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Décisions

Cass. com., 8 novembre 2017, n° 16-10.850

COUR DE CASSATION

Arrêt

Rejet

PARTIES

Demandeur :

Mariage frères (SA), Maisons de thé Mariage frères (SA)

Défendeur :

Bouqdib, TWG Tea (Sté), Mizrahi, The Wellness Group (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Mouillard

Rapporteur :

M. Sémériva

Avocats :

la SCP Ortscheidt, la SCP Hémery, Thomas-Raquin

Paris (pôle 5, ch. 1), du 1er déc. 2015

1 décembre 2015

LA COUR : - Attendu, selon l'arrêt attaqué (Paris, 1er décembre 2015), que les sociétés Mariage frères et Maisons de thé Mariage frères (les sociétés Mariage frères), exposant notamment qu'elles avaient développé un concept propre d'art français du thé, notamment par la création d'une identité visuelle et le dépôt de nombreuses marques, ont agi contre M. Bouqdib, ancien salarié, M. Mizrahi, qui avait notamment réalisé leur logo, ainsi que contre les sociétés singapouriennes Wellness Group et TWG Tea, en contrefaçon de marques et de droit d'auteur, et concurrence déloyale et parasitaire par copie, dans plusieurs pays d'Asie, des éléments caractérisant cette identité visuelle ; que M. Mizrahi a objecté la déchéance de certaines de ces marques et formé des demandes reconventionnelles, notamment en contrefaçon de ses propres droits d'auteur ;

