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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 13 septembre 2017, n° 14-25484

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Tranova (SARL)

Défendeur :

Speed France (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Luc

Conseillers :

Mme Mouthon Vidilles, M. Thomas

Avocats :

Mes Boccon Gibod, Freire-Marques, Vignes, Lingot, Radtke

T. com. Lyon, du 3 nov. 2014

3 novembre 2014

FAITS ET PROCÉDURE

En 2009, souhaitant se spécialiser dans le développement et la commercialisation de produits, dont des fils synthétiques, destinés au monde agricole et plus particulièrement à la viticulture et à l'arboriculture, la société Tranova a procédé à la recherche d'un fabricant de fils et est entrée en relation d'affaires avec la société Speed France qui est un fabricant de tous types de fils pour des applications très variées. Elle l'a chargée de la fabrication de fils en polyamide puis en Poly Ethylène Téréphtalate (PET) adaptés à la viticulture ou à l'arboriculture, sans qu'aucun contrat écrit ne soit formalisé.

Soutenant en substance que la société Speed avait eu un comportement déloyal et contraire aux pratiques commerciales, la société Tranova l'a assignée, par exploit du 29 janvier 2013, devant le Tribunal de commerce de Lyon.

Par jugement en date du 3 novembre 2014, le Tribunal de commerce de Lyon a, au visa des articles L. 442-6, I, 2° et L. 442-6, I, 5° du Code de commerce et 1382 du Code civil :

- débouté la société Tranova de l'ensemble de ses demandes,

- rejeté la demande de dommages et intérêts de la société Speed France,

- condamné la société Tranova à verser à Speed France la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile,

- ordonné l'exécution provisoire de la présente décision,

- condamné la société Tranova aux entiers dépens de l'instance.

La société Tranova a interjeté appel de la décision devant la Cour d'appel de Lyon.

Par ordonnance du 7 avril 2015, le conseiller de la mise en état a déclaré l'appel irrecevable sur le fondement de l'article D. 442-3 du Code de commerce.

La Cour d'appel de Paris est ainsi saisie de l'appel interjeté, par la société Tranova du jugement du Tribunal de Lyon en date du 3 novembre 2014.

LA COUR

Vu les dernières conclusions notifiées le 26 avril 2017 par la société Tranova appelante, par lesquelles il est demandé à la cour de :

Vu l'article L. 442-6 I 2° du Code de commerce,

Vu l'article L. 442-6 I 5° du Code commerce,

Vu l'article 1240 du Code civil,

Vu les articles 1103 et suivants du Code civil,

Vu l'article 1708 du Code civil,

Vu la jurisprudence,

Vu les pièces versées aux débats,

- recevoir la société Tranova en son appel, le dire fondé, y faire droit,

- infirmer en toutes ses dispositions le jugement du 3 novembre 2014 rendu par le Tribunal de commerce de Lyon,

Et statuant à nouveau,

- enjoindre à la société Speed France de restituer l'ensemble des éléments relatifs au procédé de fabrication et à la formulation des produits co-développés avec la société Tranova et relevant du savoir-faire de la société Tranova sous astreinte de 200 euros par jour de retard à compter du prononcé de la décision à intervenir,

- enjoindre à la société Speed France de restituer à la société Tranova les formulations et process qui ont été transmis à des tiers et notamment aux autres usines du groupe sous astreinte de 200 euros par jour de retard à compter du prononcé de la décision à intervenir,

- enjoindre à la société Speed France de renoncer et mettre un terme immédiat à toute fabrication, production et commercialisation directe ou indirecte des produits co-développés avec la société Tranova par quelque moyen que ce soit et sous quelque marque et dénomination que ce soit, sous astreinte de 200 euros par jour de retard à compter du prononcé de la décision à intervenir,

- faire défense à la société Speed France d'exploiter, utiliser ou faire usage de manière directe ou indirecte et de quelque façon que ce soit des éléments relevant du savoir-faire technique et des informations commerciales transmises par Tranova dans le cadre du co-développement des produits entre les deux sociétés, sous astreinte de 200 euros par jour de retard à compter du prononcé de la décision à intervenir,

- enjoindre à la société Speed France de prendre toute mesure utile pour que tous tiers dont les autres usines ou filiales du groupe à qui elle aurait transmis des éléments du savoir-faire de Tranova renoncent et mettent un terme immédiat à toute fabrication, production et commercialisation directe ou indirecte des produits codéveloppés avec la société Tranova par quelque moyen que ce soit et sous quelque marque et dénomination que ce soit, sous astreinte de 200 euros par jour de retard à compter du prononcé de la décision à intervenir,

