le préavis qui aurait dû être octroyé, à la marge effectivement perçue. La référence à retenir est la marge sur coûts variables, définie comme la différence entre le chiffre d'affaires dont la victime a été privée sous déduction des charges qui n'ont pas été supportées du fait de la baisse d'activité résultant de la rupture.

Le calcul consiste à déterminer la moyenne mensuelle de la marge sur coûts variables sur deux ou trois exercices précédant la rupture, les années à retenir pouvant parfois être discutées, certaines pouvant être atypiques, et à multiplier le montant obtenu par le nombre de mois de préavis dont aurait dû bénéficier la victime de la rupture.

La cour écarte ici la prise en compte du chiffre d'affaires de la seule année 2012, pratiquée par l'expert ainsi que par la société Moderna, qui ne motivent pas suffisamment ce choix, la moyenne des trois années précédant la rupture lui paraissant refléter davantage la réalité des relations.

Par ailleurs, il n'est pas démontré que la marge réalisée sur les produits vendus à Moderna diffère sensiblement de celle réalisée sur les autres produits que fabrique Neoform, de sorte qu'il n'y a pas lieu de corriger sur ce point la marge calculée par l'expert judiciaire.

Si la société Neoform expose que son préjudice doit être évalué à partir des attestations de son commissaire aux comptes, il convient de préciser que ce document établi à sa demande, en vue de déterminer le chiffre d'affaires et la marge perdue par Neoform, peut être utilement pris en compte comme base de calcul dès lors qu'il est assorti de documents comptables, notamment des bilans de la société pour les trois derniers exercices comptables et que, complété par les observations de cette société aux objections de la partie adverse, il a été soumis à la libre discussion des parties. Ces chiffres sont d'ailleurs corroborés par l'expert judiciaire (page 9 de son rapport), qui évalue le chiffre d'affaires annuel perdu comme la moyenne des chiffres d'affaires réalisés par Neoform avec Moderna de 2010 à 2012, soit 573 811 euros ((674 420 + 559 794 + 487 219)/3). Sur six mois, ce chiffre s'élève à 286 905 euros.

L'expert a calculé la marge sur coûts variables réalisée de 2010 à 2012, par Neoform, qui est pertinente pour apprécier le gain manqué par une entreprise de production victime d'une rupture brutale des relations commerciales établies. La moyenne du taux de marge ainsi calculée est de 35,93 %. Celle-ci n'est pas sérieusement contestée par la société Moderna.

Ainsi, le préjudice subi par la société Neoform Industries s'élève à 103 085 euros (gain manqué 286 905 euros X taux de marge 35,93 %). Cette somme sera majorée des intérêts au taux légal à compter de l'assignation, lesdits intérêts capitalisés en application de l'article 1154 ancien du Code civil, devenu 1343-2 du même code.

Sur les autres demandes

La société Moderna succombant au principal, elle sera condamnée au paiement des dépens.

Elle sera également condamnée au paiement à la société Neoform de la somme de 15 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.

Par ces motifs, confirme le jugement entrepris, sauf sur la durée du préavis ; l'infirme de ce chef ; Et, statuant à nouveau ; fixe le préavis à une durée de six mois ; y ajoutant ; condamne la société Moderna France à verser à la société Neoform Industries la somme de 103 085 euros à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice subi du fait de la rupture brutale des relations commerciales établies, majorée des intérêts au taux légal à compter de l'assignation, lesdits intérêts capitalisés en application de l'article 1154 ancien du Code civil, devenu 1343-2 du même code ; déboute les parties de leurs demandes autres, plus amples ou contraires ; condamne la société Moderna à verser à la société Neoform Industries la somme de 15 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ; condamne la société Moderna aux entiers dépens.