Sur le premier moyen du pourvoi principal : - Attendu que les sociétés Mariage frères font grief à l'arrêt de rejeter leurs demandes fondées sur la concurrence déloyale et le parasitisme alors, selon le moyen : 1°) que selon l'article 6.2 du Règlement (CE) n° 864/2007 sur la loi applicable aux obligations non contractuelles, dit " Rome II ", lorsqu'un acte de concurrence déloyale affecte exclusivement les intérêts d'un concurrent déterminé, l'article 4 est applicable ; que selon l'article 4 du même Règlement, sauf disposition contraire du Règlement, la loi applicable à une obligation non contractuelle résultant d'un fait dommageable est celle du pays où le dommage survient, quel que soit le pays où le fait générateur du dommage se produit et quels que soient le ou les pays dans lesquels des conséquences indirectes de ce fait surviennent ; qu'en faisant application de la loi de Singapour à l'action engagée par les sociétés Mariage frères, qui reprochaient à la société TWG Tea et à M. Bouqdib des actes de concurrence déloyale constitués par une communication déloyale s'inscrivant dans le droit fil de celle des sociétés Mariage frères pour créer et entretenir une confusion avec elles, le débauchage déloyal de salariés en France, l'usage déloyal d'informations privilégiées et des actes de parasitisme, tous ces actes affectant exclusivement les intérêts des sociétés Mariage frères, la cour d'appel a violé par fausse application les articles 6.1 et 6.3 du Règlement dit " Rome II " et, par refus d'application, les articles 4.1 et 6.2 du même Règlement ; 2°) que selon l'article 6.1 du règlement (CE) n° 864/2007 sur la loi applicable aux obligations non contractuelles, dit " Rome II ", la loi applicable à une obligation non contractuelle résultant d'un acte de concurrence déloyale est celle du pays sur le territoire duquel les relations de concurrence ou les intérêts collectifs des consommateurs sont affectés ou susceptibles de l'être ; qu'en faisant application de la loi de Singapour, motifs pris que la société TWG Tea n'a aucune activité commerciale en France et que les actes de concurrence déloyale qui lui sont reprochés n'ont pu avoir lieu qu'à Singapour, de sorte que le pays dans lequel les relations de concurrence et le marché sont susceptibles d'être affectés est bien l'Etat de Singapour, sans rechercher, comme elle y était invitée, si la loi française n'avait pas vocation à régir le litige dès lors que le projet de création de la société TWG Tea émanait de la rencontre et de la concertation de MM. Bouqdib et Murjani à Paris, que le débauchage des salariés des sociétés Mariage frères était survenu en France et qu'y avaient été signés les contrats de travail avec la société TWG Tea, que les fournisseurs des sociétés Mariage frères, contactés par la société TWG Tea, étaient établis en France, que M. Mizrahi, prestataire exclusif des sociétés Mariage frères depuis vingt-trois ans pour les lettrages et la peinture de ses boîtes travaillait désormais pour le compte de la société TWG Tea en France, de sorte que la relation de concurrence ou les intérêts collectifs des consommateurs étaient affectés en France, ou susceptibles de l'être, par les actes de concurrence déloyale et de parasitisme imputés à la société TWG Tea et à M. Bouqdib, la cour d'appel n'a pas légalement justifié sa décision au regard de l'article 6.1 du règlement (CE) n° 864/2007 sur la loi applicable aux obligations non contractuelles, dit " Rome II " ; 3 °) qu'en se prononçant comme elle l'a fait, motifs pris que " les actes de concurrence déloyale (...) reprochés " à la société TWG Tea " n'ont pu avoir lieu qu'à Singapour ", pour en déduire que le pays " dans lequel les relations de concurrence et le marché sont susceptibles d'être affectés est bien l'Etat de Singapour ", tout en constatant qu'il était reproché à cette société et à M. Bouqdib d'avoir organisé un débauchage de salariés des sociétés Mariage frères en France, de sorte que la relation de concurrence ou les intérêts collectifs des consommateurs étaient affectés en France, ou susceptibles de l'être, la cour d'appel, qui n'a pas tiré les conséquences légales qui s'évinçaient de ses propres constatations, a violé l'article 6.1 du Règlement (CE) 864/2007 sur la loi applicable aux obligations non contractuelles, dit " Rome II " ; 4°) que selon l'article 6.2 du Règlement (CE) n° 864/207 sur la loi applicable aux obligations non contractuelles, dit " Rome II ", la loi applicable à une obligation non contractuelle résultant d'un acte de concurrence déloyale est celle du pays sur le territoire duquel les relations de concurrence ou les intérêts collectifs des consommateurs sont affectés ou susceptibles de l'être ; qu'en faisant application de la loi de Singapour, motifs pris que la société TWG Tea n'a aucune activité commerciale en France et que les actes de concurrence déloyale qui lui sont reprochés n'ont pu avoir lieu qu'à Singapour, de sorte que le pays dans lequel les relations de concurrence et le marché sont susceptibles d'être affectés est bien l'Etat de Singapour, après avoir expressément constaté que les sociétés Mariage frères exploitent quatre maisons de thé au Japon, par le biais de leur filiale Mariage frères Japon, que leurs produits sont présents dans plus de soixante pays par l'intermédiaire d'un millier de revendeurs, qu'elles indiquent viser une clientèle traditionnelle parisienne et étrangère, la moitié de leur chiffre d'affaires étant réalisé à l'étranger, dont 85 % en Asie, et qu'elles indiquent disposer de vingt-quatre points de vente dans le monde, dont quatorze salons, et distribuer leurs produits par le biais de partenaires répartis dans trente-trois pays, celles-ci faisant au surplus valoir que les produits TWG Tea étaient vendus en France, par l'intermédiaire du site e-commerce de Harrods, et dans les DOM-TOM, de sorte que le territoire sur lequel les relations de concurrence ou les intérêts collectifs des consommateurs sont affectés, ou susceptibles de l'être, par les actes de concurrence déloyale imputés à la société TWG Tea et à M. Bouqdib n'est pas limité à Singapour, la cour d'appel, qui n'a pas tiré les conséquences légales de ses constatations, a violé l'article 6.1 du règlement (CE) n° 864/2007 sur la loi applicable aux obligations non contractuelles, dit " Rome II " ;

Mais attendu, en premier lieu, que si le principe selon lequel la loi applicable à l'action en concurrence déloyale est celle du pays sur le territoire duquel les relations de concurrence ou les intérêts collectifs des consommateurs sont affectés ou susceptibles de l'être connaît une exception lorsque ce comportement affecte exclusivement les intérêts d'un concurrent déterminé, c'est précisément à la condition que ces actes n'aient pas d'effet sur le marché, ce que la cour d'appel a exclu, en retenant que le pays dans lequel les relations de concurrence et le marché sont susceptibles d'être affectés est l'Etat de Singapour ;

Attendu, en deuxième lieu, que le seul fait que certains des actes incriminés au titre de la concurrence déloyale aient pu être commis en France n'implique pas que les relations de concurrence ou les intérêts collectifs des consommateurs sur le marché français s'en trouveraient affectés ;