- condamner la société Speed France à verser à la société Tranova la somme de 737 500 euros à titre de dommages et intérêts, tous dommages confondus avec application de l'anatocisme conformément à l'article 1154 du Code civil,

- débouter la société Speed France de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions contraires,

- condamner la société Speed France au paiement de la somme de 10 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile,

- ordonner la publication de la décision à intervenir au frais de Speed France dans trois journaux spécialisés dans le domaine de la viticulture et de l'arboriculture dont La Vigne,

- condamner la société Speed France aux entiers dépens ;

Vu les dernières conclusions notifiées le 5 mai 2017 par la société Speed France intimée, par lesquelles il est demandé à la cour de :

Vu l'article L. 442-6 I 2° et 5° du Code de commerce,

Vu l'article 1382 du Code civil,

Vu l'article 1315 du Code civil,

Vu l'article 9 du Code de procédure civile,

Vu l'article 202 du Code de procédure civile,

Vu les articles 4 et 5 du Code de procédure civile,

- confirmer le jugement du Tribunal de commerce de Lyon en date du 3 novembre 2014 en ce qu'il a débouté la société Tranova de toutes ses demandes,

- ce faisant, débouter la société Tranova de toutes ses demandes,

- infirmer le jugement du tribunal du commerce de Lyon en date du 3 novembre 2014 en ce qu'il a rejeté la demande d'indemnisation de la société Speed France

- ce faisant, et statuant de nouveau, condamner la société Tranova à verser à la société Speed France la somme à hauteur de 50 000 euros au visa de l'article 1382 du Code civil,

En tout état de cause,

- condamner la société Tranova à verser à la société Speed France la somme à hauteur de 65 000 euros au visa de l'article 700 du Code de procédure civile,

- la condamner aux entiers dépens de l'instance ;

SUR CE

Sur le détournement de savoir-faire,

La société Tranova soutient en substance que la société Speed France a détourné son savoir-faire dans la mesure où au début de leur collaboration, elle ne proposait pas de fils en polyamide de 2,6 mm et de fils en PET qu'elle souhaitait et pour lesquels elle-même a dû investir pendant plusieurs mois pour la fabrication des premiers et plusieurs années pour les seconds. Elle affirme que le développement de ces produits émane de sa volonté et qu'à ce titre, elle a apporté son savoir-faire, ses connaissances techniques et son expérience acquise du marché de la viticulture et de l'arboriculture. Elle conteste la qualification retenue par le Tribunal de commerce de Lyon qui a considéré que la relation entre les deux sociétés était une relation entre un fournisseur et un distributeur. Elle soutient que, malgré l'absence de formalisme, leur collaboration était un contrat d'entreprise dès lors qu'il existait une spécificité du produit fabriqué selon des descriptions techniques convenues à l'avance entre les parties, et dont le prix a été fixé en commun. Elle sollicite que soit fait défense à la société Speed France d'exploiter, d'utiliser ou de faire usage directement ou indirectement des éléments relevant de son savoir-faire technique et des informations commerciales qu'elle lui a transmis dans le cadre du co-développement des produits, sous astreinte de 200 euros par jour de retard à compter du prononcé de la décision à venir.

La société Speed France réplique que la demande en revendication est irrecevable aux motifs qu'elle est non spécifiée et indéterminée quant à son objet. Elle souligne que la société Tranova fait une demande de restitution de l'ensemble des éléments et des procédés relevant de son savoir-faire sans définir précisément quels éléments lui appartiendraient et quels procédés relèveraient de son savoir-faire. Elle ajoute que la demande est infondée dans la mesure où le savoir-faire est inexistant. Elle soutient qu'aucune information n'était secrète puisque toutes émanaient de documents publicitaires de fabricants de fils agricoles, accessibles à tous. Elle précise qu'aucune information n'est substantielle puisqu'aucune connaissance technique n'a été transmise. Elle relève également qu'aucun document ne formalise le savoir-faire. Elle conclut donc au rejet des demandes d'injonction de cesser sa commercialisation et sa fabrication dès lors que la société Tranova ne justifie d'aucun droit de propriété intellectuelle sur les produits en cause puisque le brevet qu'elle invoque porte sur un dispositif de palissage et que la société Tranova ne démontre aucun savoir-faire. Elle soutient également l'absence de co-développement de produits entre les deux sociétés dès lors qu'elle était déjà présente sur le marché.

