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Décisions

Cass. soc., 8 novembre 2017, n° 16-18.008

COUR DE CASSATION

Arrêt

Cassation

PARTIES

Demandeur :

Esso société (SA)

Défendeur :

Serant (Epoux)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Goasguen

Rapporteur :

Mme Aubert-Monpeyssen

Avocats :

SCP Célice, Soltner, Texidor, Périer, SCP Boré, Salve de Bruneton, Mégret

Versailles, 19e ch., du 31 mars 2016

31 mars 2016

LA COUR : - Attendu, selon l'arrêt attaqué, que la société Esso (la société) a conclu avec la société Saint-Dominique, constituée à cet effet, cinq contrats de location-gérance de fonds de commerce de stations-service à compter du 30 décembre 1996 ; que le dernier ayant été résilié le 22 juillet 2002 par la société, les gérants ont saisi la juridiction prud'homale ;

Sur le premier, le deuxième et le troisième moyens du pourvoi principal de l'employeur, pris en leur première branche, ci-après annexés : - Attendu qu'ayant reconnu, dans ses conclusions d'appel être redevable envers les gérants de rappels de salaires pour heures normales et heures supplémentaires, la société ne peut présenter devant la Cour de cassation un moyen incompatible avec la position qu'elle a soutenue devant les juges du fond ; que le moyen est irrecevable ;

Sur le deuxième moyen du pourvoi principal de l'employeur, pris en sa seconde branche, ci-après annexé : - Attendu que, sous le couvert du grief non fondé de violation de la loi, le moyen ne tend qu'à remettre en cause l'évaluation souveraine par les juges du fond du préjudice causé aux gérants par l'accomplissement systématique et en grand nombre d'heures supplémentaires qui les avaient privés de leurs congés hebdomadaires et annuels et des jours fériés chômés, et dont ils demandaient réparation ;

Sur le troisième moyen du pourvoi principal de l'employeur, pris en sa seconde branche : - Attendu que la société fait grief à l'arrêt de la condamner à verser aux gérants des dommages et intérêts pour violation des dispositions légales et conventionnelles applicables en matière d'hygiène et de sécurité alors, selon le moyen, que subsidiairement, le juge ne peut déduire de la seule faute commise par l'employeur l'existence nécessaire d'un préjudice en l'absence d'un texte ou d'une règle en consacrant clairement le principe, le salarié prétendant avoir subi ce préjudice devant en établir l'existence ; qu'il n'est donc pas en principe possible au juge, malgré son pouvoir souverain d'appréciation de l'existence d'un préjudice et de l'évaluation de celui-ci, de se fonder uniquement sur un prétendu lien de nécessité avec la commission d'une faute de l'employeur pour établir cette existence ; que pour prononcer la condamnation de la société, la cour d'appel s'est bornée à allouer des dommages et intérêts en réparation du préjudice qui découlait nécessairement, selon elle, de prétendus manquements en matière d'obligation de sécurité ; qu'en se prononçant de la sorte, la cour d'appel a violé les articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du Code du travail, et les articles 330, 601 et 604 de la convention collective nationale de l'industrie du pétrole ;

Mais attendu qu'ayant relevé que la société ne contestait pas que les gérants aient été exposés aux vapeurs de benzène à l'occasion de l'exploitation des stations-service dont ils avaient la charge, et ne justifiait pas avoir pris toutes les mesures de protection et de surveillance médicale prévues par les dispositions légales et conventionnelles à raison de cette exposition à des vapeurs nocives, la cour d'appel, qui en a déduit que la société avait manqué à son obligation de sécurité, a caractérisé le préjudice dont elle a souverainement apprécié le montant ; que le moyen, qui manque en fait, n'est pas fondé ;

Sur le premier moyen du pourvoi incident des gérants : - Attendu que les gérants font grief à l'arrêt de déclarer soumises à la prescription quinquennale leurs demandes en paiement de créances de nature salariale pour la période antérieure au 14 septembre 2000, alors, selon le moyen : 1°) que toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens et que nul ne peut être privé de sa propriété ou de la rémunération de son travail que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international ; qu'en appliquant au bénéfice de la société une prescription ayant pour effet de priver les gérants des rémunérations constituant la contrepartie de l'activité déployée pour son compte, acquises à mesure de l'exécution de leur prestation de travail, la cour d'appel leur a infligé une privation d'un droit de créance disproportionnée avec l'objectif légal de sécurité juridique et a, partant, porté une atteinte excessive et injustifiée au droit de ces travailleurs au respect de leurs biens et à la rémunération de leur travail, en violation de l'article 1er du Protocole n° 1 à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales ; 2°) subsidiairement, que toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil ; que n'est pas de nature à assurer l'effectivité de ce droit la législation nationale qui édicte une prescription quinquennale de l'action en paiement des créances afférentes à la reconnaissance d'un statut protecteur, privant ainsi de facto le bénéficiaire de ce statut de la possibilité de faire utilement valoir ces droits devant un tribunal ; que n'assure pas davantage le respect de ces droits fondamentaux l'unique réserve d'une impossibilité absolue d'agir ; qu'en décidant le contraire, la cour d'appel a violé les articles 6 §. 1er et 13 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales ;