Et attendu, enfin, que les sociétés Mariage frères ayant demandé aux juges du fond de dire la loi française applicable à l'ensemble des faits litigieux et, à titre subsidiaire, de faire application de la seule loi de Singapour, le moyen pris de la nécessité de recourir à l'application distributive des lois des différents marchés est contraire à leurs écritures d'appel ;

D'où il suit qu'irrecevable en sa quatrième branche, le moyen n'est pas fondé pour le surplus ;

Sur le deuxième moyen du même pourvoi : - Attendu que les sociétés Mariage frères font le même grief à l'arrêt alors, selon le moyen, que selon l'article 10 bis de la Convention d'Union de Paris du 20 mars 1883 pour la protection de la propriété industrielle, dont les dispositions sont applicables en France selon l'article L. 614-31 du Code de la propriété intellectuelle, les pays de l'Union sont tenus d'assurer aux ressortissants de l'Union une protection effective contre la concurrence déloyale et que, notamment, devront être interdits tout fait quelconque de nature à créer une confusion par n'importe quel moyen avec l'établissement, les produits ou l'activité industrielle ou commerciale d'un concurrent ; que le juge qui applique la loi étrangère d'un Etat signataire de cette Convention, à une action en concurrence déloyale dirigée contre un ressortissant membre de l'Union, doit le faire à la lumière de cette règle matérielle ; qu'en se prononçant comme elle l'a fait, motif pris que les sociétés Mariage frères n'établissent pas l'existence d'un goodwill au mois d'avril 2008, à Singapour, sans prendre en considération la règle matérielle de l'article 10 bis de la Convention d'Union de Paris interdisant tout fait quiconque de nature à créer une confusion par n'importe quel moyen avec l'établissement, les produits ou l'activité industrielle ou commerciale d'un concurrent, la cour d'appel a violé l'article 10 bis de la Convention d'Union de Paris du 20 mars 1883 pour la protection de la propriété industrielle ;

Mais attendu que l'article 10 bis de la Convention d'Union de Paris du 20 mars 1883 pour la protection de la propriété industrielle n'instituant pas une règle uniforme exigeant une protection inconditionnée contre la concurrence déloyale, la cour d'appel n'a pas méconnu cette convention en faisant application de la loi de l'Etat de Singapour, dont il n'était pas prétendu qu'elle rendait l'action en concurrence déloyale impossible ou quasi impossible ; que le moyen n'est pas fondé ;

Sur le troisième moyen du même pourvoi : - Attendu que les sociétés Mariage frères font grief à l'arrêt de rejeter leur action en contrefaçon de droit d'auteur à l'encontre de M. Mizrahi alors, selon le moyen, qu'aux termes de l'article 5.2 de la Convention de Berne du 9 septembre 1886, la législation du pays où la protection est réclamée est celle de l'Etat sur le territoire duquel se sont produits les agissements délictueux ; qu'en faisant application de la loi de Singapour pour apprécier les demandes en contrefaçon de droit d'auteur formées contre M. Robert Mizrahi, auquel il était reproché d'avoir reproduit, en France, des dessins appartenant aux sociétés Mariage frères, en violation de leur droit d'auteur, sur des boîtes ensuite vendues à la société TWG Tea et d'en avoir assuré l'exportation, une partie des actes de contrefaçon imputés à ce dernier s'étant ainsi produits sur le territoire français, sur lequel le dommage a également été subi, la cour d'appel a violé l'article 5.2 de la Convention de Berne du 9 septembre 1886 ;

Mais attendu que le pays où la protection est réclamée est, au sens de l'article 5.2 de la Convention de Berne du 9 septembre 1886, le pays sur le territoire duquel se sont produits les agissements délictueux ; qu'ayant constaté que la société TWG Tea n'avait aucune boutique ou salon de thé sur le territoire français, dans lesquels seraient disponibles les documents argués de contrefaçon de droits d'auteur, la cour d'appel a pu en déduire que les atteintes au monopole de l'auteur n'ont pas été réalisées en France ; que le moyen n'est pas fondé ;