C'est à juste titre que les premiers juges, rappelant les dispositions de l'article 1315 du Code civil, ont considéré que la société Tranova sur laquelle pèse la charge de la preuve du détournement de savoir-faire qu'elle invoque, ne démontre pas avoir apporté un savoir-faire quelconque ou des procédés de fabrication particuliers ou de formulation chimique afin d'arriver au produit final de sorte que les relations entre les parties ne dépassaient pas le cadre normal des échanges entre un fournisseur fabricant et son client distributeur.

En effet, il résulte des pièces versées aux débats qu'en 2009, la société Speed France qui était spécialisée depuis plus de 30 ans dans la fabrication de fils synthétiques par extrusion selon un procédé standardisé, fabriquait selon les besoins de ses clients des fils en polyamide dans un diamètre compris entre 1,6 mm et 4 mm, un allongement à la rupture compris entre 10 et 30 % et une résistance à la traction comprise entre 10 et 700 Kg, que de 2009 à 2010, la société Tranova souhaitant se spécialiser dans le développement et la commercialisation de produits destinés à la viticulture et l'arboriculture (palissage de vignes et arboricoles, structures pare-grêles) a commandé du fil en polyamide de diamètre 2,6 mm qu'elle considérait comme "idéal" pour la viticulture et qu'elle a commercialisé sous la marque Loneo et qu'à compter de 2010, elle a sollicité de la société Speed France la fabrication de fils en PET (Poly Ethylène Téréphtalate) qui étaient moins onéreux et nécessitant un faible allongement.

C'est vainement que la société Tranova soutient que la société Speed France s'est approprié son savoir-faire, ses connaissances techniques et son expérience commerciale du marché viticole et arboricole afin de développer et produire des fils en polyamide ou PET destinés à ce marché. Si elle justifie bien d'une expérience commerciale sur ce marché, sur lequel au demeurant la société Speed intervenait déjà par l'intermédiaire notamment de la société Soufflet Vigne elle ne caractérise aucunement le savoir-faire technique qu'elle aurait transmis à la société Speed pour l'élaboration des fils en cause. A cet égard, la cour constate qu'elle se garde de communiquer un quelconque cahier des charges et/ou tout document attestant de la transmission d'un quelconque savoir-faire sur lequel elle reste particulièrement taisante. Il apparaît qu'en réalité, la société Tranova à l'instar des autres clients de la société Speed (pièces intimée n° 16 à 33), a commandé à cette dernière la fabrication de fils en polyamides puis en PET en lui transmettant nécessairement les caractéristiques qu'elle souhaitait (diamètre, résistance à la traction...) puis en a validé la production à réception des tests réalisés par la société Speed En outre, la société Speed justifie avoir été contactée dès 2000 par la société Soufflet Vigne afin de procéder à l'analyse et à des tests comparatifs sur des fils en PET (Deltex) et des fils en polyamide de 2,6 mm destinés à la viticulture. Par ailleurs, les tests que la société Speed a réalisés pour le compte de la société Tranova ne constituent aucunement des données confidentielles. Enfin, les attestations (pièces appelante n° 76 à 82) communiquées par la société Tranova ne présentent aucune valeur probatoire dans la mesure où il existe un fort doute quant à l'impartialité de leur auteur respectif dès lors qu'elles émanent de préposés de la société Tranova ou de personnes en relation d'affaires avec elle, ou encore d'un ancien directeur général de la société Speed qu'il a quittée, selon ses propres termes, "précipitamment...en avril 2010" - et avec laquelle il a été en litige.

Faute de justifier de la transmission d'un quelconque savoir-faire technique ayant permis la fabrication des fils en cause, la société Tranova sera déboutée de l'ensemble de ses demandes d'injonction et d'indemnisation relatives au détournement de savoir-faire. Le jugement entrepris sera donc confirmé de ces chefs.

Sur le déséquilibre significatif,

La société Tranova excipe de l'existence d'un déséquilibre significatif dans la mesure où la société Speed France aurait profité des connaissances techniques et commerciales qu'elle lui a apportées pour créer un produit satisfaisant mais a refusé l'exclusivité qu'elle sollicitait. De plus, elle avance que la société Speed France lui aurait communiqué des prix qui ne lui auraient pas permis de revendre les produits à ses clients. Par ailleurs, la société Tranova affirme que la formation de la société Speed France pour la fabrication du produit a duré plus de trois ans de sorte qu'il était impossible pour la société Tranova de trouver un autre industriel pour réaliser en peu de temps le travail effectué par la société Speed France. Ainsi, la société Speed France aurait utilisé à son profit la relation de dépendance qu'elle entretenait avec la société Tranova créant un déséquilibre significatif au détriment de cette dernière.