Mais attendu qu'ayant retenu d'une part, que les contrats de location-gérance ne présentaient pas de caractère frauduleux et d'autre part, que les gérants n'avaient pas été dans l'impossibilité d'agir en requalification de ces contrats, et qu'ils ne justifiaient pas d'une cause juridiquement admise de suspension du délai de prescription, c'est sans méconnaître les dispositions des instruments internationaux visés par le moyen que la cour d'appel a appliqué la règle légale prévoyant la prescription quinquennale des actions en justice relatives à des créances de nature salariale ; que le moyen n'est pas fondé ;

Sur le second moyen du pourvoi incident des gérants : - Attendu que les gérants font grief à l'arrêt de les débouter de leur demande de dommages-intérêts pour refus d'application du code du travail à compter du premier jour d'activité, alors, selon le moyen : 1°) que le responsable poursuivi est tenu de réparer le dommage causé par sa faute ; qu'en l'espèce, il ressort des propres constatations de l'arrêt attaqué que l'action intentée par les gérants visait à obtenir de la société, responsable poursuivie en raison des fautes qu'elle avait commises en méconnaissant ses obligations relatives à l'emploi de gérants de succursales, la réparation du préjudice matériel considérable souffert en conséquence de ce comportement, et qui n'avait pas été réparé ; qu'en rejetant ces demandes, sans examen de fond, au motif erroné que les gérants qui ont laissé prescrire leurs droits salariaux ne peuvent invoquer aucun préjudice réparable à ce titre, la cour d'appel, qui n'a pas déduit les conséquences légales de ses propres constatations, a violé l'article 1382, devenu 1240 du Code civil ; 2°) que toute personne a droit au respect de ses biens ; que méconnaît ce principe fondamental de droit communautaire l'arrêt qui, par assimilation d'une demande de dommages et intérêts à celle de créances de rémunération prescrites, prive des travailleurs de l'indemnisation du préjudice considérable que leur a causé le comportement délictueux du responsable poursuivi ; qu'en statuant comme elle l'a fait, la cour d'appel a violé l'article 1er du 1er Protocole additionnel de la Convention européenne des droits de l'Homme et des libertés fondamentales ; 3°) qu'en outre et en toute hypothèse, toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil ; qu'en refusant d'examiner l'action en responsabilité intentée par les gérants, motif pris de ce que les gérants qui ont laissé prescrire leurs droits salariaux ne peuvent invoquer aucun préjudice réparable à ce titre, la cour d'appel a violé l'article 6-1 de la Convention européenne des droits de l'Homme et des libertés fondamentales ;

Mais attendu qu'ayant retenu que la demande de dommages-intérêts ne tendait qu'à contourner la prescription acquisitive en matière salariale, la cour d'appel a, par ces seuls motifs, légalement justifié sa décision ; que le moyen n'est pas fondé ;

Mais sur le quatrième moyen du pourvoi principal de l'employeur : - Vu les articles L. 1231-1, L. 1235-1 du Code du travail et l'article L. 1235-3 de ce même code, dans sa rédaction alors applicable ; - Attendu que pour condamner l'employeur à payer au gérant diverses sommes au titre de la rupture, l'arrêt retient que dans le télégramme envoyé à la société le 17 juillet 2002, Mme Serant indique que " la trésorerie de la Société et l'énergie de ses gérants sont totalement épuisés, que dans ces conditions, nous sommes contraints d'interrompre à compter de ce jour mercredi 17 juillet 2002 notre activité. Nous vous invitons à faire reprendre la gestion par tous préposés de votre choix. Nous contestons absolument être responsables de la situation créée ", que les gérants ayant, de la sorte, indiqué à la société que les conditions d'exploitation difficiles de la station-service les contraignaient à mettre fin à toute relation avec cette dernière et qu'ils contestaient être responsables de cette situation, la rupture de la relation de travail par ces derniers ne procédait ainsi pas d'une volonté claire et non équivoque de leur part, qu'en conséquence, cette rupture doit s'analyser en un licenciement sans cause réelle et sérieuse ;

Qu'en se déterminant ainsi, par des motifs inopérants, sans caractériser l'existence de manquements suffisamment graves de l'employeur à ses obligations pour empêcher la poursuite de la relation contractuelle, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision ;

Par ces motifs : casse et annule, mais seulement en ce qu'il infirme le jugement en ce qu'il avait dit la rupture imputable aux demandeurs et en ce qu'il condamne en conséquence la société Esso à verser à M. Serant 12 122,28 euros à titre d'indemnité compensatrice de préavis et 1 212,22 euros au titre des congés payés afférents, 25 029,68 euros à titre d'indemnité conventionnelle de licenciement, 36 366,84 euros à titre d'indemnité de licenciement sans cause réelle et sérieuse, et qu'il la condamne à verser à Mme Grignani, épouse Serant, 14 123,24 euros à titre d'indemnité compensatrice de préavis et 1 412,32 euros au titre des congés payés afférents, 27 958,60 euros à titre d'indemnité conventionnelle de licenciement, 55 000 euros à titre d'indemnité de licenciement sans cause réelle et sérieuse, l'arrêt rendu le 31 mars 2016, entre les parties, par la Cour d'appel de Versailles ; remet, en conséquence, sur ces points, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la Cour d'appel de Versailles, autrement composée.