Sur le quatrième moyen du même pourvoi : - Attendu que la société Mariage frères fait grief à l'arrêt de prononcer la déchéance de ses droits sur la marque française " French Tea " n 3063213, en ce qui concerne le thé et les boissons à base de thé, à compter du 15 décembre 2005, et de déclarer, en conséquence, irrecevable sa demande en contrefaçon de cette marque alors, selon le moyen : 1°) que le principe selon lequel nul ne peut se constituer de preuve à soi-même n'est pas applicable à la preuve d'un fait juridique ; qu'en statuant comme elle l'a fait, motif pris que l'attestation de M. Christophe Heurdier, directeur financier et ressources humaines de la société Mariage frères, attestant " sur l'honneur de la réalité des ventes au public des produits revêtus de marques French Tea, French Breakfast Tea et Thai Orchid entre 2008 et 2013, telle qu'elle résulte des éléments comptables joints, signés de notre commissaire aux comptes ", " émane d'un responsable de la société Mariage frères, laquelle ne saurait se constituer ainsi une preuve à elle-même et doit être corroborée par des justifications d'usage objectives ", l'usage sérieux de la marque constituant un fait juridique dont la preuve peut être rapportée par tout moyen, la cour d'appel a violé les articles 1315 du Code civil et L. 714-5, alinéa 5, du Code de la propriété intellectuelle, ensemble le principe selon lequel nul ne peut se constituer de preuve à soi-même ; 2°) que dans leurs dernières conclusions d'appel, déposées et signifiées le 14 septembre 2015, les sociétés Mariage frères faisaient expressément valoir, s'agissant de l'usage sérieux de la marque " French Tea ", qu'il s'agit de la marque " ombrelle ", apposée sur tous les thés de la maison Mariage frères, qui signe l'identité sur laquelle elle a fondé sa communication et bâti sa réputation ; qu'en s'abstenant de répondre à ces conclusions opérantes, de nature à établir l'usage sérieux de la marque " French Tea ", apposée notamment sur les boîtes de thé de la marque " French Breakfast Tea " dont elle a constaté l'usage sérieux depuis 2008, la cour d'appel a violé l'article 455 du Code de procédure civile ;

Mais attendu, d'une part, que la cour d'appel n'a pas exclu qu'une telle déclaration sur l'honneur soit susceptible de revêtir une valeur probante, mais souverainement apprécié si, compte tenu de son origine, elle était suffisamment corroborée par des justifications objectives ;

Et attendu, d'autre part, qu'ayant relevé que l'usage sérieux de la marque " French Breakfast Tea " n° 01 3 081 912 avait repris depuis 2008, tandis que les photographies d'emballages et la reproduction d'un catalogue indiquant la liste des thés vendus dans un emballage portant la marque " French Tea " no 3 063 213 n'avaient pas date certaine, de sorte que ni son usage sérieux, ni la reprise d'un tel usage n'étaient établis avant le 14 mars 2013, la cour d'appel a répondu, en les écartant, aux conclusions soutenant que cette seconde marque avait été utilisée aux côtés de la première ; D'où il suit que le moyen n'est pas fondé ;

Et sur le moyen unique du pourvoi incident : - Attendu que M. Mizrahi fait grief à l'arrêt de rejeter son action en contrefaçon de droit d'auteur alors, selon le moyen, que l'originalité d'une œuvre peut résulter de la combinaison d'éléments qui, pris séparément, sont banals ou connus, mais qui sont traités de telle manière que la personnalité de l'auteur se reflète dans la composition ; qu'en l'espèce, après avoir relevé que l'assemblage d'éléments issus de deux vignettes préexistantes n'était pas en lui-même susceptible de protection au titre du droit d'auteur, que les mentions relatives à l'origine des thés les plus connus étaient banales et que la reproduction, sur un mode de décalque, d'une photographie du fondateur de la maison Mariage frères n'était pas une création mais une simple opération d'exécution et que son apposition sur un logo destiné à constituer la marque de la société Mariage frères était également banale, la cour d'appel s'est bornée à affirmer que " la simple combinaison de ces éléments ne présente en elle-même aucune originalité de nature à exprimer la créativité et la personnalité de l'auteur " ; qu'en statuant ainsi, sans indiquer en quoi le choix de combiner ensemble ces différents éléments selon une certaine présentation ne résulterait pas d'un effort créatif et ne porterait pas l'empreinte de la personnalité de son auteur, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 112-1 du Code de la propriété intellectuelle ;

Mais attendu que l'arrêt retient, par motifs expressément adoptés, que l'attestation produite par M. Mizrahi n'est pas de nature, compte tenu de son caractère vague, à établir la qualité d'auteur du dessinateur et que la seule photographie du logo, tel qu'exploité, n'a pas date certaine ; que le moyen, qui postule que cette qualité d'auteur serait établie, est inopérant ;

Par ces motifs : rejette les pourvois principal et incident.