La société Speed France soutient que le refus d'une exclusivité n'est pas constitutif d'un déséquilibre significatif. Elle considère que la société Tranova ne sollicitait pas une exclusivité mais plus précisément un accord de licence aux fins de fabrication alors qu'elle ne dispose d'aucun droit de propriété intellectuelle sur le produit. Elle conteste un quelconque abus dans la fixation des prix dans la mesure où celle-ci a résulté d'un accord entre les parties, n'ayant fait l'objet d'aucune contestation de la part de la société Tranova. Elle précise que la fixation du prix échappe au contrôle du déséquilibre significatif.

Il a été vu ci-dessus que la société Tranova ne rapportait pas la preuve de la transmission d'aucun savoir-faire de sorte que le refus d'exclusivité opposé par la société Speed est justifié et ne peut constituer une tentative de soumission à un déséquilibre significatif. En outre, il résulte des pièces versées aux débats que si les parties ont envisagé une collaboration concernant la commercialisation des fils en cause sous la marque Loneo déposée par la société Tranova et destinée au marché viticole, dès le mois de mai 2010, la société Speed a indiqué par mail à la société Tranova qu'elle ne pouvait accepter un contrat d'exclusivité concernant les monofilaments agricoles - de sorte que c'est vainement que la société Tranova soutient que la société Speed l'aurait entretenue dans l'illusion d'un accord sur une exclusivité avant de se rétracter. Par ailleurs, par mail du 29 juin 2012 adressé en réponse à l'envoi des tarifs proposés par la société Speed France la société Tranova n'a émis aucune objection. Par suite, la preuve d'une tentative de soumission à un déséquilibre significatif n'est pas établie. Le jugement entrepris sera également confirmé de ce chef.

Sur la rupture brutale des relations commerciales,

La société Tranova soutient que la rupture des relations commerciales est brutale dans la mesure où la société Speed France a mis un terme au partenariat alors que la société Tranova croyait légitimement en l'existence d'une exclusivité. Elle demande l'infirmation du jugement du Tribunal de commerce de Lyon en ce qu'il a retenu l'absence de rupture des relations commerciales aux motifs que la société Speed France n'avait refusé aucune vente à la société Tranova. Elle affirme que la rupture des relations commerciales est imputable à la société Speed France qui l'a évincée du marché en lui imposant des conditions impossibles à remplir de sorte que la société Tranova ne pouvait acheter le produit développé en commun au tarif proposé.

La société Speed France oppose l'absence de rupture brutale des relations commerciales, soutenant n'avoir jamais refusé de vendre les produits à la société Tranova de sorte que l'initiative de la rupture émane de la propre volonté de cette dernière. Elle affirme avoir expressément fait part à la société Tranova de son refus d'exclusivité sur la commercialisation du fil en PET, ne laissant ainsi aucun espoir à la société Tranova d'obtenir cette exclusivité.

La société Tranova ne justifie aucunement que la société Speed ait refusé de répondre à une quelconque commande de fabrication de fils de sa part et il apparaît que les relations commerciales ont cessé du fait de l'absence de commandes par la société Tranova qui souhaitait obtenir une exclusivité que lui a refusée la société Speed sans qu'il puisse en être fait grief à cette dernière. Par suite, la société Speed France n'est pas l'auteur de la rupture des relations commerciales. Le jugement entrepris sera donc confirmé en ce qu'il a débouté la société Tranova des demandes formées à ce titre.

En conséquence, la société Tranova qui ne justifie d'aucun manquement de la société Speed sera déboutée de sa demande en paiement d'une somme de 735 500 euros à titre de dommages et intérêts, tous préjudices confondus.

Sur la demande formée au titre de la procédure abusive par la société Speed France

Cette demande en dommages et intérêts ne peut prospérer dans la mesure où l'exercice d'un droit ne peut à lui seul justifier une telle condamnation et où l'abus de ce droit n'est, au cas particulier, pas démontré. Par suite, le jugement entrepris sera confirmé de ce chef.

Sur les autres demandes,

Compte tenu du sens du présent arrêt, la demande de publication de l'arrêt formée par la société Tranova n'est pas justifiée et sera en conséquence rejetée.

En définitive le jugement entrepris sera confirmé dans toutes ses dispositions et la société Tranova qui succombe essentiellement en appel, en supportera les dépens et devra verser à la société Speed la somme de 20 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.

par ces motifs, LA COUR, confirme le jugement entrepris en toutes ses dispositions ; et y ajoutant, déboute la société Tranova de sa demande de publication de l'arrêt ; condamne la société Tranova aux dépens de l'appel ; condamne la société Tranova à verser à la société speed la somme supplémentaire de 20.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.